Littérature russe








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LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE


LITTÉRATURE RUSSE —

Vikenti Veressaïev

(Вересаев Викентий Викентьевич)

1867 – 1945

MÉMOIRES D’UN MÉDECIN

(Записок врача)
1901

Traduction de Serge Persky, Paris, Perrin et Cie, 1905.
TABLE


INTRODUCTION 3

AVANT-PROPOS DE L’AUTEUR 11

PREMIÈRE PARTIE 17

I. LE PREMIER CONTACT AVEC LA MÉDECINE 17

II. L’HÔPITAL 25

III. LES PREMIERS DOUTES 38

IV. LES EXAMENS 47

V. LA CLIENTÈLE 50

VI. L’APPRENTISSAGE 64

DEUXIÈME PARTIE 68

I. LES OPÉRATIONS 68

II. LES NOUVEAUTÉS 80

III. L’EXPÉRIMENTATION SUR L’HOMME VIVANT 90

IV. LES ACCIDENTS 108

V. LES POUVOIRS DE LA MÉDECINE 116

VI. LA FOI DANS LA MÉDECINE 126

VII. LA MÉDECINE ET LA VIE SOCIALE 136

VIII. L’AVENIR 143

TROISIÈME PARTIE 151

I. LES CLIENTS 151

II. L’ENDURCISSEMENT PROFESSIONNEL 163

III. LES HONORAIRES 172

IV. DEUX VICTIMES 181

V. LE RECRUTEMENT DES MÉDECINS 183

VI. L’ISSUE 187


INTRODUCTION


Depuis les Récits d’un Chasseur d’Ivan Tourguenef, peu de livres ont aussi vivement ému la société russe tout entière que ces Mémoires d’un Médecin, publiés, il y a quelques mois, sous un pseudonyme, par un des plus savants médecins de Saint-Pétersbourg. Et bien qu’au point de vue littéraire aucune comparaison ne soit possible entre les deux ouvrages, l’extraordinaire succès des Mémoires d’un Médecin n’est pas dû seulement à l’importance, à la nouveauté, à la hardiesse imprévue des idées qui s’y trouvent exprimées. L’auteur, qui est évidemment un lettré, n’a rien négligé des artifices capables de donner à ses idées un relief plus net et plus vigoureux. Mais surtout on sent qu’il a dû étudier de fort près les derniers écrits du comte Tolstoï : de telle sorte que son livre rappelle, tout ensemble, Ma Religion, Qu’est-ce que l’Art ? et Résurrection, avec un art assurément moins haut et moins personnel, mais, peut-être, avec une portée plus précise et plus immédiate. Chez lui comme chez le comte Tolstoï, sous une apparence de rude simplicité, sans cesse on aperçoit l’adresse d’un écrivain s’ingéniant, pour mieux nous toucher, à transformer sa pensée en de vivantes images : sans cesse une anecdote, une citation, un petit exemple, introduit au milieu d’un raisonnement, prend à nos yeux la valeur d’un symbole, et vient, pour ainsi dire, entraîner de force notre conviction.

Seule la composition générale du livre laisse à désirer. Chacun des chapitres se suffit à soi-même, et parfois on a peine à distinguer le lien qui le rattache aux autres chapitres : défaut malheureusement trop fréquent dans la littérature russe, depuis les Âmes mortes de Gogol jusqu’aux derniers écrits du comte Tolstoï. Encore ce défaut ne se fait-il sentir que dans la seconde partie des Mémoires d’un Médecin, tandis que la première partie, au contraire, nous offre une manière de roman autobiographique très suffisamment suivi, et d’une qualité littéraire des plus remarquables. Cette première partie du livre pourrait s’appeler, à elle seule, les Mémoires d’un Médecin. Les deux autres sont plutôt quelque chose comme une « confession », et non point la confession de certain médecin en particulier, mais celle de toute la médecine moderne, procédant devant nous à son examen de conscience, avec un mélange bien tolstoïen, — ou, si l’on profère, bien slave, — d’orgueilleuse franchise et d’humilité.
J’ajoute que la première partie elle-même, si elle est un roman, est déjà tout à fait un « roman à thèse ». En nous racontant ses études et ses pitoyables débuts dans la pratique médicale, l’auteur cherche déjà, comme il va le faire tout le long du livre, à nous signaler quelques-uns des vices les plus graves qu’il a cru découvrir dans l’organisation présente de la médecine : car il estime non seulement que ces vices ne doivent pas nous rester cachés, mais qu’ils pourront disparaître, ou du moins s’atténuer, le jour où, les connaissant bien, nous nous déciderons enfin à protester contre eux. La réforme de ce qu’il y a de fâcheux, à son avis, dans les mœurs médicales contemporaines, ce n’est pas des médecins qu’il l’attend, mais de nous, les « profanes », malades ou candidats à la maladie. Et, d’abord, il veut que nous forcions les pouvoirs publics à améliorer l’enseignement de la médecine, qui, sous sa forme actuelle, ne sert qu’à entasser dans de jeunes cerveaux toute sorte d’idées fausses et de notions superflues. « Le véritable apprentissage du médecin d’aujourd’hui, nous dit-il, commence au sortir de l’Université. Nous n’acquérons notre expérience qu’au prix de la santé et de la vie de nos clients. Et le remède à cet état de choses ne dépend pas de nous : il dépend de la société qui, par ignorance ou négligence, persiste à nous imposer un régime d’études à peu près inutile. » Voilà ce qu’il nous dit expressément, à la fin de la première partie de son livre ; et toute cette partie a surtout pour objet de nous le prouver.

Après les longues années du collège, où il s’est fastidieusement nourri de grec et de latin, le jeune étudiant voit s’ouvrir à lui le monde merveilleux des sciences de la nature. Il se sent ébloui, fasciné ; il frémit de joie à la pensée qu’enfin il va acquérir des connaissances certaines, sérieuses, efficaces. Et il s’enivre de chimie et d’anatomie, avec un mépris mêlé d’indignation pour l’ignorance du commun des hommes, qui ne savent pas que la viande qu’ils mangent est faite de muscles, ni pourquoi le phosphore luit dans les ténèbres. Mais bien plus profonde encore est l’action qu’exerce sur lui la méthode générale des sciences naturelles. Pas d’hypothèses ; l’observation directe, unique fondement de toute certitude : voilà ce qui se grave tout de suite dans son cerveau. Et il a beau, plus tard, sauter fiévreusement d’une hypothèse à l’autre, toute sa science a beau se constituer d’affirmations dont pas une seule ne repose sur une observation personnelle : toujours désormais il sera invinciblement porté, en théorie, à ne concevoir la vérité que sous la forme d’un fait matériel, matériellement démontré. Dès le début, pour ainsi dire, l’étude de la médecine lui donne à jamais un état d’esprit « médical ».

Puis vient pour lui le premier contact avec l’être vivant : et aussitôt le doute s’empare de lui, un doute d’autant plus douloureux qu’il succède à un plus naïf élan de confiance et d’espoir. Devant les contradictions de ses manuels et les aveux d’impuissance de ses professeurs, il s’aperçoit que la médecine n’est point la science solide et certaine qu’il s’était figurée. Il voit se dresser auprès de lui deux médecines : « l’une, toute de parade, celle qui guérit et qui ressuscite ; l’autre, la vraie, impuissante, stérile, mensongère, se faisant fort de guérir des maladies qu’elle ne connaît point, ou s’ingéniant à décrire des maladies qu’elle ne peut guérir. » Il en arrive à tenir les médecins pour des augures, incapables de se regarder sans rire, mais qui, en présence des « profanes », le plus sérieusement du monde, rédigent des ordonnances et font des opérations, ut aliquid fiat, afin que l’on croie qu’ils peuvent quelque chose. Et le jeune homme se rappelle amèrement les paroles du Méphistophélès de Gœthe : « L’essence de la médecine est facile à concevoir. C’est une science qui approfondit le microcosme et le macroscome, pour, enfin, laisser aller toutes choses comme il plaît à Dieu. »

Mais cette crise de doute n’est que passagère. Avec sa droiture d’esprit et sa clairvoyance naturelles, l’étudiant ne tarde pas à reconnaître que, si la médecine sait sans doute peu de choses, lui-même en tout cas ne sait absolument rien, et n’a pas le droit de juger une science qu’il ignore. Il s’instruit, il recueille assidûment les leçons de ses professeurs, dont il n’a jamais pu s’empêcher d’admirer le talent : et bientôt aucune trace ne subsiste plus, en lui, de son scepticisme ingénu de « demi-savant ». Jusqu’à la fin de ses études, maintenant, tout ce qu’il verra et tout ce qu’il lira ne va plus servir qu’à fortifier, chez lui, une foi profonde dans le présent et l’avenir de la médecine. Il se dit bien qu’autrefois il avait tort d’attendre tout de cette science, tandis que désormais il n’attendra plus d’elle que le beaucoup dont elle est capable. En réalité, et sans se l’avouer, il est prêt à croire que ce « beaucoup » est très proche de « tout ». Et lorsque, après six ans d’études, il obtient le diplôme de docteur en médecine, il s’estime absolument digne d’user, suivant les termes mêmes du diplôme, « de tous les titres et privilèges que, de par la loi, ce titre lui confère ».

Mais ce n’est encore là qu’une présomption de « demi-savant ». À peine le jeune docteur a-t-il commencé à pratiquer la médecine, qu’il découvre l’effrayante insuffisance de tout ce qu’on lui a enseigné à l’Université. Il a vu soigner des maladies étranges et exceptionnelles : mais les clients qui le consultent ont des maladies toutes simples, toutes banales, et contre lesquelles il ne sait que faire, ayant toujours négligé de les étudier. Il ne sait, non plus, ni poser des ventouses, ni ouvrir un abcès, bien qu’il ait assisté à des opérations désormais fameuses. Il se trompe dans ses diagnostics, il se trompe dans ses ordonnances. Surtout il se trouve désemparé devant la personnalité de ses clients ; car il n’a appris ni à tenir compte de la différence des caractères moraux, ni même à tenir compte de cette différence des tempéraments physiques qui fait que, en réalité, chaque malade représente une maladie spéciale. Et ainsi, pendant les deux premières années de sa clientèle, il « laisse aller toutes choses comme il plaît à Dieu », jusqu’à ce qu’un jour, par pure inexpérience, il tue un petit garçon qu’un praticien plus habile n’aurait pas manqué de guérir. Alors le malheureux achève de comprendre quelles suites funestes peuvent résulter de son ignorance. Et bien qu’il y ait encore mainte belle page, très émouvante à la fois et très suggestive, dans le chapitre où le héros du livre nous raconte les longues et pénibles années de son nouvel apprentissage à Saint-Pétersbourg, cette admirable histoire du petit garçon résume, en quelque sorte, toute la première partie des Mémoires d’un Médecin. Aucun exemple ne saurait mieux nous prouver la nécessité immédiate d’une réforme dans le mode d’enseignement de la médecine : d’une réforme qui, en préparant davantage les jeunes médecins aux exigences pratiques de leur profession, leur évite « d’acquérir leur expérience au prix de notre santé et de notre vie ».
La seconde et la troisième parties du livre n’ont pas, malheureusement, l’harmonieuse unité de la première, et les « thèses » de l’auteur ne s’y présentent plus à nous sous le couvert d’un roman. Mais quelques-unes de ces thèses sont peut-être d’une portée plus considérable encore, et plus générale. La seconde partie notamment est toute remplie de véritables révélations, dont je ne crois pas que personne puisse contester l’importance. C’est d’ailleurs cette seconde partie qui a fait surtout, en Russie, la fortune du livre. C’est elle qui a valu au Dr Veressaïef la faveur du public, et elle aussi qui continue, depuis des mois, à lui valoir l’hostilité de nombre de ses confrères de la presse médicale. Non que ceux-ci se refusent à reconnaître sa bonne foi, ni, en somme, la justesse de la plupart de ses affirmations : ils lui reprochent simplement d’avoir soumis à l’examen du lecteur « profane » des problèmes que, seuls, les médecins sont en état de résoudre. Et c’est là un reproche dont je n’ai pas à m’occuper, puisque le docteur Veressaïef, dans un Avant-Propos qu’on va lire, s’est suffisamment chargé d’y répondre lui-même : mais le fait est que, maintenant que ces problèmes se trouvent soumis à notre examen, il ne nous est guère possible de nous désintéresser de leur solution.

Comment resterions-nous indifférents, par exemple, à ce que nous apprend l’écrivain russe des dangers qu’offrent toujours les opérations, même les plus simples, à moins que le médecin qui les pratique ne possède, de naissance, le don, le génie spécial de la chirurgie ? Comment, malgré toute notre incompétence, aurions-nous le courage de ne pas l’écouter quand il nous met en garde contre les nouveautés médicales, ou quand il nous révèle le rôle énorme qu’a joué et que, joue encore, dans les progrès de la médecine moderne, l’expérimentation directe sur les malades des hôpitaux ? Aussi bien le chapitre qu’il consacre à ce dernier sujet est-il, peut-être, le plus pathétique de l’ouvrage entier. Nous avons beau être ignorants des secrets de la médecine, et pleins de respect pour la grandeur du but qu’elle poursuit : nous ne pouvons nous empêcher de frémir d’épouvante en voyant défiler devant nous une centaine de malheureux à qui des médecins inoculent la blennorragie, la syphilis, le cancer, sous prétexte de les guérir d’autres maladies. Et la sécheresse toute documentaire de ce chapitre, uniquement composé de citations de journaux médicaux, prête un singulier surcroît de saveur à l’exposé que nous fait, en un autre endroit, le docteur Veressaïef des avantages scientifiques de la pauvreté, qui seule, en peuplant les hôpitaux, fournit à la médecine une aussi précieuse matière d’investigation.

Au reste, je ne saurais mieux définir l’esprit et le caractère de toute cette partie du livre qu’en la comparant, une fois de plus, aux réquisitoires sociaux du comte Tolstoï. De même que l’auteur de Ma Religion, l’auteur des Mémoires d’un Médecin apporte à l’étude de son sujet une constante préoccupation de l’idéal moral : avec cette différence toutefois que, traitant d’une réalité plus directe, il est plus souvent plus en peine d’aboutir à une conclusion. Un examen de conscience, une recherche, — également impartiale, — du pour et du contre : voilà l’entreprise qu’il semble s’être proposée, bien plutôt que la défense systématique d’une idée préconçue.

Mais il y a dans son livre un chapitre d’un intérêt tout à fait exceptionnel : celui où il se demande, à notre intention, quelles sont actuellement les ressources de la médecine. Que sait-elle de l’origine des maladies, de leur marche, et des moyens de leur guérison ? On verra que, d’une façon générale, au dire de l’auteur des Mémoires d’un Médecin, la médecine ne sait encore rien, ou presque rien, de tout cela. Pour certaines maladies, en vérité, elle permet un diagnostic à peu près positif : mais ces maladies ne sont qu’une infime minorité, par rapport à celles dont le diagnostic doit se fonder, tout entier, sur des signes fortuits et toujours douteux. Puis, le diagnostic établi, restent à trouver les remèdes. Il y en a une dizaine pour chaque maladie : des remèdes dont chacun se recommande d’autorités sérieuses, et qui, cependant, se contredisent l’un l’autre. Lequel choisir ? À quoi se fier ? Se fier à l’expérience des maîtres ? Jamais les maîtres n’ont pu s’accorder sur rien. Se fier à son expérience personnelle ? On voit trop ce qu’une telle pratique a d’irréalisable.

Ainsi résumée en quelques lignes, la pensée de l’auteur risque de paraître un peu superficielle. Mais, dans le texte, comme elle est vivante, éloquente, touchante, et avec quel douloureux accent de sincérité ! On sent, à chaque ligne, que l’auteur s’est adressé à lui-même, en présence des réalités de la vie quotidienne, les tristes réflexions dont il nous fait part. On sent que les tragiques récits dont il entremêle son argumentation ne sont pas, simplement, des exemples inventés à plaisir. Dans des circonstances peut-être différentes, il a dû, lui-même, éprouver des angoisses, des doutes, des remords, pareils à ceux qu’éprouve le héros de son livre. Et l’on devine sans peine que lui aussi, comme son héros, il a eu besoin d’un effort prolongé pour ne pas succomber au découragement.
Le fait est, pourtant, qu’il n’y a pas succombé. Et si quelques-uns de ses autres chapitres manquent de conclusion, celui-là en a une, très claire, très précise, et probablement très vraie : ou plutôt c’est une conclusion qui se dégage de tous les chapitres du livre, encore que l’auteur ne prenne pas toujours le soin de nous la formuler. À son avis, la médecine d’à-présent, en tant que science, reste encore bien incomplète et bien incertaine : mais c’est que la médecine, infiniment plus qu’une science, est un art. Elle est un art indéfinissable, constitué de mille éléments divers : un art qui varie d’après chaque médecin, de même qu’il doit varier d’après chaque malade ; un art qui, tout en s’appuyant sur l’expérience acquise, laisse une part prépondérante à l’inspiration personnelle ; un art dans le développement duquel l’observation morale joue un rôle au moins aussi grand que l’observation matérielle ; un art qui a d’autant plus de chance d’être efficace qu’il s’accompagne de plus de compassion et de charité.

Aussi le Dr Veressaïef, après nous avoir avoué les misères de la médecine, n’est-il ensuite que plus à l’aise pour nous en vanter la grandeur. Il nous dit tout ce qu’elle exige de patience, de résignation, souvent d’héroïsme, mais, en revanche, tout le bien qu’elle peut faire aux hommes, pourvu seulement que ceux-ci ne se méprennent pas sur sa véritable portée. Car c’est là une seconde conclusion qui ressort, également, de presque tous les chapitres des Mémoires d’un Médecin bien loin de vouloir, comme on l’a prétendu, nous provoquer à la défiance contre la médecine, l’auteur s’est plutôt proposé de nous réconcilier à jamais avec elle, en nous apprenant à la connaître pour ce qu’elle est, et à n’attendre d’elle que ce qu’elle peut nous donner. Il nous affirme que c’est nous-mêmes qui, par notre attitude à l’égard des médecins, leur imposons la plupart des défauts que nous avons coutume de leur reprocher. « Que les hommes cessent de croire à l’infaillibilité de la médecine ; et aussitôt la médecine, dépouillant toute prétention à l’infaillibilité, s’occupera plus sérieusement de soulager leurs maux ! » Voilà ce qu’il semble nous dire à chaque page, achevant par là de se justifier devant nous de l’audacieuse franchise de ses révélations.

Et, certes, un aussi sage conseil ne manquerait pas de produire son effet si les hommes étaient une espèce raisonnable, pouvant s’accommoder de vivre au contact de la vérité. Mais je crains que, comme ils attendent trop de la médecine, le docteur Veressaïef n’attende trop d’eux, à son tour. Ce sont eux qui, par nature, ont besoin d’être trompés. Ils ont besoin que l’homme qui les soigne ait sur la tête un bonnet pointu, que, même quand il ne sait rien, il prétende tout savoir, et que, même quand sa science lui recommande de ne rien faire, il « rédige des ordonnances et fasse des opérations, ut aliquid fiat ». Ils ont eu ce besoin en tous temps, si haut que l’on remonte dans l’histoire de l’humanité ; et tout porte à croire qu’ils l’auront sans cesse davantage, à mesure que, en leur ôtant l’espoir d’une vie future, on les déshabituera de considérer leur vie terrestre comme une chose fragile, provisoire et médiocre. J’ai demandé un jour à un vieux médecin de quel changement il avait été le plus frappé, au cours de sa longue et laborieuse carrière. « De celui-ci, me répondit le vieillard : j’ai constaté que, de génération en génération, les hommes, jeunes et vieux, se résignaient plus difficilement à la nécessité de mourir. »

Non, ce n’est pas des malades que pourra venir la régénération de la médecine. En dépit de tous les avertissements et de tous les conseils, les « profanes » seront toujours forcés d’accepter la médecine telle qu’il plaira aux médecins de la leur offrir. Mais, si même nous risquons bien d’être à jamais incapables du grand effort de sagesse où nous invite l’auteur des Mémoires d’un Médecin, son livre n’en abonde pas moins en précieuses leçons, dont une seule, d’ailleurs, domine à la fois et résume toutes les autres. Ce beau livre nous apprend que, en médecine comme en toutes choses, l’intelligence reste impuissante et vaine quand elle ne s’accompagne pas d’amour et de bonté. Le meilleur médecin n’est pas celui qui sait le plus, car, quelque savant qu’il soit, ce qu’il sait n’est rien ; c’est celui qui aime ses malades et qui en a pitié. À celui-là nous pouvons confier aveuglément le soin de notre vie, avec la certitude qu’il n’essaiera pas sur nous des remèdes inconnus, qu’il ne nous opérera pas sans nécessité, qu’il ne nous inventera pas des maladies supplémentaires sous prétexte de nous délivrer de celles dont nous souffrons. Celui-là, s’il ne sait pas nous guérir, saura du moins souffrir avec nous et nous consoler. Et c’est celui-là encore qui, mieux que tous les autres, saura nous guérir, puisque, d’après l’auteur des Mémoires d’un Médecin, l’art de nous guérir consiste surtout à comprendre qui nous sommes, à nous plaindre et à souhaiter que nous guérissions.
T. de Wyzewa.

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