GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE RAMIREZ SANCHEZ c. FRANCE (Requête no 59450/00)
ARRÊT
STRASBOURG 4 juillet 2006
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Ramirez Sanchez c. France,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
MM. L. Wildhaber, président, C.L. Rozakis, J.-P. Costa, Sir Nicolas Bratza, MM. B.M. Zupančič, V. Butkevych, J. Casadevall, J. Hedigan, Mme M. Tsatsa-Nikolovska, MM. K. Traja, L. Garlicki, J. Borrego Borrego, Mmes E. Fura-Sandström, A. Gyulumyan, R. Jaeger, D. Jočienė, MM. D. Popović, juges, et de T. L. Early, greffier de section, Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 25 janvier et 31 mai 2006,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 59450/00) dirigée contre la République française et dont un ressortissant vénézuélien, M. Ilich Ramirez Sanchez (« le requérant »), a saisi la Cour le 20 juillet 2000 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant alléguait en particulier que son maintien à l'isolement en prison était contraire à l'article 3 de la Convention et qu'il ne disposait pas de recours pour contester cette mesure.
3. La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 19 février 2004, elle a été déclarée recevable par une chambre de ladite section, composée des juges dont le nom suit : MM. C.L. Rozakis, P. Lorenzen, J.-P. Costa, Mmes F. Tulkens, N. Vajić, M. E. Levits, Mme S. Botoucharova, juges, ainsi que de M. S. Nielsen, greffier de section.
4. Le 27 janvier 2005, une chambre de la même section, composée de MM. C.L. Rozakis, L. Loucaides, J.-P. Costa, Mme F. Tulkens, M. P. Lorenzen, Mmes N. Vajić, S. Botoucharova, juges, ainsi que de M. S. Nielsen, greffier de section a rendu son arrêt. Elle a dit par quatre voix contre trois qu'il n'y avait pas eu en l'espèce violation de l'article 3 de la Convention du fait du maintien à l'isolement du requérant et à l'unanimité qu'il y avait eu violation de l'article 13 du fait que le requérant ne disposait pas de voies de recours pour contester ce maintien à l'isolement. L'opinion dissidente des juges Rozakis, Loucaides et Tulkens se trouvait jointe à l'arrêt.
5. Le requérant a demandé le 21 avril 2005 le renvoi de l'affaire devant la Grande Chambre, en vertu de l'article 43 de la Convention et de l'article 73 du règlement.
Le 6 juin 2005, un collège de la Grande Chambre a décidé de renvoyer l'affaire devant celle-ci.
6. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement.
7. Le requérant a déposé un mémoire sur le fond de l'affaire, mais non le Gouvernement.
8. Une audience s'est déroulée en public au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 25 janvier 2006 (article 59 § 3 du règlement). Ont comparu :
– pour le Gouvernement
Mmes Edwige BELLIARD, Directrice des Affaires Juridiques du Ministère des Affaires Etrangères, agent,
Anne-Françoise TISSIER, Sous-Directrice des droits de l'homme à la Direction des Affaires Juridiques du Ministère des Affaires Etrangères,
Kim KEUFLET, membre du bureau de l'action juridique et du droit pénitentiaire,
M. Philippe OBLIGIS, adjoint au sous-directeur, chef de l'état major de sécurité, du Ministère de la Justice, conseils, – pour le requérant Me Isabelle COUTANT PEYRE, avocate
Me Francis VUILLEMIN, avocat au barreau de Paris, conseils, La Cour a entendu en leurs déclarations Me Coutant Peyre, Me Vuillemin et Mme Belliard.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
9. Le requérant est né en 1949 et est actuellement détenu à la maison centrale de Clairvaux.
A. Le maintien du requérant à l'isolement
10. Le requérant, qui se dit révolutionnaire de profession, a été placé en détention le 15 août 1994. Il est mis en examen dans plusieurs affaires portant sur des attentats terroristes perpétrés en France et a été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité le 25 décembre 1997 pour le meurtre de deux policiers et d'une de ses relations, commis le 27 juin 1975.
11. Du début de son incarcération mi-août 1994 au 17 octobre 2002, le requérant a été détenu en régime d'isolement, notamment à la prison de la Santé à Paris.
12. Ce régime impliquait, selon son avocate, la détention dans une cellule de 6,84 m², vétuste, mal isolée et comprenant des toilettes non cloisonnées, et l'interdiction de tout contact avec les autres détenus et même les gardiens. Il ne pouvait sortir de sa cellule que lorsque les autres détenus étaient rentrés dans les leurs, aucune activité hors de sa cellule ne lui était autorisée à l'exception de deux heures de promenade quotidienne dans un espace triangulaire de quinze mètres de longueur et large de sept mètres cinquante à la base et d'un mètre à la pointe, espace compris entre des murs et recouvert de grillage. Ses seules distractions venaient de la lecture de journaux et d'une télévision qu'il louait. Pour ce qui est des visites, il ne recevait que celles de ses avocats et, une fois par mois, d'un prêtre. Les autres demandes de visites seraient restées sans réponse de la part de l'administration pénitentiaire. Le requérant aurait également été victime de disparition de courrier en l'absence de saisie officielle et de la rétention pendant quatre mois d'un blouson d'hiver déposé en octobre 1999 à la maison d'arrêt et qui ne lui aurait été remis que le 16 février 2000.
13. Le Gouvernement ne conteste pas ces faits. Il précise que la cellule bénéficiait d'un éclairage naturel, d'un plafonnier et d'une lampe de type « liseuse ». Il ajoute qu'aucun membre de la famille du requérant n'a jamais fait de demande de visite et que les deux seules demandes qui ont été rejetées émanaient de journalistes.
14. Il ressort des documents figurant au dossier que 58 avocats différents ont rendu visite au requérant pendant son incarcération.
Par ailleurs, la représentante actuelle du requérant, qui est également son épouse selon la loi islamique, lui a rendu visite plus de 640 fois entre le 27 juin 1997 et le 29 avril 2002.
15. Les parties ont produit de nombreuses décisions de prolongation de mise à l'isolement de trois mois en trois mois concernant le requérant.
16. La première décision date du jour de l'incarcération du requérant, soit le 15 août 1994, et consiste en un formulaire où sont cochées les cases suivantes : « nécessité d'interdire la communication avec un ou plusieurs autres détenus » et « troubles à l'ordre ou à la discipline dans l'établissement ». Le requérant n'a fait aucune observation. Le même jour un médecin rédigea un certificat médical attestant que :
«L'état de santé (du requérant) est compatible avec la mise en isolement. Il doit cependant conserver si possible le repos strict pendant huit jours ».
17. La décision de prolongation du 15 novembre 1994 au 15 février 1995, datée du 3 novembre 1994 et approuvée par la Direction régionale de l'administration pénitentiaire, comporte les mêmes mentions, le requérant ayant toutefois fait les observations suivantes :
«Je considère que ces mesures d'isolement constituent une volonté de harcèlement contre un prisonnier politique, spécialement le dérangement nocturne. ».
Un certificat médical établi le même jour
« certifie que l'état de santé (du requérant) est compatible avec la poursuite du maintien à l'isolement ».
18. La décision du 20 janvier 1995, applicable du 15 février au 15 mai 1995, était motivée de la même manière et approuvée par la Direction régionale. Le requérant refusa de signer la notification qui lui en fut faite. Un certificat médical daté du même jour :
« certifie que l'état de santé (du requérant) est compatible avec le maintien en isolement administratif ».
19. La décision datée du 25 avril 1995, approuvée par la Direction régionale et applicable du 15 mai au 15 août 1995 mentionne la « nécessité d'interdire la communication avec un ou plusieurs autres détenus » et une « mesure de sécurité ». Le même jour, le requérant fut transféré à la maison d'arrêt de Fresnes.
20. Le 26 juillet 1995, la proposition de prolongation de la mesure mentionnait la « nécessité d'interdire la communication avec un ou plusieurs autres détenus. »
Le 27 juillet 1995, un médecin du centre pénitentiaire de Fresnes établit un certificat mentionnant un :
« état de santé compatible ce jour avec le maintien à l'isolement ».
21. La mesure fut prolongée, le 11 août 1995, pour une durée de trois mois à compter du 15 août 1995.
22. Le 10 novembre 1995, un médecin de centre pénitentiaire de Fresnes fit un certificat médical certifiant que le requérant présentait un état de santé satisfaisant, compatible avec la détention à l'isolement.
La proposition de prolongation faite le même jour mentionnait un « trouble à l'ordre ou à la discipline dans l'établissement. »
23. Le 20 novembre 1995, la mesure fut prolongée pour trois mois à compter du 15 novembre 1995.
24. La proposition de prolongation du 24 janvier 1996 mentionnait « la nécessité d'interdire la communication avec un ou plusieurs autres détenus. »
Le 25 janvier 1996, un médecin du centre pénitentiaire de Fresnes fit un certificat attestant que le requérant présentait un état de santé satisfaisant.
25. Le 4 mars 1996, la mesure fut prolongée pour trois mois à compter du 15 février 1996.
26. Le 19 avril 1996, un médecin du centre pénitentiaire de Fresnes fit un certificat attestant que le requérant présentait un état de santé compatible avec la détention en quartier d'isolement.
Le 7 mai 1996, la mesure fut prolongée pour trois mois à compter du 15 mai 1996. La proposition faite le 17 avril 1996 mentionnait une « mesure de précaution ou de sécurité pour une ou plusieurs des raisons suivantes : nécessité d'interdire la communication avec un plusieurs autres détenus. »
27. La mesure applicable du 15 mai au 15 août 1996 ne fut notifiée au requérant que le 31 octobre 1996 et celui ci observa :
« Je trouve irrégulier qu'on me demande de signer avec plus de 5 mois de retard. ».
28. La mesure notifiée au requérant le 15 juillet 1996 se référait à la « nécessité d'interdire la communication avec un ou plusieurs autres détenus » et le « terrorisme international ».
29. Le 22 octobre 1996, un médecin de la maison d'arrêt de la Santé à Paris fit un certificat attestant que l'état de santé du requérant était compatible avec son isolement.
30. La mesure datant du 31 octobre 1996 et applicable du 15 novembre 1996 au 15 février 1997 ne mentionnait plus que la « nécessité d'interdire la communication avec un ou plusieurs autres détenus ». Le requérant fit les observations suivantes sur la notification :
« Je remarque que M. (...), le Directeur, a déjà rempli la réponse à ces observations, avant que je les aie faites, ci-dessous est écrit : 07.11.1996 devant la Commission d'application des peines de l'établissement. Partant, mes nécessaires remarques deviennent superflues. Tout de même, mon isolement est une mesure de torture. »
Cette mesure, comme les suivantes, fut autorisée par la Direction de l'administration pénitentiaire du ministère de la Justice le 14 novembre 1996.
31. Le 17 janvier 1997, un médecin de l'assistance publique, hôpitaux de Paris, attesta avoir examiné le requérant et certifia que son état de santé était compatible avec l'isolement.
32. La proposition de prolongation du 20 janvier 1997 renvoie à la « nécessité de vous protéger du reste de la population pénale » et à la « nécessité d'interdire la communication avec un ou plusieurs autres détenus ». Le requérant fit les remarques suivantes :
« Je remarque que l'ignoble harcèlement contre moi continue de plus en plus, avec un acharnement spécial contre un prisonnier politique. Je refuse les raisons invoquées pour ma mise à l'isolement. »
33. Le 23 avril 1997, un médecin de l'assistance publique, hôpitaux de Paris, indiqua dans un certificat que le requérant ne présentait pas de contre-indication à son maintien en isolement.
34. La proposition de prolongation du 25 avril 1997 était motivée par :
« mesure de précaution ou de sécurité pour une ou plusieurs des raisons suivantes :
-nécessité de vous protéger du reste de la population pénale,
-nécessité d'interdire la communication avec un ou plusieurs autres détenus. »
Le requérant fit les commentaires suivants :
« Je n'ai pas eu un check-up, ni prise de poids, ni prise de tension etc... Je remarque que la partie dessous du questionnaire est déjà remplie, faisant une moquerie des observations qu'on me demande d'inscrire. Veuillez me faire de nouveau un check-up médical complet. »
35. La mesure du 21 juillet 1997 ajoute les « troubles à l'ordre ou à la discipline dans l'établissement » et la « dangerosité potentielle liée aux actes de terrorisme ». Le requérant la commenta en ces termes :
« Je n'ai pas eu un certificat médical après un examen de santé et vous faites usage de faux que vous n'osez même pas me présenter. Je demande un entretien immédiat avec la Direction. »
36. La décision du 13 août 1997 revient à la « nécessité d'interdire la communication avec un ou plusieurs autres détenus ».
37. Le 14 octobre 1997, un certificat établi par un médecin de Fresnes mentionnait un état de santé satisfaisant.
Les propositions de prolongation des 21 octobre 1997 et 23 janvier 1998 reprenaient les termes de celle du 13 août précédent. En signant la proposition du 21 octobre, le requérant spécifia :
« Je signe sous protestation, contre une mesure (décision) injuste de répression contre un prisonnier politique, otage de l'Etat français. »
38. Un certificat médical établi le 23 janvier 1998 par un médecin de Fresnes attestait que l'état de santé du requérant était satisfaisant.
39. Un nouveau certificat délivré le 22 avril 1998 attestait que l'état de santé du requérant permettait son maintien à l'isolement, tandis qu'un autre délivré le 23 juillet suivant certifiait que l'état de santé du requérant ne présentait pas de contre-indication à son placement en isolement. Un nouveau certificat, rédigé le 21 octobre 1998, mentionnait que l'état de santé du requérant était satisfaisant et permettait qu'il reste en isolement.
40. Les propositions de prolongation des 22 avril, 23 juillet et 19 octobre 1998 invoquent quant à elles des « mesures de précaution et de sécurité compte tenu du profil de l'intéressé ».
Sur la proposition du 22 avril 1998, le requérant fit le commentaire suivant :
« Je prends notification, tout en protestant pour la pérennisation de cette mesure injustifiée de vile répression politique à mon encontre. Je vous prie de me donner copie. ».
Sur celle du 19 octobre 1998, il nota :
« La signature de cette notification par le Sous-Directeur parjure M. V est preuve supplémentaire de l'iniquité des mesures répressives d'une administration pénitentiaire qui agisse hors du Droit contre les internés politiques comme moi. »
41. La mesure de prolongation datée du 19 octobre 1998 mentionnait des « mesures de précaution et de sécurité compte tenu du profil de l'intéressé. »
42. Le 15 janvier 1999, un médecin de la prison de la Santé fit un certificat médical en ces termes :
« Le requérant présente un état de santé ce jour compatible avec sa prolongation de mise à l'isolement sous réserve d'un soin psychiatrique. ».
Les propositions faites les 14 janvier et 8 avril 1999 précisaient :
« L'intéressé doit être maintenu à l'isolement administratif par mesure d'ordre et de sécurité, compte tenu de son profil et de la nature de ses affaires judiciaires ».
43. Les décisions du ministère de la Justice en date du 20 janvier et du 20 avril 1999 stipulaient :
« Attendu que la personnalité de ce détenu, classé DPS [détenu particulièrement surveillé] et objectivement dangereux notamment en raison de la nature et la durée de la peine qu'il encourt justifie que la mesure d'isolement dont il fait l'objet soit prolongée pour des raisons d'ordre et de sécurité. »
44. Par ailleurs, le 9 avril 1999, le médecin-chef de la prison de la Santé avait rédigé un certificat se lisant :
« Suivant la circulaire de mise à l'isolement de décembre 98, l'avis du médecin n'est sollicité qu'au bout d'un an d'isolement. Dernier certificat fait en (illisible). Il n'y a donc pas lieu de faire un certificat de prolongation à cette note. ».
45. Un autre médecin de la prison rédigea, le 23 avril 1999, un certificat attestant du fait que l'état de santé du requérant était compatible avec la mise/maintien à l'isolement.
46. Un nouveau certificat en date du 20 juillet 1999 confirmait que l'état de santé du requérant était compatible avec le maintien à l'isolement.
47. La décision du 22 juillet 1999 était motivée comme suit :
« Il convient de prolonger, pour une durée de trois mois, l'isolement dont vous faites l'objet pour des raisons d'ordre et de sécurité, compte tenu de votre personnalité, de votre classement au répertoire D.P.S., de la nature des condamnations prononcées à votre encontre et de la nature des affaires actuellement en cours. »
48. La décision du 25 octobre 1999, applicable à compter du 15 novembre suivant, se lisait :
« Il convient de prolonger pour une durée de trois mois l'isolement dont vous faites l'objet pour maintenir l'ordre et la sécurité dans l'établissement compte tenu de votre potentiel de dangerosité, de l'emprise que vous êtes susceptible d'avoir sur vos codétenus et des risques d'évasion qui existent car vous bénéficiez d'une aide potentielle importante ».
Le requérant fit les observations suivantes :
« Je constate la continuation de l'infâme mascarade par la militante sioniste Elisabeth Guigou, chargée du ministère français de la justice pour le compte des forces impérialistes qui essaient de réduire la France à le statut de suzerain des Etats-Unis. Fi des Droits de l'Homme et du Droit tout court. ALLOUHA AKBAR. »
49. Le 1er février 2000, les motifs retenus étaient
« des raisons d'ordre et de sécurité, compte tenu de votre personnalité, de votre classement au répertoire des D.P.S. et des faits pour lesquels vous êtes incarcéré. ».
50. Quant aux mesures prises les 27 avril, 20 juillet et 20 octobre 2000, elles reprenaient les termes de celle du 25 octobre 1999, la fin de la phrase se lisant toutefois « car vous êtes en mesure de bénéficier d'une aide extérieure ».
51. Le 13 juillet 2000, le médecin-chef de la prison de la Santé avait fait un certificat médical se lisant :
« Je soussignée ... déclare que (le requérant) est dans un état physique et psychique tout à fait étonnant après six ans d'isolement.
Cependant, il n'est pas normal qu'un médecin traitant soit dans l'obligation de faire un certificat qui relève de l'expertise. Il est très difficile pour un médecin de cautionner une mise à l'isolement pour raison administrative et non médicale. »
52. Le 3 octobre 2000, un autre médecin fit un certificat dans les termes suivants :
« Je soussignée ... certifie avoir vu ce jour (le requérant).
L'examen clinique n'a pas été réalisé. Cependant, compte tenu de son état de santé psychologique actuel, nous ne pouvons nous prononcer, au plan médical, sur la décision de prolongation d'isolement. »
53. Les 5 janvier et 23 janvier 2001, le ministère de la justice valida, en régularisation, des décisions de placement initial à l'isolement prises respectivement les 30 décembre 2000 et 22 janvier 2001 par les directeurs des maisons d'arrêt de Fleury-Mérogis et de la Santé, en raison de l'interruption automatique de l'isolement résultant de ses transfèrements.
54. La décision du 22 janvier 2001 était motivée comme suit :
« Compte tenu de votre personnalité, de votre classification D.P.S., de votre quantum de peine (R.C.P.) et en raison de la nature des infractions et de votre implication dans un réseau de terrorisme international. Tous ces éléments objectifs de dangerosité rendent nécessaire la prolongation de l'isolement par mesure de sécurité. »
55. Le 20 mars 2001, un médecin de la prison de la Santé certifia avoir vu le requérant et ne pas avoir pu l'examiner physiquement. Elle ajoutait :
« Cependant, compte tenu de son état mental, je ne peux me prononcer sur la prolongation de son isolement. »
Le 28 mars 2001, le requérant fit les remarques suivantes :
« Après l'avoir déjà fait le 19 mars dernier, je remplis de nouveau ce formulaire [...] en dénonçant « la torture blanche » de l'isolement perpétuel, qui suite à la « grave provocation du 28 décembre 2000 », est renforcée par l'obstruction des vasistas qui n'ouvrent désormais que de 30o (7,5 cm), empêchant l'entrée d'air frais ; en plus de l'interdiction de visites et de recevoir des leçons de français, au mépris des engagements. Vous commettez un crime de lèse humanité. »
56. Le 28 mars 2001, un médecin de l'hôpital Cochin pratiquant à la maison d'arrêt de la Santé fit le certificat suivant :
« Je soussigné (...) déclare que les médecins du service médical de la maison d'arrêt de Paris la Santé ne sont pas compétents pour juger si l'état de santé physique et psychologique du détenu Ilich Ramirez Sanchez actuellement incarcéré à la Santé, est compatible avec la prolongation de l'isolement. »
57. La décision de prolongation du 22 avril 2001 fut prise
« afin de maintenir l'ordre et la sécurité dans l'établissement compte tenu de votre potentiel de dangerosité, de l'emprise que vous êtes susceptible d'avoir sur vos codétenus et des risques d'évasion qui existent car vous êtes en mesure de bénéficier d'une aide extérieure. »
La prolongation du 18 juin 2001 fut motivée de la même manière et celle de septembre 2001 dans des termes presque identiques.
58. Le 23 mai 2001, le médecin responsable de l'Unité de consultations et soins ambulatoires (UCSA) écrivit en ces termes au Directeur de la prison de la Santé :
« J'ai été amenée à rencontrer Monsieur Ilich Ramirez Sanchez , ..., afin de donner un avis sur la non contre-indication du maintien de l'isolement de ce patient.
Même si Monsieur Ramirez Sanchez présente un état de santé physique et psychique correct, il est certain qu'un isolement strict de plus de 6 ans et 9 mois ne peut entraîner à terme que des conséquences néfastes au plan psychologique.
Il est de mon devoir de médecin de vous signaler la possibilité de ces conséquences afin que vous preniez votre décision en toute connaissance de cause.
(...) »
59. Le 20 juin 2001, le médecin qui avait fait un premier certificat le 20 mars 2001 en fit un second dans les mêmes termes.
60. La décision applicable à partir du 22 juillet 2001 était motivée comme suit :
« afin de maintenir l'ordre et la sécurité dans l'établissement compte tenu de votre potentiel de dangerosité, de l'emprise que vous êtes susceptible d'avoir sur vos codétenus et des risques d'évasion qui existent car vous êtes en mesure de bénéficier d'une aide extérieure. »
61. Le 20 septembre 2001, le responsable de l'UCSA rédigea un certificat médical après examen du requérant « dans le cadre de l'avis médical à donner dans la prolongation d'une mesure d'isolement. » Il indiqua que le requérant présentait :
« un état physique et psychologique tout à fait correct après 7 années d'isolement. », ajoutant toutefois « cet avis n'a en aucun cas valeur d'expertise, tâche qui n'entre pas dans mes compétences. ».
62. La décision de prolongation du 4 octobre 2001 était motivée comme suit :
« Il convient de prolonger la mesure d'isolement dont vous faites l'objet afin de maintenir l'ordre et la sécurité dans l'établissement et d'éviter l'emprise que vous êtes susceptible d'avoir sur vos co-détenus et des risques d'évasion. »
Dans ses observations, le requérant releva notamment :
« Plus de sept ans d'isolement strict, interdit de visites, de recevoir des leçons de langue française, avec diminution progressive de l'entrée d'air frais au cachot d'isolement, où même le vieux pupitre d'écolier en bois a été enlevé, démontre l'iniquité des mesures de répression contre un responsable politique révolutionnaire indomptable. »
63. Le 20 décembre 2001, la mesure fut à nouveau prolongée pour trois mois aux motifs suivants :
« Compte tenu de votre personnalité, de votre classification D.P.S.[détenu particulièrement surveillé], de votre quantum de peine (R.C.P.) [réclusion criminelle à perpétuité] et en raison de la nature des infractions liées à votre implication dans un réseau de terrorisme international. Tous ces éléments objectifs de dangerosité rendent nécessaire la prolongation de l'isolement par mesure d'ordre et de sécurité. »
64. Les décisions des 10 janvier, 25 mars et 8 juillet 2002 se lisaient :
« Il convient de prolonger la mesure d'isolement dont vous faites l'objet afin de maintenir l'ordre et la sécurité dans l'établissement et d'éviter l'emprise que vous êtes susceptible d'avoir sur vos co-détenus et des risques d'évasion. En effet, votre condamnation à la réclusion criminelle à perpétuité, votre statut de détenu particulièrement signalé et la nature des affaires pour lesquelles vous êtes mis en cause, militent en faveur de votre maintien à l'isolement. »
65. Le 13 juin 2002, un médecin adjoint à l'UCSA de la maison d'arrêt de la Santé avait rédigé un certificat médical se lisant :
« Je soussignée Docteur (...), médecin adjoint à l'UCSA de la maison d'arrêt de Paris la Santé, certifie avoir examiné Monsieur Ramirez Sanchez Ilich, né le 12/10/49, dans le cadre de la demande de prolongation de mise en isolement.
Sur un plan médical, l'isolement prolongé pendant plusieurs années pose le problème d'éventuelles conséquences physiques ou psychologiques sur son état de santé. »
66. Le 29 juillet 2002, le médecin responsable de l'UCSA à la prison de la Santé fit un récapitulatif du suivi médical du requérant, à l'intention du ministère de la Santé, en ces termes :
« Ce patient, qui est, comme vous le savez, au quartier d'isolement, bénéficie deux fois par semaine de la visite médicale obligatoire effectuée par un membre de l'équipe médicale de l'UCSA selon les obligations du code pénal français.
Actuellement, il est en excellente santé somatique et je ne suis pas compétente pour définir son état de santé psychologique.
Par ailleurs, à sa demande, M. Ramirez-Sanchez peut bénéficier de consultations médicales dans le cadre de l'UCSA en plus des visites médicales obligatoires au quartier d'isolement.
Il a donc bénéficié de consultations ophtalmologiques (...) et a eu une prescription de lunettes correctives.
Les consultations de médecine générale en plus des visites obligatoires au quartier d'isolement ont eu lieu les (...).
Des bilans biologiques sont régulièrement effectués. (...)
Les traitements itératifs de M. Ramirez-Sanchez sont des traitements que l'on peut assimiler à des traitements de confort : (...)
Il faut noter que M. Ramirez Sanchez a refusé une quelconque aide psychologique proposée par le SMPR [Service médico psychologique régional].
(...) »
67. En septembre 2002, une nouvelle décision de prolongation fut prise « afin de maintenir la sécurité et l'ordre que l'intéressé est susceptible de troubler gravement en raison de son implication dans les réseaux terroristes, du potentiel de dangerosité qu'il représente et des risques d'évasion. »
68. Le 17 octobre 2002, le requérant a été transféré à la centrale de Saint-Maur (Indre) où il n'était plus soumis au régime de l'isolement. Le 13 mai 2003, il a introduit une nouvelle requête devant la Cour, dans laquelle il se plaignait de ses nouvelles conditions de détention et, surtout, de son éloignement de Paris.
69. En juin 2003, parut un livre écrit par le requérant en collaboration avec un journaliste et intitulé « L'islam révolutionnaire ».
70. Le 27 août 2003, le médecin inspecteur de santé publique de l'Indre adressa un courrier en ces termes au ministère de la Santé :
« Monsieur Ramirez Sanchez a bénéficié d'un examen médical somatique et psychiatrique à son entrée à la maison centrale le 17 octobre 2002.
Il n'a jamais été placé à l'isolement à la maison centrale de Saint-Maur.
D'un point de vue somatique, Monsieur Ramirez Sanchez bénéficie du suivi prévu par la loi et de la possibilité de consultations à l'UCSA s'il en fait la demande.
Du point de vue psychiatrique, il a été vu par le psychiatre du SMPR dans le cadre du bilan des arrivants. Aucun suivi n'a été décidé à ce moment, le patient n'a pas demandé de consultation depuis. Un examen lui a été proposé, qui a eu lieu le 26 août 2003, aucune indication de suivi par le SMPR n'a été posée à la suite de cet entretien. »
71. Le 18 mars 2004, suite à un entretien téléphonique que le requérant avait eu avec un journaliste et qui fut diffusé sous forme d'interview dans une émission télévisée, dans laquelle il refusait notamment toute demande de pardon aux victimes de ses actes, considérant qu'il n'y avait « pas de victimes innocentes », le requérant fut transféré à Fresnes, dans la région parisienne, où il fut à nouveau placé à l'isolement.
72. Le 6 août 2004, un médecin attaché à la maison d'arrêt de Fresnes rédigea un certificat médical dans les termes suivants :
« Je soussignée (...) certifie que la mesure d'isolement prolongée dont fait l'objet Monsieur Ilich Ramirez Sanchez, né le 12 octobre 1949, est préjudiciable à son état de santé psychique.
La surveillance d'une pathologie somatique chronique, d'installation récente chez ce patient, nécessitant un suivi médical, des contrôles biologiques réguliers, serait très largement facilitée par une levée de l'isolement. »
73. Un autre médecin fit, le 20 décembre 2005 un certificat médical se lisant comme suit :
« Je soussignée (...), suis régulièrement Mr Ilich Ramirez Sanchez, détenu en quartier d'isolement.
La prolongation de son maintien en isolement est nuisible à sa santé ; cet isolement durant depuis plusieurs années, il semble souhaitable sur le plan médical qu'il prenne fin. »
74. Le 24 janvier 2005, le requérant fut transféré à la maison d'arrêt de Fleury-Mérogis, puis le 24 novembre 2005 à celle de la Santé. Il était détenu dans ces établissements sous le régime de l'isolement et la mesure fut prolongée périodiquement, dont le 17 février 2005 (voir infra).
75. Les 30 juin et 5 octobre 2005, le médecin chef de service de l'UCSA de Fleury-Mérogis établit deux certificats médicaux exactement dans les mêmes termes :
« Je soussigné (...), certifie suivre actuellement depuis son arrivée sur l'établissement Mr Ramirez Sanchez Ilich, né le 12 octobre 1949.
Les problèmes de santé physique de Mr Ramirez Sanchez sont à ce jour stables.
M. Ramirez Sanchez évoque les mêmes doléances face aux difficiles conditions de détention en isolement total.
Comme il ne souhaite pas de soins par le service médico psychologique régional de la maison d'arrêt de Fleury Mérogis, je ne suis pas compétent pour définir le retentissement de ces conditions de détention sur son état psychologique, une expertise médico psychologique serait souhaitable.
Certificat établi à la demande de l'Administration pénitentiaire et remis en main propre pour servir et valoir ce que de droit. »
76. Enfin, le 5 janvier 2006, le requérant a été transféré à la maison centrale de Clairvaux où il bénéficie d'un régime normal de détention.
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