Etre et Temps MARTIN HEIDEGGER
Être et temps
traduction
par
Emmanuel Martineau
ÉDITION NUMÉRIQUE HORS-COMMERCE
AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
« Les Français arrivent à tout
les derniers, mais enfin ils arrivent. »
VOLTAIRE.
Cette édition hors commerce d’Être et Temps a été réalisée « au compte du traducteur », qui a souhaité en offrir le nombre réduit d’exemplaires à ses amis. Entreprise en juillet 1984, la traduction a été achevée le 3 février 1985, et éditée au cours des mois suivants.
Elle est intégrale, et, faut-il le préciser, totalement nouvelle, ne devant rien, par conséquent, aux deux tentatives partielles déjà existantes : la traduction des §§ 46-53 et 72-76 par Henry Corbin, parue en 1937 dans son anthologie heideggérienne intitulée Qu’est-ce que la Métaphysique ? et celle, par Rudolf Boehm et Alphonse de Waelhens, (BW), des §§ 1-44 (introduction et section 1), également publiée par les Éditions Gallimard, en 1964, sous le titre l’Être et le Temps. De ces deux précédents, qu’il soit permis de ne dire ici que l’essentiel : 1/ Si l’éloge du philosophe Henry Corbin n’est plus à faire, l’auteur de ces lignes a eu naguère l’occasion d’exprimer, par parole et par action la vive admiration qu’il éprouve pour Rudolf Boehm en « défendant et illustrant » sa pensée propre. 2/ Il n’a cependant jamais rencontré, en toute sa vie, un seul lecteur qui fût parvenu, sur la seule base des traductions partielles en question, à « comprendre » et encore moins à étudier Être et Temps .
Paru en février 1927, comme tome VIII du Jahrbuch de Husserl, et, simultanément, en volume séparé (que nous possédons et avons souvent consulté). Sein und Zeit a connu du vivant de son auteur, treize éditions chez Max Niemeyer, à Tübingen (N1-N13) ; puis, juste après la mort du penseur, il en a paru une nouvelle (KA) chez Klostermann, à Francfort, comme tome II de la Gesamtausgabe (l’Édition Complète de dernière main entreprise en 1975), bientôt suivie, en 1977 d’une 14ème édition Niemeyer (N14) soi-disant identique à elle. De ces diverses éditions, dont on trouvera maintenant une description détaillée et un relevé de variantes dans le Handbuch de R. A. Bast et H.P. Delfosse , laquelle devions-nous choisir comme base de notre travail de traduction ? À cette délicate question, il nous a semblé que le bon sens — fortifié par les informations que lui apportaient les deux savants cités — ne pouvait que répondre : la meilleure des éditions publiées par l’auteur lui-même. Or, soit dit sans adresser la moindre critique aux éditeurs de la G.A., KA ne satisfaisait point à un tel « critère » — un peu vague, on l’avoue —, si du moins Bast et Delfosse ont raison d’écrire à son propos :
« KA et N14 sont les premières éditions, dans l’histoire littéraire de S.u.Z., dont le texte ait été établi par un éditeur ; par suite, la question reste ouverte de savoir dans quelle mesure les modifications qu’on y constate (presque 300 par rapport à N13) sont le fait de Heidegger lui-même, et il est sûr à tout le moins que ce n’est pas lui qui les y a introduites une à une. Bref ces changements, en tout état de cause — et même si on se réfère aux indications de l’éditeur Fr.-W. von Hermann. G.A., t. II p. 579 —, n’ont été que passivement autorisés (passiv autorisiert). […] De plus, KA et N14 n’en divergent pas moins entre elles de façon notable dans bien des cas » .
Restait donc N1-N13, ce qui faisait encore beaucoup. Heureusement, l’embarras du choix n’était plus alors si grand qu’il y paraissait. En effet — toujours d’après les indications du Handbuch —, ce groupe de treize éditions se divise en deux « blocs » assez hétérogènes N1-6, d’une part, N 7-13, d’autre part. Et, de l’un à l’autre, voici ce qui a changé :
« N7 contient une “note liminaire”, disant que “le texte de la présente réimpression n’a subi aucun changement”, mais que “les citations et la ponctuation ont fait l’objet d’une révision”. Néanmoins. N7 contient maintes interventions dans le texte. Globalement, le texte de N7 s’écarte de celui de N6 dans plus de 480 cas (!). [...] Ces modifications du texte sont de nature très diverse : elles vont de corrections de coquilles, via des suppressions de fautes d’orthographe, à des changements qui ne laissent pas intact le sens du texte. Parmi elles, se trouvent également des déplacements syntaxiques, beaucoup de soulignements nouveaux (de noms propres, notamment), d’ajouts de tirets, et, en 5, resp. 3 cas, des suppressions des particules d’accentuation « doch » et « ja ». Des changements divers concernent certains usages linguistiques propres à Heidegger. En quelques endroits, le texte a été actualisé, certains renvois aux parties inédites de S.u.Z. ayant même été éliminés (tandis que d’autres, au contraire, étaient maintenus) » .
Bien que le nombre « 480 » ne doive point nous émouvoir à l’excès — il inclut des variantes absolument infimes, orthographiques ou même purement graphiques —, nul ne saurait sous-estimer le prix de ces renseignements, ainsi que des relevés qui les accompagnent, ni méconnaître la double « moralité » qui s’en dégage aussitôt : 1/ D’abord, il convient d’y insister, quiconque se proposerait à l’avenir d’argumenter avec précision au sujet de S.u.Z., c’est-à-dire d’étayer une interprétation philosophique sur des exégèses tant soit peu littérales, ne pourra plus se dispenser d’indiquer sa source, voire d’en produire et d’en comparer plusieurs. 2/ Ensuite, et en ce qui concerne notre problème du choix de l’original à traduire, on voit qu’il prenait, grâce au Handbuch, la forme du clair dilemme suivant : les « blocs » N1-N6 d’un côté, N7-N13, de l’autre, étant donc supposés bien distincts, et chacun sans faille notable (bien qu’ils en contiennent quelques-unes), fallait-il traduire l’édition originale, ou bien une édition certes postérieure de vingt-six ans (N7 date de 1953), mais manifestement améliorée, et cela par Martin Heidegger lui-même ? C’est à la deuxième partie de l’alternative que nous nous sommes rallié, pour deux raisons : 1/ par égard pour la volonté de Heidegger ; 2/ pour avoir constaté, en examinant attentivement le relevé III, 1 de Bast et Delfosse , que — abstraction faite des coquilles au sens strict du terme — les modifications introduites par l’auteur à partir de N7 n’obéissaient point tant à la logique d’une « réinterprétation » tardive, voire « abusive », qu’elles ne procédaient que du désir d’obtenir, tout simplement, un texte moins fautif. Comme une démonstration détaillée de ce point alourdirait inutilement cet avant-propos, mais qu’il convient tout de même d’en donner un commencement de preuve, nous illustrerons le phénomène en indiquant simplement quelques leçons de N6, et la transformation opérée par N7 (le lecteur peut et doit sinon se faire une opinion personnelle sur ces problèmes, en se référant directement au Handbuch) :
Page, ligne N6 (fautivement) N7 rectifie en :
36 11 Etkenntnis Unkenntnis
53 26 Ausweisung Aufweisung
76 21 Zuhandenheit Vorhandenheit
122 37 zeitigt zeigt
125 10s. sich nicht undurchsichtig sich durchsichtig gemacht
gemacht und verstellt hat und nicht verstellt hat
155 08 Entschränkung Einschränkung
390 27 sich nicht so, sich so etc.
Bien sûr, quoique nous considérions ces changements comme des corrections, nous ne nions pas que quelques autres (ainsi 04201, 32502) « sentent » leur réinterprétation. Mais le moins qu’on puisse dire est que celle-ci n’a rien de draconien ; elle ne va jamais, en tout état de cause, jusqu’à importer dans S.u.Z. un concept étranger à sa langue originelle.
Aussi, c’est de la dixième édition de S.u.Z. (N10,1963) que nous proposons ici la traduction au lecteur français. Que ce choix ne fût point mauvais, nous pouvons d’ailleurs en apporter une confirmation supplémentaire, « subjective » sans doute, mais non négligeable : à aucun moment, l’usager exigeant qu’était son traducteur n’a été amené à la suspecter ; si difficile ou lourde que soit souvent — notamment dans la section 2 — la syntaxe de Heidegger, jamais il n’a éprouvé la tentation de rapporter ces phénomènes à un texte incertain ou erroné.
Pour ce qui touche maintenant à la présentation de ce volume, le nécessaire sera vite dit, et pour cause :
1/ Sein und Zeit est le chef-d’œuvre de ce siècle, et, comme tel, un objet, terme par lequel nous entendons quelque chose de résolument autonome. Or comme un objet, cela requiert d’être primairement dévoilé, et que nous n’avions pas ici d’autre but, nous nous sommes uniquement attaché à en assurer la « lisibilité » — ce qui ne veut pas dire, chose impossible et absurde : en « faciliter » la lecture —, soit, négativement, à ne lui point ajouter de surcharge, commentaire, note ou « référence » d’aucune sorte. Voilà pourquoi on ne trouvera ici — en particulier — ni mots allemands entre parenthèses, ni notes du traducteur à caractère exégétique, ni préface doctrinale, ni, surtout, de renvois aux volumes chronologiquement voisins de l’Édition Complète, pour ne rien dire des ouvrages postérieurs de Heidegger, auxquels il arrive souvent, et cela jusqu’à Temps et Être et aux ultimes séminaires, de se « référer » à Sein und Zeit. Le livre de 1927, en effet, étant la source jaillissante et primordiale à laquelle se doive de puiser toute approche de la pensée heideggérienne, ce n’était décidément pas le moment de l’« éclairer » par des cours qui, quelle qu’en soit parfois la splendeur, n’en demeurent pas moins subordonnés à ce lieu majeur où, pour la première fois, est proposée et tentée une élaboration temporalo-existentiale d’une possible problématique de l’être. Par voie de conséquence, le fait contingent — que nous ne sachions, hic et nunc, encore à peu près rien de la « genèse » du livre nous a paru tout à fait positif : puisse la « documentation » la concernant ne nous être livrée que le plus tard possible — et veuillent bien ceux qui, dans un avenir peut-être assez proche (puisqu’une IVème section de la G.A. est d’ores et déjà programmée), disposeront d’elle en totalité, ne jamais oublier qu’une chose est de se représenter objectivement la « formation » d’une pensée, une autre chose de discerner ce que Heidegger, dès la première page de ce livre, appelle presque « intraduisiblement » son caractère vorläufig, provisoire au sens de pré-curseur ou pré-cursif. Saurions-nous tout sur les rapports du jeune Heidegger avec Paul, Augustin, Luther, Kierkegaard, Nietzsche, Rilke, Dostoïevski, Aristote, Kant, Husserl et cent autres, que nous ne serions pour autant en rien « prédisposés » à penser avec lui, pour la claire et excellente raison qu’aucun savoir, comme tel, n’ouvre de disposition.
2/ Comme le présent volume, on l’a dit, ne correspond point — à la différence de ceux de la série Œuvres de Martin Heidegger en cours de publication aux Éditions Gallimard — à un volume de la G.A., la pagination originale que l’on trouvera reproduite dans ses marges est celle des éditions N (à peu près identique dans toutes) . Il arrive souvent, comme chacun sait, que des œuvres majeures de la littérature philosophique soient conventionnellement citées d’après leur édition originale : cet usage semblant devoir s’imposer pour Être et Temps aussi bien que, par exemple, pour la Critique de la raison pure de Kant, nous espérons ainsi contribuer à sa consolidation, et nous invitons le lecteur, même s’il voulait bien utiliser notre traduction, à rester lui aussi fidèle à cette pagination N (la mention supplémentaire du paragraphe ne pouvant qu’ajouter à la précision des références).
3/ Un index « complet » (dans les limites que définit sa note liminaire), en fin de volume, rassemble nos transpositions du vocabulaire technique de Heidegger et en justifie brièvement quelques unes. Le lecteur qui le consultera (ou qui, par son intermédiaire, recourra éventuellement aussi au Handbuch ou à l’Index de Hildegard Feick ) pourra constater que nous nous sommes astreint non seulement à restituer (sauf exception sans portée philosophique) un même mot allemand par un même mot français, mais encore — ou tout d’abord — à construire un système de transpositions souvent neuf, le plus approprié que possible aux requêtes spécifiques de S.u.Z., et enfin cohérent. Toute traduction est interprétation, et celle-ci pas moins qu’une autre. Si elle revendique ce titre, cependant, ce n’est ni au nom de telle ou telle innovation, trouvaille ou autre astuce qu’elle se vanterait de mettre en circulation. ni même en vertu de son esprit général : c’est, et c’est uniquement dans la mesure où elle a cherché à satisfaire à cette exigence de cohérence, qui, pour autant, n’était pas elle-même dictée par la conviction d’une « systématicité » de la pensée heideggérienne, mais bien plutôt par la seule certitude de sa nature phénoménologique. Bref, tel est notre principal « apport » — telle est l’aune à laquelle nous souhaiterions être d’abord jugé.
Si notre refus de traduire Dasein autrement que par lui-même n’appelle point d’explication ou d’« excuse » particulière — « tout comme le grec logos ou le chinois tao, disait un jour Heidegger lui-même à J. Beaufret, Dasein est intrinsèquement intraduisible » —, il semble malheureusement qu’il doive en aller autrement pour nos traductions nouvelles des mots vorhanden et zuhanden (348, resp. 318 emplois) ou Vorhandenheit et Zuhandenheit par (être-)sous-la-main et (être-)à-portée-de-la-main. En effet, bien que nous nous soyons expliqué naguère assez clairement sur ces choix (que nous devons, redisons-le, à François Fédier), et n’ayons trouvé, au cours d’un long usage, qu’à nous en féliciter, une récente polémique de J.-F. Courtine nous contraint à revenir sur un problème que nous croyions non certes avoir résolu, mais, tout à l’inverse, réussi à laisser suffisamment ouvert pour qu’on hésitât à le re-fermer de manière aussi naive que notre contradicteur. Mais écoutons celui-ci tout au long :
« Il nous a paru impossible de nous régler sur la transposition adoptée par E. Martineau dans sa traduction du t. XXV de la G.A. Il peut en effet être souhaitable comme le demande le traducteur, de “maintenir le mot main” dans la traduction de Vorhandenheit (d’où “être-sous-la-main”) ; cela s’impose même nécessairement quand, comme ici (Grundprobleme der Phänomenologie, p. [143], [147], [153]), Heidegger entend le Vorhandenes au sens de ce qui est “en main” ou “maniable” (handlich), de ce qui vient “devant” ou “sous la main” (vor die Hand), de ce qui implique toujours en dernière instance une référence à l’agir ou au manier (Handeln). Mais cette traduction-explicitation qui vaut de telle analyse précise dans un contexte déterminé (quand il s’agit en particulier de reconduire les concepts fondamentaux de l’ontologie grecque à l’horizon ultime de la production), ne permet plus, semble-t-il, d’établir l’opposition stricte et élémentaire entre la Vorhandenheit, d’une part, quand elle explicite par exemple le concept kantien de Dasein ou l’existentia chez Suarez, quand elle détermine le mode d’être de l’étant projacent (Vorliegendes), et la Zuhandenheit, d’autre part, pour autant qu’elle caractérise en propre le mode d’être de l’outil, sa disponibilité. La distinction n’est plus alors celle (bien improbable) du “sous-la-main” et du “à-portée-de-la-main”, mais, comme le suggérait J. Beaufret, celle de ce qui est simplement présent “sous les yeux” et de ce qui est “à-portée-de-la-main” (Dialogue avec Heidegger, t. III, 1974, p. 136). Avouons enfin que le “balancement entre l’étant sous-la-main (vorhanden) et l’étant à-portée-de-la-main (zuhanden)” vanté par le traducteur nous est presque (?) entièrement imperceptible, tout comme la possible nuance entre ces deux expressions. (Note : Il ne suffit pas de décréter péremptoirement une telle nuance pour la faire apparaître ou la fonder. Son caractère flottant ressort a contrario de la référence allusive que fait E. M. à la traduction de F. Fédier qui, dans Temps et Être, restituait précisément, et à l’inverse, Vorhandenheit par “être à portée de la main” et Zuhandenheit par “être en main”.) Pour toutes ces raisons, il nous a donc semblé préférable de maintenir d’abord la clarté de la distinction et de partir du lexique établi par les premiers traducteurs d’Être et Temps. » .
Trompé par les dehors « modérés » de ce développement, un lecteur inexpérimenté pourrait être tenté d’y voir un modèle de pondération et de tranquille recherche de la vérité. Soit à montrer au contraire que ce n’est rien d’autre qui se donne ici libre cours que le dogmatisme du sens commun, lequel, lorsqu’il s’agit plus précisément de philologie, ne manque jamais de militer pour la solution la plus réactionnaire. Ce que nous ferons en alignant trois séries de courtes remarques, les unes 1/ déontologiques, les autres 2/ littérales, les dernières 3/ plus fondamentales :
1/ a) Que l’on me cherche querelle pour mieux se singulariser, c’est la « bonne coutume », et, quoique ce ne soit nullement la mienne, je suis le dernier à l’ignorer. Simplement, le jour où il s’en avisera à son tour, J.-F. Courtine, du même coup, prendra conscience qu’en sacrifiant à de tels rites, il a surtout sacrifié sans aucun motif sérieux (comme on verra dans un instant) l’unité de la « troisième génération » des traductions françaises de Heidegger.
b) Il n’y a aucun argument à tirer contre moi de la traduction par F. Fédier de Temps et Être, et voici pourquoi : cette traduction, parue dans les Mélanges J. Beaufret, remonte à 1968 , et c’est bien après cette date que Fédier s’est rallié à la solution que je lui dois. Ainsi, loin que la nuance qui nous occupe soit elle-même « flottante », c’est Fédier lui-même qui, avant d’y arriver, a « flotté », ce qui est tout à son honneur. Comme c’est par exemple tout à l’honneur de Heidegger que d’avoir flotté un long moment ainsi que je le disais plus haut, entre les mots Entdecktheit et Erschlossenheit.
c) N’est-il pas saisissant de voir J.-F. Courtine, au terme de toutes ses argumentations, en revenir si régulièrement au système français de BW : car non content de « restaurer » le binôme « subsistant-disponible », nous voyons par d’autres parties de sa traduction, ou de son apparat, qu’il maintient des transpositions aussi caduques que « déchéance » voire « chute » pour Verfallen ou « finalité » pour Bewandtnis. Je pose la question de principe : qui professe un tel archaïsme philologique, pourtant clairement réfuté par la notoire illisibilité de la demi-traduction de 1964, est-il vraiment en position de donner, vingt ans après, des leçons ?
2/ a) J.-F. Courtine, donc, traduit vorhanden par « présent , présent-subsistant » et zuhanden par « sous-la-main, à-portée-de-la-main, disponible ». Mais, avant d’évoquer le fond du problème, me permettra-t-on de rappeler que ces termes français correspondent de la façon la plus directe à de tout autres mots allemands que ceux qui nous divisent : présent, par exemple, c’est anwesend ou gegenwärtig, subsistant, c’est bestehend, et disponible, c’est verfügbar, etc. Ne suffit-il pas d’évoquer ces correspondances — requises par certains contextes chez Heidegger lui-même — pour révoquer en doute la « clarté » du système qu’on nous oppose ?
b) Mais il y a plus, il y a la « francité » des termes cités. Car que veut dire, par exemple, disponible en français ? J.-F. Courtine nous affirme que la « disponibilité » serait « le mode d’être de l’outil ». Mais il n’en est rien ! — ou plutôt il n’en est vraiment plus rien dans le langage de notre temps, qui, que nous le voulions ou non, porte l’empreinte de la technique moderne. Parlant, par exemple, d’un téléphone « disponible » (ou même d’une femme « disponible »), est-ce vraiment à son « ustensilité » que ce langage fait référence ? Nullement ! Ce qui est disponible, aujourd’hui, ce n’est point le marteau du menuisier, la clé du plombier, le lit de l’homme fatigué, c’est tout étant dans la mesure où il est (essentiellement) à la disposition généralisée de l’homme : ainsi par exemple du pétrole sous la terre, et même sous la mer, des masses humaines mobilisables, d’une « tranche horaire » dans un programme médiatique... En un mot, et malheureusement pour le dogmatisme courtinien, le disponible, faussant compagnie à l’outil, s’est résorbé lui-même dans... le subsistant dont il est fondamentalement synonyme. D’où je conclus qu’il est parfaitement ridicule de chercher à exprimer une « opposition par des termes qui ont dès longtemps cessé de s’opposer, captés qu’ils sont désormais par l’unique horizon de ce que Heidegger appelle la Beständlichkeit, la disponibilité subsistante ou la subsistance disponible d’un stock, d’une « réserve » .
c) D’autant que cette opposition, ou plus précisément l’opposition allemande qu’elle entend refléter, J.-F. Courtine a le front de la qualifier de « stricte et élémentaire » ou de « claire », tandis que serait seulement « possible », « improbable » ou « imperceptible » celle que je proposais. Or là réside, je le crains, le prôton pseudos. Car outre le fait que la nuance que j’établis entre « sous-la-main » et « à-portée-de-la-main » se veut justement « imperceptible », mais au sens de « délicate », il s’en faut que celle, originale, entre vorhanden ou zuhanden soit aussi perceptible qu’on le prétend ici, bien au contraire ! L’opposition qui est « stricte », « élémentaire », « claire », c’est, et c’est seulement celle — J.-F. Courtine, subrepticement, ne parle que d’elle — de la pratique et de la théorie. Elle est même si « métaphysiquement claire » que Heidegger n’a pas consacré moins de soixante ans à en mettre en question la clarté — et cela d’abord et avant tout en la rapportant à une autre opposition, pas du tout claire quant à elle, celle de la Zuhandenheit et de la Vorhandenheit… Voilà ce que je nommais du sens commun : la croyance que la philosophie en général et Heidegger en particulier est « clair ». Quand le sens commun déclare les philosophes « incompréhensibles » il est comique, quand il les prétend « clairs », il est ennuyeux — mais, dans un cas comme dans l’autre, il est lui-même, et c’est pourquoi il dit tantôt ceci, tantôt cela, voulant dire ici et là la même chose, à savoir qu’elle est autre chose que lui. Assurément !
3/ Mais il est temps d’en venir à nos trois remarques plus fondamentales. La première sera de méthode, la deuxième abordera — enfin — la chose même, la troisième amènera notre conclusion.
a) Vorhandenheit, écrit J. -F. Courtine, « explicite (je souligne) par exemple le concept kantien de Dasein ou l’existentia chez Suarez ». Or dans ce verbe « expliciter » il faut chercher, me semble-t-il, le deuteron pseudos, ou, en d’autres termes, la version méthodique de l’erreur de principe qui vient d’être dénoncée. En effet, prenons par exemple les mots existentia et Vorhandenheit. Il est licite, je crois, d’appeler l’un l’interpretandum, l’autre l’interpretans : ce qui revient à dire, en bonne logique, qu’il doit exister de l’un à l’autre un « passage », un « transport », une interprétation au sens étymologique du terme. Une interprétation et non pas, insistons-y, une simple « explicitation » ! Heidegger, ici, ne se borne nullement à « expliciter », c’est-à-dire à transposer « philologiquement » un mot latin (ou un mot allemand pré-phénoménologique) dans sa langue allemande à lui : il n’est pas un traducteur. S’il « transpose », c’est en trans-posant, s’il « explicite », c’est en ex-pliquant bref, s’il « interprète », c’est en inter-pr-étant, c’est-à-dire en déplaçant... Faute de se livrer à cette réflexion élémentaire, on s’expose à traiter Heidegger, lorsqu’il éclaircit la « langue » de la tradition ontologique, comme un vulgaire glossateur, simplement plus aigu que les autres. On voit donc quelle est ici notre réserve : tandis qu’il re-traduit (car c’est ici, selon son propre témoignage, d’une simple rétro-version qu’il s’agit) Vorhandenheit par « subsistance », J.-F. Courtine, loin de traduire Vorhandenheit en français, manifeste en réalité un refus caractérisé de traduire ; il cultive et répand l’illusion que Heidegger, avec ses propres « explicitations » allemandes, ne se soucierait que de refléter les notions qu’il « commente ».
Soit, pour prendre un exemple encore plus classique et plus clair, l’eidos platonicien. Et supposons que je le traduise — l’« explicite » — par le français « visage » ou l’allemand Gesicht. Aurai-je alors vraiment interprété ce concept ? Non : m’appuyant (certes à bon droit) sur le sens courant, préphilosophique, du grec eidos, j’aurai simplement rendu un écho, produit une image photographique de ce mot. Aussi bien, nous voyons que Heidegger, lorsqu’il élucide la pensée de Platon, ne s’en tient jamais à un décalque « correct » comme Gesicht. Durch das Richtige hindurch, in das Wahre : « à travers la simple rectitude, vers la vérité », telle est bien plutôt sa devise. Ce que fait Heidegger, c’est moins expliciter que traduire pensivement, interprétativement l’eidos platonicien, ce qui lui inspire des trans-positions comme Aussehen ou Aussicht.
Et ce qui vaut d’eidos ne vaut pas moins de tous les concepts métaphysiques dont il traite, y compris ceux qui, comme existantia ou Dasein au sens métaphysique, se sont presque « intégrés » aux langues « naturelles » modernes. Heidegger n’est pas un historiographe, un reporter de l’histoire de la philosophie, il est un penseur en débat avec d’autres penseurs qui, de surcroît, sait plus clairement qu’un autre que re-penser la pensée de ces « auteurs » ne consiste pas, ne peut consister à dire, fût-ce explicitativement la même chose qu’eux. Ainsi, c’est l’interprétation — et la pratique — heideggérienne de la notion même d’interprétation qui frappe d’interdit les rétroversions que l’on objecte à notre effort de... traduire, et, de deux choses l’une : ou bien Heidegger « interprète » l’existentia comme « subsistance », et alors il n’interprète pas vraiment, ou bien il interprète vraiment l’existentia lorsqu’il parle de Vorhandenheit, et alors ce n’est point en re-parlant germanistiquement de « subsistance » , mais en déterminant celle-ci même, en son provenir, comme (par exemple) être-sous-la-main. « Être-sous-la-main » : une traduction qui, précisons-le, est également sous notre plume tout autre chose que — disait J.-F. Courtine — une « traduction-explicitation », à savoir, derechef, une interprétation « consciente et organisée ».
b) Sur cet être-sous-la-main, et notamment sur la différence « imperceptiblement » perceptible qui le sépare de l’être-à-portée-de-la-main, il semble donc qu’il faille une fois de plus revenir. J’y reviens. Non pas cependant en analysant des « idées » complexes, mais, à nouveau, en prenant un exemple niais :
Supposons que j’aie « toujours », en cas de besoin, un parapluie sur la banquette arrière de ma voiture, et demandons-nous, en nous rendant attentif au « naturel » (imperceptible) de notre langue, comment il conviendrait, selon son mode d’être, de nommer cet étant. Pour cela, on commencera évidemment par préciser descriptivement l’hypothèse : d’abord, comme beaucoup d’hommes d’aujourd’hui, je me sers plus souvent de ma voiture que de mes jambes : ce parapluie, cet outil est en tant que tel assez archaïque, il est presque un « souvenir » du temps où l’on « se promenait » de manière familiale, hygiénique ou « rêveuse », en un mot vraiment quotidienne ; ensuite, sous nos latitudes, il pleut assez rarement, et pas longtemps : nouvelle cause de « raréfaction » de l’outil en question, qui, pourtant, ne laisse pas de demeurer familier (certains commerces, « en crise », le vendent, et même ne vendent que lui) ; enfin, cet outil résiduel a en même temps ceci de propre — et doit sa survie au fait — qu’il s’inscrit dans un « complexe » dont font également partie le ciel et la terre : du coup, sa « mondialité » (Weltmässigkeit) est privilégiée, et ceci à tel point que, marquant le « temps » (la saison) il contribue indirectement à la constitution de l’intratemporalité, etc., etc.
On pourrait disserter longuement sur un parapluie. Tel n’est pas notre propos, mais, encore une fois, d’en nommer le mode d’être : Vorhandenheit ou Zuhandenheit ? Ou, pour préciser la question : à qui me presserait de « choisir », et de lui dire si ce parapluie d’usage intermittent m’est « sous la main » ou « à portée de la main », que répondrai-je en « bon français » ?
Eh bien, je lui dirai que je l’ai « toujours » sous la main, plutôt qu’à portée de la main. C’est ainsi, et pas autrement, que j’exprimerai comme il faut l’être d’un « outil » qui, le plus souvent, n’a pas son sens propre d’outil, mais « traîne » derrière moi à la façon d’un « objet » (au sens courant) ou d’un « ustensile ». Mais, parlant ainsi, je ne le réduirai pas pour autant à l’inertie absolue de la pierre du chemin, ou de la « chose » telle qu’objectivée par la science physique ; non — je me bornerai à le distinguer adéquatement de cette outilité pleine dont il est par ailleurs « en puissance » pour peu que tombe une seule goutte d’eau ; car que je doive sortir de la voiture et que cette goutte d’eau me chatouille le nez, et voici soudain qu’il « devient », de sous-la-main qu’il était, un étant à portée de ma main. Oui, à portée de la main comme est, par exemple, la truelle à portée de la main du maçon au travail. Du maçon qui, si on lui posait à propos de cette truelle notre « question-test », ne répondrait pas, je crois, quant à lui, qu’il a « toujours sa truelle sous la main », mais bel et bien qu’il l’a « toujours à portée de la main »... Car cette truelle, il n’en « dispose » pas « en cas de besoin », mais il en use au sein de ce que Heidegger appelle un Umgang, un « commerce » avec l’outil. Est-ce « clair » ? J’ai la faiblesse de le croire, sans pour autant avoir jamais affirmé que ce discernement allait de soi, qu’il était aveuglant ou indispensable — sans jamais avoir été « péremptoire » ni m’être mêlé de légiférer. J’avais cru bien faire en faisant profiter la traduction de Heidegger des efforts fructueux de François Fédier, un point, c’est tout.
Cela dit, cet humble début d’« analyse » ne prétend pas non plus « commenter » Heidegger, ni régler un problème qui, je le répète, doit aujourd’hui comme hier être tenu ouvert. Pour ce qui est du sens proprement phénoménologique et historial de la Vorhandenheit et de la Zuhandenheit, qu’on lise Sein und Zeit, et, à l’occasion, qu’on le cite davantage que ne fait J.-F. Courtine. Mais nos traductions — de cela, nous sommes sûr et certain — n’empêcheront pas une telle lecture, et c’est ce qui nous tenait à cœur. Pas plus qu’elles n’empêcheront, au contraire, le lecteur de se demander par exemple pourquoi et comment l’être-sous-la-main demeure en effet profondément « référé » à l’usage ; de peser la différence qui le sépare de la thématisation et de l’objectivation scientifico-théoriques proprement dites ; de méditer le mot de virage (Umschlag) qu’a choisi Heidegger avec le plus grand soin pour désigner la métamorphose de l’être-à-portée-de-la-main en être-sous-la-main ; de s’émerveiller de la « nuance » et de la contiguïté — en un mot de l’affinité des deux notions ; et enfin, pourquoi pas, d’essayer d’aller « plus loin » que Heidegger, en s’interrogeant, par exemple, sur cet étrange « a-visement » qui se produit lorsque, surprenant pour ainsi dire le sous-la-main « entre » outilité et choséité pure, je le « considère »…
c) Après ces diverses remarques, on ne s’étonnera pas que la dernière que nous avons à faire soit pour conjecturer que l’origine de toutes ces complications, chicanes et timidités se trouve dans une inexpérience d’Être et Temps dont notre protagoniste, assurément, n’a point le monopole. Pas plus que je ne m’arroge moi-même, dois-je le dire, une expérience privilégiée de cette œuvre. Simplement, j’ai tenté depuis des années d’y trouver accès, j’ai ouvert un chemin vers elle parmi d’autres possibles, j’ai dit dans quelques textes quel était ce chemin, j’ai essayé d’« assumer » mon interprétation — et j’ai traduit voilà tout. Pour le reste, la polémique, quelle qu’elle soit, ne me tente plus ; j’attends le polémos.
Quelle est maintenant la signification historique, au-delà du cas peu intéressant de son « auteur », de ce travail de traduction ? Le lecteur, au seul vu du retard extravagant avec lequel arrive Être et Temps sur sa table de travail, se doute qu’il y aurait « beaucoup à dire » sur ce que nous avions appelé il y a quelques années un « mystère d’incurie ». Nous n’en dirons rien cependant, parce que ce « beaucoup », lui aussi, ne présente que peu d’intérêt, et même aucun. Universelle, la philosophie a été confisquée ; livre du siècle, Être et Temps est resté sous le boisseau. Pourquoi ? Comment ? Quoique nous le sachions un peu, nous ne voulons plus le savoir. Que la porte claque, qu’une page soit tournée, voilà ce qui seulement est important. Important ? Que dis-je ! C’est, disait Heidegger, il y a presque exactement un demi-siècle, à son premier traducteur Henry Corbin, une « bénédiction ». Comme est en soi une bénédiction ce témoignage de l’auteur lui-même qui, mieux que nous ne saurions faire, conclura, et cet avant-propos, et, je l’espère, toute une « préhistoire » de la véritable confrontation de la France avec son présent, avec elle-même :
« Par la traduction, le travail de la pensée se trouve transposé dans l’esprit d’une autre langue, et subit ainsi une transformation inévitable. Mais cette transformation peut devenir féconde, car elle fait apparaître en une lumière nouvelle la position fondamentale de la question ; elle fournit ainsi l’occasion de devenir soi-même plus clairvoyant et d’en discerner plus nettement les limites.
C’est pourquoi une traduction ne consiste pas simplement à faciliter la communication avec le monde d’une autre langue, mais elle est en soi un défrichement de la question posée en commun. Elle sert à la compréhension réciproque en un sens supérieur. Et chaque pas dans cette voie est une bénédiction pour les peuples » .
E. M.
Richelieu, le 10 février 1985
À
EDMUND HUSSERL
en témoignage de vénération et d’amitié
Todtnauberg, Forêt-Noire badoise, pour le 8 avril 19261
NOTE LIMINAIRE1
L’essai Être et Temps a paru pour la première fois au printemps 1927, dans le Jahrbuch für Phänomenologie und phänomenologische Forschung d’E. Husserl, t. VIII, et, simultanément, en volume séparé.
Le texte de la présente réimpression — constituant la 9e édition — n’a subi aucun changement ; néanmoins, les citations et la ponctuation ont fait l’objet d’une révision. A d’infimes écarts près, la pagination du présent volume correspond à celle des éditions antérieures.
Le sous-titre « Première moitié », présent dans ces premières éditions, a été supprimé. Après un quart de siècle, il ne saurait être question d’annexer cette deuxième moitié à la première sans procéder à une refonte de celle-ci. Le chemin qu’elle suivait, néanmoins, demeure aujourd’hui encore un chemin indispensable si la question de l’être doit mettre en mouvement notre Dasein.
Pour un éclaircissement de cette question, qu’il soit permis de renvoyer à notre Introduction à la métaphysique, parue2 chez le même éditeur, qui reproduit le texte d’un cours professé durant le semestre d’hiver 1935.
[PLAN DE L’OUVRAGE]
INTRODUCTION :
L’EXPOSITION DE LA QUESTION DU SENS DE L’ÊTRE
CHAPITRE PREMIER :
NECESSITÉ, STRUCTURE ET PRIMAUTÉ DE LA QUESTION DE L’ÊTRE
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