Un nouveau paradigme pour les assurances sociales: la responsabilisation capacitante








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Un nouveau paradigme pour les assurances sociales: la responsabilisation capacitante

Léonard Christian1

Directeur de recherche – Centre fédéral d’expertise en soins de santé (KCE) – Bruxelles2

Professeur invité – UCL & Professeur – Institut Cardijn – LLN

Lorsque les instances dirigeantes patronales et syndicales et les autorités publiques ont décidé d’organiser, à l’échelle d’une nation, une sécurité sociale qui prendrait en charge les principaux risques sociaux, chaque partie y retrouvait la prise en considération de ses préoccupations. L’adhésion n’était pas seulement consciente, elle était explicite. Les décideurs publics de l’époque ont ainsi organisé la contractualisation sociale à laquelle participaient activement patrons et travailleurs. Chacun acceptant de céder une partie de sa liberté contre un gain de sécurité assurée dans le cadre d’une solidarité large.

  1. La sécurité sociale : de la responsabilité collective à la responsabilité individuelle

Les écueils qui vont toucher le contrat social vont se développer conjointement de manière aussi progressive que sa maturation. D’une part, on assistera à une ‘naturalisation’ du contrat social qui devient une sorte d’implicite, d’acquis irrévocable. D’autre part, se développera une série de critiques liées à son efficacité et à son coût, qui constituent une véritable remise en cause de la solidarité large et obligatoire.

    1. La naturalisation du contrat social

Pour définir la ‘naturalisation’ du contrat social, nous partons de l’idée que pour assumer la responsabilité3, il faut ‘penser ce que l’on fait’4 et que lors de sa réalisation, le contrat social a bien été ‘pensé’ par les individus qui ont pris leur responsabilité politique, c’est-à-dire consciente, active, collective au sens de Arendt. Nous émettons l’hypothèse qu’après un certain temps, favorisée par une dilution du lien entre l’individu et le système, une ‘naturalisation’ du contrat s’est développée car les individus ont cessé de le ‘penser’. Le contrat social leur serait apparu comme le résultat d’une période révolue au cours de laquelle les individus réagissaient de manière ‘instinctive’ (‘naturelle’) afin d’assurer la ‘conservation de l’espèce’ humaine. Le contrat social aurait donc été perçu comme une construction qui aurait eu un sens, une utilité à une époque où les individus réagissaient ‘naturellement’ à un besoin ‘naturel’, c’est-à-dire selon les lois de la nature, ce qui est en évidente contradiction avec la responsabilité politique. La conséquence de cette ‘naturalisation’ c’est l’impossibilité d’ascription (Truc, 2008), c’est-à-dire d’identification des individus au contrat social, ils ne ‘se reconnaissent’ plus dans la construction du contrat social. L’assomption n’est donc plus possible, progressivement les individus n’assument plus ce contrat. Revenir à une conscientisation de la part des contributeurs et bénéficiaires du système de solidarité nécessite une reconstruction qui procède inversement au processus de ‘naturalisation’ notamment en repartant d’une mise en évidence des vulnérabilités partagées, à des degrés divers et sous des formes certes différentes, par l’ensemble de l’humanité. Nous estimons que la ‘naturalisation’ est à la fois liée aux caractéristiques du système et à une évolution à la fois sociologique et philosophique de la société occidentale. Au sein de la sécurité sociale, le mode de participation financière au système des soins de santé visait à la fois à conscientiser le patient aux coûts des soins de santé et à réduire les dépenses publiques. Il s’agissait des premières traces de la responsabilisation financière des patients qui, comparée aux montants alloués, ne semblaient être ni un réel obstacle à l’accès aux soins, ni une véritable conscientisation de la participation active à un système de solidarité large. En outre, le mode de financement du système constitué majoritairement de cotisations sociales retenues par l’employeur à la source ne favorisait pas la prise de conscience du lien entre ceux qui financent le système et ceux qui en bénéficient.

    1. Transfert de responsabilité et privatisations implicites

Au fil des crises, la solidarité large passe d’une évidence implicite à une remise en question explicite. La pression sur les recettes d’une part et la croissance mécanique des dépenses d’autre part opèrent un « effet ciseaux » qui va générer une responsabilisation financière croissante des individus. Dans les termes de Mylène Botbol-Baum, on assiste à un ‘transfert de responsabilité’ essentiellement financier du collectif vers l’individu. Malgré une assise idéologique et financière fortes, l’assurance maladie n’échappe pas à un mouvement progressif de transfert de responsabilité. En outre, l’Etat fait glisser sa responsabilité politique vers une responsabilité morale de l’individu rendu responsable de son état de santé et de la charge qu’il fait peser sur ceux qui financent le système. On retrouve alors deux glissements concomitants, l’un directement vers les individus-patients sous la forme d’une hausse des participations personnelles ou d’une réduction ou même d’une suppression de la couverture de certaines prestations. L’autre passant par une forme de responsabilité intermédiaire, une sorte de responsabilité organisationnelle ou sectorielle par laquelle les mutualités et les entreprises ou secteurs d’activités sont amenés à prendre le relais de la responsabilité politique en contractant avec le secteur assurantiel privé, des assurances pensions et soins de santé pour leurs employés. Du côté des dépenses, les tickets modérateurs sont supposés jouer le rôle d’incitants susceptibles de réduire la consommation de soins non médicalement justifiée. Du côté du financement, les réductions de cotisations sociales seraient quant à elles de nature à relancer l’emploi par l’intermédiaire d’une réduction du coût salarial. Nous avons montré ailleurs l’inefficacité de ce transfert à réduire structurellement les dépenses de santé et son caractère inéquitable quand il renforce les inégalités de santé (Léonard, 2003a, Léonard, 2003b) mais aussi l’inadéquation à ‘responsabiliser’ des patients quand les prestataires, bénéficiant de l’asymétrie d’information, sont en position d’induire la demande de soins (Léonard et al., 2009). Il est également utile de s’interroger sur la perméabilité de la population à cette notion de responsabilité, a-t-elle le ‘vent en poupe’ ?

    1. Responsabilité individuelle et choix en soins de santé

D’un point de vue empirique, rendre le patient responsable d’un état de santé qu’il n’aurait pas géré comme un "bon père de famille", en adoptant un comportement sanitairement correct, peut recueillir une certaine approbation (Léonard, 2000). Par exemple, lors d’une enquête effectuée en 1995 en Grande-Bretagne, 42% des personnes interrogées estimaient que « les patients dont le comportement contribue à leur maladie devaient recevoir une priorité plus faible ». (Bowling, 1996). Une autre enquête, réalisée aux Pays-Bas au début des années 1990, montrait que 67% des citoyens, 64% des infirmières et 75% des médecins estimaient que le fait que "la maladie est attribuable au comportement du patient" pouvait servir de critère pour déterminer les priorités d’accès aux soins de santé (Tymstra and Andela, 1993). L’engouement en faveur d’une responsabilisation des patients sur la base de leur mode de vie semblait toutefois moins fort à la lecture des résultats de l’eurobaromètre réalisé en 1998 car seuls 5,4% des répondants français y étaient favorables alors qu’ils étaient près de 12% à l’accepter aux Pays-Bas (Mossialos and King, 1999). Par ailleurs, un eurobaromètre réalisé en 2008 montrait qu’une forte majorité (79%) des européens était favorable à une responsabilisation de la société dans son ensemble, et non des familles, quant à la prise en charge des malades et personnes âgées. Nous avons effectué un questionnaire permettant de mettre en évidence une certaine cohérence interne à un raisonnement responsabilisant. Nous l’avons appliqué lors d’une conférence donnée dans le cadre de l’université des aînés (UDA) en mars 2010 (Tableau 1). Les résultats ont une valeur purement indicative mais ils montrent, pour l’échantillon de 317 personnes, que si 71% estiment que l’état de santé est souvent lié au style de vie (item 1), 63% sont favorables à une couverture des soins qui ne tienne pas compte de ce style de vie (item 4). Un résultat tout à fait congruent avec les 30% favorables à une liaison entre style de vie et responsabilisation financière (item 2). Les items 5 et 6 permettent de mettre en évidence la ‘robustesse’ de la solidarité traduite dans les résultats à l’égard de l’item 4 car 89% des répondants estiment qu’ils ne consomment pas de soins non nécessaires alors qu’ils se posent plus de questions à l’égard de la pertinence de la consommation des autres. Un résultat que l’on retrouve également dans une enquête hollandaise où 78% des répondants estimaient que les autres utilisent parfois des soins non nécessaires alors qu’ils n’étaient que 11% a ‘avouer’ que cela pouvait leur arriver (Holland et al., 2009). Nous proposons de nous tourner à présent vers les théorisations de la responsabilité.

Tableau 1 : Résultats d’un questionnaire relatif à la responsabilité des patients

317 questionnaires - Université des Ainés - 04 mars 2010 - Hommes et femmes - âge: 22 - 91 ans

Je ne suis pas du tout d’accord

Je ne suis pas d’accord

Je ne suis ni d’accord ni pas d’accord

Je suis d’accord

Je suis tout-à-fait d’accord

  1. L’état de santé des individus est souvent lié à leur style de vie

1%

8%

20%

59%

12%

  1. Au plus notre style de vie influence notre état de santé, au plus nous devrions supporter les coûts des soins

8%

32%

29%

27%

3%

  1. Il est impossible de déterminer dans quelle mesure les malades sont responsables de leurs affections

2%

17%

27%

46%

8%

  1. Chacun doit recevoir la même couverture financière de ses soins quel que soit son style de vie

2%

14%

22%

49%

14%

  1. J’ai tendance à utiliser des soins de santé qui ne sont pas vraiment nécessaires

52%

37%

5%

4%

1%

  1. Les autres ont tendance à utiliser des soins de santé qui ne sont pas vraiment nécessaires

4%

22%

53%

17%

4%




  1. Comment responsabiliser : la réponse des approches post-welfaristes

La société d’opulence a non seulement été incapable de se débarrasser des îlots de pauvreté et des processus générateurs d’inégalités sociales, elle s’est également avérée incapable d’offrir les ‘clés du bonheur’ à celles et ceux qui disposent du confort matériel. Les visages contemporains de la misère humaine imposent donc une réflexion sur les modalités de la ‘vie bonne’ et une analyse des moyens de créer la justice sociale à l’échelle d’une nation d’abord et au niveau de l’humanité entière ensuite tant les interactions humaines franchissent les frontières géographiques des Etats. La persistance des inégalités de tous types et cette nécessité de trouver le chemin d’une justice sociale amènent alors des penseurs, économistes et philosophes notamment, à s’interroger sur les principes fondateurs d’un système redistributif ‘juste’. Nous nous tournons donc vers les concepteurs des théories de la justice redistributive qualifiée de post-welfariste dont nous donnons ici une version très synthétique de leur position en termes de responsabilité individuelle susceptible d’y trouver les fondements d’un paradigme alternatif qui allie responsabilisation et capabilités afin de redonner les moyens aux individus d’être acteurs d’un nouveau contrat social 5.

Commençons par Rawls qui affirme que les choix de vie des individus et les résultats qui en découlent relèvent de leur responsabilité et que la justice se doit de remédier aux inégalités qui touchent les opportunités, seules à échapper au contrôle de l’individu. « Le principe de responsabilité vis à vis de soi-même ressemble à un principe du juste : les demandes du moi, à différents moments, doivent être ajustées de façon à ce que ce moi, à chaque instant, assume le projet qui a été et qui est suivi. L’individu à un moment donné ne doit pas pouvoir se plaindre des actions de ce même individu à un autre moment »6. Dworkin propose une approche qui va intégrer de manière explicite la responsabilité individuelle et qui se veut, non seulement un dépassement de l’utilitarisme, mais également une amélioration de la théorie de Rawls7. Il admet que les préférences comportant des désirs très intenses et des addictions ne font pas partie de l’ensemble des responsabilités des individus. Si quelqu’un a des préférences qu’il ne souhaite pas car il est difficile de les satisfaire ou qu’il ne s’identifie pas à elles, Dworkin estime qu’elles doivent être considérées de la même manière qu’un handicap, pour lequel la personne n’est pas responsable (Moss, 2004), p.4. Quant à la position de Cohen, elle doit être comprise et située comme une critique de celle de Dworkin. Il s’en démarque notamment en considérant sur le même plan l’acquisition de goûts dispendieux qui ne sont pas la conséquence de la responsabilité de l’individu et la perte de ressources qui n’est pas plus le résultat d’une responsabilité individuelle. L’approche d’Arneson s’oppose à la position ressourciste et se focalise sur la maximisation du bien-être de ceux qui sont les moins bien lotis et de ceux qui, si ils sont mal lotis, ne sont pas substantiellement responsables de leurs conditions en vertu de leur conduite préalable (Arneson, 2000). Il considère moralement indéfendable le fait que quelqu’un soit moins bien en raison de quelque chose qui ne dépend pas de lui, alors qu’il n’a commis aucune faute. Roemer adopte également cette distinction entre les circonstances, hors contrôle de l’individu, et les actes volontaires que l’individu pose en toute autonomie et pour lesquels on peut dire qu’il fournit un certain effort. Il estime ainsi que les mesures visant à égaliser les opportunités doivent compenser les différences de résultats consécutives à des différences de capacités, de dotations initiales, de circonstances. En revanche des différences consécutives à des décisions autonomes individuelles ne doivent pas être compensées par une politique qui vise l’égalisation des opportunités8. L’approche de Sen se distingue clairement des théories précédentes. Selon Sen, chaque individu dispose d’une série de dotations et ressources qu’il peut transformer, dans un contexte personnel donné, en un vecteur de fonctionnements (beings et doings). L’ensemble de ces fonctionnements possibles constitue sa capabilité qui reflète l’épaisseur de sa liberté effective. Parmi cet ensemble de fonctionnements disponibles, chacun va devoir faire un choix et renoncer à tous les autres, mais l’étendue du choix constitue aussi un élément du bien-être de l’individu. Sen considère notamment comme une injustice flagrante le manque d’opportunités dont certains souffrent en raison d’une organisation sociale inadéquate par opposition à une décision personnelle de ne pas se préoccuper de son état de santé9. Il oppose clairement la responsabilité sociale ou collective à la responsabilité individuelle à laquelle il associe par exemple le tabagisme ou des comportements à risque10. Toutefois, il admet que la santé résulte d’une interaction d’influences qui vont des conditions génétiques aux conditions environnementales et de travail en passant par le style de vie. Implicitement, cela revient à moduler la responsabilité individuelle des malades. Chez Sen, si l’individu n’est pas responsable du vecteur de biens dont il dispose ni de sa capabilité qui constitue l’étendue des choix qui s’offrent à lui, il est toutefois responsable du choix qu’il effectue en faveur d’un vecteur de fonctionnements. « Si le mode d’organisation sociale est tel qu’un adulte responsable ne reçoit pas moins de liberté que les autres, mais que malgré tout il gâche ses chances et se retrouve à la fin plus indigent que les autres, on peut soutenir qu’il n’y a là aucune inégalité injuste »11. Mais si l’on ne peut pas assurer avec certitude qu’une personne exerçait un contrôle de la situation et qu’il n’était pas la victime d’un mauvais coup du sort, Sen préconise une certaine prudence qui amène à ne considérer que les réalisations et non la liberté.12 Pour Sen, la liberté est donc la condition nécessaire et suffisante à la responsabilité13, ‘la responsabilité exige la liberté’14, ce qui signifie qu’un individu qui ne jouit pas de la capacité de poser un acte ou de prendre une décision ne peut être rendu responsable de cette ‘absence’ d’acte ou décision. ‘En revanche, jouir de la capacité, de la liberté d’accomplir quelque chose, impose à l’individu le devoir de considérer s’il doit ou non passer à l’acte et cela met en jeu sa responsabilité individuelle’15. Il revient alors à la collectivité de mettre en œuvre les politiques, notamment en termes d’informations, qui élargissent le champ des possibles sans pour autant déterminer les choix.

  1. Liberté ontologique et responsabilisation capacitante

Repenser la solidarité et lui donner une nouvelle légitimité exige que chacun s’engage dans un mouvement de responsabilité individuelle authentique qui le mène à une action concrète s’inscrivant dans une responsabilité collective. Il faut donc échapper aux apories du transfert de responsabilité, c’est-à-dire trouver le chemin d’une réelle liberté, fondement de toute responsabilité. L’enjeu est donc celui-là, redécouvrir ou découvrir la façon de nous libérer réellement. Une liberté que nous voulons plus large que la seule ‘liberté de bien-être’, une liberté qui permette d’accéder à ce que nous valorisons et qui n’affecte pas nécessairement ce bien-être mais qui peut être constitutif d’une autre société, plus juste ou plus solidaire par exemple. Cette liberté c’est la ‘liberté d’agent’ (Sen, 1985), un concept dont la réalisation est exigeante mais aussi porteuse d’espoir d’un autre individu et d’un autre monde. Une liberté qui permet de contrecarrer les effets de la réification des rapports humains (Léonard, 2008) en nous permettant de nous ouvrir à une véritable lucidité existentielle (Léonard and Arnsperger, 2009).

    1. Accéder à la liberté ontologique

Nous faisons tous l’expérience quotidienne de choix à faire et cette expérience peut s’avérer douloureuse, non seulement parce que choisir c’est renoncer, mais aussi et peut-être surtout parce qu’elle nous confronte à la nécessité de découvrir ce que nous voulons vraiment au fond de nous. A la recherche de ce que nous sommes, il nous arrive d’être envahis par un sentiment de perplexité tant nous pouvons nous demander si ce que nous croyons avoir trouvé en nous est réellement nous ou si ce n’est que le résultat d’un ensemble de stimuli, d’informations, d’impressions qui nous sont transmis pour ne pas dire imposés par les différents média. Cette recherche intérieure nous confronte aux limites de notre liberté, à ses contours, à son contenu, à son essence, à son existence même. C’est véritablement ‘l’être de la liberté’ qui est ‘en-jeu’, la liberté fondamentale, celle qui est possible pour chaque individu mais qui bien souvent est réduite à un potentiel affaibli. Il ne s’agit pas seulement de la liberté de parler ou d’agir que nous croyons détenir et maîtriser quand nous prenons la parole ou posons des actes. A bien y réfléchir cette liberté-là n’est pas, nécessairement, en phase avec les mots et les actes qui sont censés la traduire. En d’autres termes, ce n’est parce que nous nous exprimons que nous traduisons notre volonté réelle car nous savons que nous sommes objets et victimes d’une forme d’aliénation exercée par les paradigmes dominants et notamment ceux de la productivité, de la performance et du profit. La question de la liberté véritable se pose déjà à l’égard de notre pensée, de ce processus qui nous semble particulièrement naturel et dont nous sommes persuadés qu’il est ‘nôtre’, qu’il nous appartient et que là, en nous, dans notre esprit nous sommes les maîtres de la situation. Si nous prenons l’exemple du concept de ‘bonne santé’, pouvons-nous affirmer qu’il nous est personnel ? Si nous souhaitons caractériser la ‘bonne santé’, lister les critères à jauger pour la circonscrire, posons-nous des choix totalement indépendants ? Très vite nous serons influencés par les images qui traduisent ce concept. Il apparaît donc nécessaire de retrouver, d’amplifier, de reconstruire notre liberté. Une (re)construction qui exige un véritable processus de libération ontologique qu’il nous faut rendre apparente et opérante afin de devenir un ‘sujet’. Nous partons de l’idée que la construction du ‘soi’ n’est ni exclusivement un phénomène inné ou spontané, ni exclusivement le résultat d’une sorte de constructivisme social selon lequel nous ne pourrions nous développer un ‘soi’ en dehors des interactions avec les autres (Zahavi, 2009). Nous adoptons plutôt une position intermédiaire qui laisse une place à une réflexion intérieure et à l’influence des phénomènes de la vie sociale. Toutefois, l’idée que nous nous ferons de la ‘bonne santé’, même celle que nous construirons au plus profond de nous, ne sera probablement jamais totalement déconnectée de notre environnement. Il ne nous sera par exemple jamais possible de vivre toutes les limitations et seule une partie fera partie de notre expérience ‘vécue’. Mais cette expérience nous permet de ressentir les souffrances physiques et psychiques qui caractérisent les fragilités.

    1. Liberté ontologique et pratique de soi

Nous devons garder à l’esprit que nous recherchons les conditions de la responsabilité individuelle et collective et que ces deux formes de responsabilité ne se décrètent pas, qu’elles ne s’imposent pas. La responsabilité se fonde sur la liberté qui est en quelque sorte un potentiel pour chaque individu, dans le sens où elle peut émerger en lui et est constitutive du ‘soi’. Toutefois, une série de raisons peut expliquer pourquoi cette liberté n’arrive que rarement à maturité. Chacun est, dès sa naissance, conditionné par une éducation, des conditions matérielles et affectives de vie, un environnement sociétal et socio-économique et une hérédité. Selon nous il existe une possibilité de réaliser cette libération ontologique, et il est possible d’imaginer des ‘exercices’ qui n’ont pas pour finalité de valoriser une quelconque image égocentrique de l’individu, en effet il ne s’agit pas qu’il se complaise dans une sorte d’autosatisfaction mais plutôt qu’il prenne conscience de ce qu’il est et notamment de sa vulnérabilité qui est aussi celle des autres. La découverte de sa vulnérabilité doit lui permettre d’être plus lucide à son égard, à l’égard des autres et à l’égard du monde qui l’entoure. L’individu peut devenir lucide à l’égard de ses propres fragilités. Les fragilités que la vie sociétale nous apprend à refouler.  Il s’agit sans doute du premier pas à franchir, être conscient de ses propres fragilités et les reconnaître. Loin d’être une source d’anxiété, nous pensons que la conscientisation de nos vulnérabilités est une porte ouverte à l’empathie et à la responsabilité pour autrui. « Dès que je consens à la lucidité – « cela n’arrive pas qu’aux autres » -, un espace s’ouvre pour la solidarité ; j’ai le sentiment d’appartenir à la même humanité, j’adopte des conduites d’inclusions là où, auparavant, j’avais tendance à fuir les personnes fragiles dont la simple vue me parlait de ma possible fragilisation » (Basset, 2009), p.78. Et pour Paul Ricœur, le lieu de la fragilité « c’est la responsabilité de chaque citoyen. Il faut qu’il sache que la grande cité est fragile, qu’elle repose sur un lien horizontal constitutif du vouloir-vivre ensemble »16. Responsabilité et fragilité nous ramènent à notre concept de liberté ontologique dont les contours se dessinent de mieux en mieux. En effet, la liberté qui résulte d’une démarche intérieure ne s’avère pas être sans limite, elle se trouve confrontée à la fragilité dont la conscience a précisément été permise par la démarche libératrice. Il est donc important de comprendre que c’est grâce à la liberté (re)trouvée que nous pouvons nous dégager des discours qui nous empêchent de percevoir qui nous sommes et que cette liberté nous permet de prendre conscience de notre vulnérabilité qui va elle-même constituer une limite à notre liberté : nous devenons libre de constater et d’accepter que tout n’est pas possible et nous pouvons nous ouvrir à la responsabilité à l’égard de celles et ceux pour qui les vulnérabilités sont telles qu’elles constituent de véritables obstacles à une vie décente (Petit, 2010) . Cette lucidité (re)trouvée est aussi de nature à susciter en chacun une attitude de vigilance à l’égard du monde et des institutions, cette vigilance nous apparaît libératrice car elle permet précisément un détachement volontaire à l’égard des discours qui se sont imposés. Il y a ainsi un lien, en apparence peut-être paradoxal, entre d’une part la conscience de la vulnérabilité et la liberté ontologique de l’individu. En reconnaissant sa vulnérabilité, qui est partagée avec les autres, l’individu doit pouvoir développer une réaction qui lui sera propre et qui ne doit pas être conditionnée par un système paternaliste, même nourri par les meilleures intentions. La lucidité que cette liberté permettra de développer peut générer la résistance à l’égard du système (de soins) mais aussi son acceptation. Il ne s’agit pas de tomber dans le travers de la contestation radicale si cela ne correspond pas à ce que l’individu ressent au fond de lui. Il doit pouvoir accepter de gérer sa liberté, ses formes et son ampleur, sans être l’objet d’une contrainte. On peut trouver un exemple de ce processus de libération ontologique dans la manière dont des patients atteints d’un cancer réagissent aux thérapies proposées dans une phase de leur maladie qui leur apparaît comme ‘terminale’, les plongeant ainsi dans une ‘expérience-limite’ à laquelle certains veulent échapper. Ils devront pour cela refuser la relation patient-cancérologue dont il a été montré qu’elle est essentiellement conçue par le prestataire comme un engagement de la part du patient à suivre les traitements prescrits (Ménoret, 2007), (Schmitz, 2010).

Il n’y a toutefois pas de raison de penser que cette pratique de soi, ce souci de soi, ces exercices de ‘libération ontologique’ soient spontanés, il nous faut donc réfléchir à ce qui pourrait les susciter, les rendre nécessaires pour l’individu, patient ou futur patient. Souvenons-nous de l’injonction de Socrate à l’égard de ses contemporains qu’il invitait énergiquement à plonger en soi, à se préoccuper de soi pour prendre conscience de l’erreur qu’ils commettaient en craignant la mort puisque qu’aucun homme ne pouvait se targuer d’en avoir fait l’expérience qui lui aurait permit de communiquer la crainte fondée qu’il avait ressentie.

    1. Le corps médical sujet du care et initiateur d’exercices de libération ontologique

Ultimement, c’est une lucidité transversale que nous visons mais il nous faut trouver une ‘porte d’entrée’ qui nous permette de concrétiser un essor de la liberté ontologique qui, nous l’avons souligné, ne sera sans doute pas spontané. Notre intérêt pour la responsabilité du patient trouve ici une seconde légitimité après celle fondée sur le besoin de refonder le lien solidaire au sein du système de protection sociale. A présent, le système de soins devient un lieu potentiel de libération des patients qui sont aussi des individus dans le monde. Le monde de la santé est caractérisé par trois dimensions dont la prise en compte peut être particulièrement féconde pour notre projet de responsabilisation authentique. La santé est tout d’abord une préoccupation universelle, nul n’échappe aux vicissitudes qui affectent le corps et l’esprit. Ensuite, et de manière corrélative, il s’agit d’un lieu de révélation des vulnérabilités. Enfin, les relations au sein du système de santé peuvent être l’objet de rapports de dominations, ou au moins de paternalismes, alimentés par l’asymétrie d’information à l’avantage des soignants et la fragilité des malades. Il s’agit donc d’un endroit idéal pour une remise en question d’une situation paradoxale où des individus ‘privés’ de leur autonomie subissent des transferts de responsabilité financiers. En outre, les prestataires de soins sont souvent confrontés à une ‘détresse morale’ qui les envahit lorsqu’ils ont l’impression de susciter de ‘faux espoirs’ ou de pratiquer des actes qui s’accompagnent de souffrances qui leur apparaissent exagérées ou inutiles, ce qui plaide pour un ‘partage des responsabilités’ (Ulrich et al., 2010). Nous proposons donc de partir de ce lieu du soin au sens très large du terme, ce que l’on appelle le ‘care’ que Tronto définit comme ‘une activité caractéristique de l’espèce humaine qui inclut tout ce que nous faisons en vue de maintenir, de continuer ou de réparer notre « monde » de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde inclut nos corps, nos individualités (selves) et notre environnement, que nous cherchons à tisser ensemble dans un maillage complexe qui soutient la vie »17. Ce care que nous sommes tous amenés à prodiguer, qui constitue une ‘bien’ non touché par la rareté, est une forme étendue des activités spécifiques aux soignants. Dans sa version non pervertie, non instrumentalisée, le care n’est pas un outil de domination, il ne place pas celui qui donne dans une position de supériorité, il n’est pas pratiqué dans le but d’obtenir un contre-don, il est gratuit mais aussi indispensable au tissage d’un lien unique entre les personnes. Nous percevons ce care comme une forme d’initiation à la pratique de soi, chez celle ou celui qui en bénéficie mais également chez la personne qui pratique le care. Dans la relation prestataire – patient, le care doit inclure une démarche d’information, de clarification des diagnostics et des thérapies. C’est au plus profond de lui, que le patient pourra confronter ces informations qui traduisent certaines vulnérabilités, à la façon qui sera sienne de les accepter et/ou les combattre. C’est donc au plus profond de la vulnérabilité, pour autant qu’elle ne soit pas présentée comme un fardeau insoutenable, que nous voyons la possibilité de l’émergence de la liberté ontologique.

    1. L’avènement d’une responsabilisation capacitante

La confrontation intérieure entre les vulnérabilités et le ‘soi combatif’ du patient constitue déjà un acte de libération ontologique. Elle permet de donner forme à une première ‘capabilité’, celle de définir ce qu’est la ‘bonne santé’ de manière indépendante des ‘normes’. Cette capabilité de base se traduit par une liberté qui s’exprimera dans un premier temps par une acceptation ou un rejet de ce qui est établi. Elle rend ainsi possible la prise d’une responsabilité par le patient à l’égard de sa santé, de la manière de la conserver, de la restaurer ou d’accepter ses ‘défaillances’. On peut donc considérer que le care pratiqué par le soignant ‘responsabilise’ le patient au sens authentique du terme. Cette responsabilisation est dynamique car elle ouvre le patient, et l’individu en général, à d’autres capabilités qui ne sont jamais totalement marquées par l’hétéronomie. L’individu en est toujours co-auteur grâce à une pratique de soi initiée dans la relation avec le prestataire. Responsable de choisir sa définition de la bonne santé sur base d’une conscience de ses propres vulnérabilités, le patient peut alors choisir non seulement la manière d’envisager la maladie mais aussi l’option thérapeutique qui correspond au ‘soi’. Il ne s’agira pas nécessairement d’une option correspondant à l’évidence médicale, pas plus nécessairement à un choix imposé par les conventions sociales, mais d’un choix qui a trouvé naissance dans une introspection personnelle rendue possible par l’attitude de respect du soignant. Responsabilisation et ‘capacitation’ sont ainsi intimement liés, se nourrissent mutuellement et vont déboucher sur un déploiement vers le collectif.

En forme de conclusion, nous envisageons ce déploiement de deux manières qui participent toutes deux à la lutte contre le mouvement de ‘naturalisation’ du contrat social.

D’une part, l’autorité publique peut ‘repenser’ l’exercice de la solidarité en organisant la formation et les conditions de travail des prestataires de manière à les conscientiser à cette démarche de responsabilisation capacitante des patients. De manière collective, les moyens devraient donc être dégagés pour former le corps soignant à ce type particulier de ‘care’. C’est également de manière collective, que des moyens doivent être alloués afin de rendre une telle activité ‘soutenable’ financièrement pour les soignants. Le ‘care’ comme nous l’envisageons, exige du temps qui s’accommode mal des tarifications à l’acte qui favorisent généralement les prestations techniques. Un rééquilibrage entre actes intellectuel et actes techniques s’avère indispensable.

D’autre part, si la conscience de la vulnérabilité est de nature à susciter une capabilité de base relative au concept de bonne santé, elle peut également ouvrir à l’humanité de l’autre. Du point de vue des vulnérabilités physiques et psychiques, l’autre est perçu comme un autre ‘moi-même’. Toutefois, il ne s’agit pas d’une prise de conscience qu’une mise en commun des moyens permet une meilleure couverture des risques, mais plutôt de la naissance d’une authentique empathie pour l’humain souffrant. La liberté (re)trouvée nous rend ainsi capables d’empathie pour les autres et peut nous amener à prendre part à un large débat démocratique sur les fondements d’un système solidaire d’assurance maladie et notamment sur les façons de le financer et de l’organiser en faisant des choix et en fixant des priorités de manière explicite. La liberté serait ainsi susceptible de susciter chez chacun un altruisme compris comme une obligation rationnelle de ‘donner’ en proportion des libertés dont on bénéficie (Kourilsky, 2009).

Bibliographie

ARENDT, H. (2004) La condition de l'homme moderne (première édition française, 1961), Calman-Levy.

ARNESON, R. J. (2000) Luck Egalitarianism and Prioritarianism. Ethics, 110(2)
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