28 et tâche d’être sincèrement repentant… Bon, bon ! Je me tais, je me tais ! Vraiment…
Pavel Vladimiritch était cramoisi et étouffait presque. S’il avait pu en ce moment se briser le crâne, il l’aurait fait sans aucun doute.
— Maintenant… au sujet du bien… peut-être as-tu déjà pris quelques dispositions ? continua Judas. Un joli bien que tu as là, frère, un joli petit bien. La terre y est encore meilleure qu’à Golovlevo. Et le capital aussi… Moi, frère, je ne sais rien… mais je crois que tu as reçu le prix du rachat des paysans… Je ne me suis jamais occupé du combien… ni du comment. Aujourd’hui par exemple, en venant chez toi, je me disais : Il faut que frère Pavel ait un capital ! Du reste, pensais-je, si même il en a un, pour sûr il en a disposé !
Le malade se détourna et poussa un gros soupir.
— Tu n’en a pas disposé ? Eh bien ! tant mieux, mon ami ! Par la loi — c’est beaucoup plus juste. Ce n’est pas aux étrangers, mais aux parents qu’il reviendra. Moi, par exemple, quoique je sois faible, que j’aie un pied presque dans la tombe, je me dis : Pourquoi ferais-je des dispositions si la loi peut les faire à ma place ? Et comme c’est beau, mon chéri ! Ni querelle, ni jalousie, ni chicane — la loi !
C’était horrible. Pavel Vladimiritch s’imaginait qu’on l’avait mis vivant dans la bière, qu’il s’y trouvait enchaîné, en proie à un sommeil léthargique, qu’il ne pouvait faire aucun mouvement et qu’il était obligé de cette façon d’écouter les injures de Sangsue.
— Va-t’en… pour l’amour de Dieu… Va-t’en ! s’écria-t-il enfin en suppliant son bourreau.
— Bon ! bon ! calme-toi ! je m’en vais ! Je sais bien que tu ne m’aimes pas… C’est honteux, mon ami, c’est honteux de ne pas aimer son frère ! Et moi, au contraire, je ne te veux que du bien. Je dis même souvent à mes enfants : Quoique le frère Pavel soit fautif envers moi, je l’aime quand même. Donc… tu n’as pas pris tes dispositions ? C’est très bien, mon ami. Quelquefois il arrive qu’on s’empare du capital… du vivant… surtout lorsqu’on est seul, sans parents… mais ne crains rien… je surveillerai tout… Eh quoi ? je t’ennuie ! Bien, bien, je m’en vais ! Laisse-moi seulement prier Dieu !
Il se leva, joignit les mains et murmura à la hâte quelques paroles.
— Adieu, frère ! ne t’inquiète pas. Dors gentiment ! peut-être Dieu viendra-t-il à ton aide ! Et moi, je vais chez mamenka, nous causerons, nous délibérerons, peut-être trouverons-nous quelque chose. — Ah ! j’ai demandé que l’on me prépare un dîner maigre…, du poisson salé, des champignons, des choux, — tu m’excuseras, n’est-ce pas ? Quoi ? je t’ennuie de nouveau ! Ah ! frère, frère ! c’est bon, c’est bon, je pars, je pars ! Surtout, mon ami, ne t’inquiète pas, ne t’excite pas ! Dors à ton aise, dors, repose-toi ! Hin ! hin ! fit-il en imitant le râlement de son frère, et il se décida enfin à s’en aller.
— Sangsue !
Ce cri retentit derrière lui si perçant qu’il lui donna la sensation d’une brûlure. Pendant que Porfiry Vladimiritch torturait son frère à l’entresol, la grand’mère Arina Pétrovna rassemblait autour d’elle ses petits-enfants (non sans intention d’apprendre quelque chose) et causait avec eux.
— Eh bien, comment vas-tu ? dit-elle à l’aîné de ses petits-fils.
— Pas mal, grand’maman ! l’année prochaine je serai reçu officier.
— Est-ce bien vrai, cela ? Voilà combien d’années que tu le promets ! Les exercices sont-ils si difficiles à subir… ou quoi ! Dieu le sait !
— Aux derniers examens, grand’maman, il s’est coupé29 sur les « Prémices. » Batiouchka lui demande : Qu’est-ce que Dieu ? et lui : Dieu est un esprit… un esprit… un esprit saint…
— Ah ! pauvre garçon, pauvre garçon ! comment cela t’est-il arrivé ? Voilà des orphelines qui le savent, je pense…
— Je crois bien ! Dieu est un esprit invisible… se hâta de dire Anninka pour montrer ses connaissances.
— Et personne ne peut le voir, ajouta Lioubinka.
— « Comment puis-je m’éloigner de Ton esprit et me cacher de Ta face ? Si je monte aux cieux, si je descends aux enfers, je t’y trouve. Tu es partout, au ciel sur la terre et en tous lieux… »
— Voilà comment tu aurais dû répondre, — tu aurais des épaulettes maintenant. Et toi, Volodia, que penses-tu faire ?
Ce dernier devint cramoisi et garda le silence.
— Toi aussi tu as ton « Saint-Esprit » à ce qu’il paraît. Enfants ! Enfants ! Vous êtes si vifs et cependant vous ne pouvez pas acquérir la science. Et encore je comprendrais cela si votre père vous gâtait… comment agit-il avec vous aujourd’hui ?
— Toujours de la même façon, grand’mère.
— Il vous frappe ? Et moi j’ai entendu dire qu’il ne vous battait plus…
— Il nous bat moins, mais… mais, il nous ennuie à la mort.
— Je ne comprends pas cela. Comment votre père peut-il vous ennuyer ?
— Il est toujours sur notre dos, grand’mère ! Nous n’osons ni nous absenter pour une minute, sans permission, ni prendre n’importe quoi — un vrai malheur !
— Et pourquoi ne pas lui en demander la permission ? Vous ne perdez pas la langue, je suppose.
— Non, merci. Si nous commençons à lui parler, il n’en finit plus. « Attends… patiente… petit à petit… peu à peu !… » Vraiment, son parler est si ennuyeux, grand’mère !
— Il écoute aux portes, grand’maman. Mais l’autre jour Pétinka l’a surpris…
— Ah ! polissons que vous êtes ; il s’est fâché, je pense.
— Non. Moi je lui ai dit : « Ce n’est pas bien, papenka, d’écouter aux portes, de cette façon, il serait facile de vous écraser le nez, » mais lui : « Ce n’est rien, ce n’est rien, m’a-t-il répondu, je suis comme un larron la nuit. »
— Un de ces jours, grand’mère, il ramassa une pomme dans le jardin et la serra dans son armoire, mais moi je la mangeai. Croyez-vous qu’il la chercha partout ! et qu’il interrogea à ce sujet tous les domestiques !
— Qu’est-ce ? Il est donc devenu si avare.
— Ce n’est pas qu’il soit avare, mais c’est comme qui dirait… il s’occupe de bêtises. Il range des bouts de papiers, ramasse les pommes tombées…
— Chaque matin, il fait une oblation dans sa chambre et nous donne ensuite des petits morceaux de l’hostie… mais rassis, durs comme la pierre ! Un jour, nous lui avons joué un tour. Nous découvrîmes l’endroit où il cachait les hosties, nous creusâmes l’une d’elles, nous enlevâmes de cette façon toute la mie et à sa place nous mîmes du beurre.
— Vous êtes de jolis… brigands.
— Non, imaginez-vous son étonnement le lendemain ! L’hostie avec du beurre !
— Je pense, il vous corrigea d’importance.
— Pas du tout… mais toute la journée, il cracha et murmura entre ses dents : « canailles ! » Nous nous gardâmes peste bien de lui en parler ! Savez-vous, grand’mère, qu’il vous craint !
— Qu’a-t-il à me craindre… je suis pas un épouvantail, je suppose.
— Il vous craint, c’est sûr ; il pense que vous le maudirez. Et il a une peur terrible de votre malédiction !
Arina Pétrovna devint pensive.
« Eh quoi ! si je le maudis ? pensa-t-elle, sans plus de façon, je le maudis, et c’est tout ! »
Mais bientôt cette pensée se remplaça par cette autre question plus pressante : « Que fait Judas ? quelle comédie joue-t-il chez son frère ? Il faut croire qu’il se démène comme un serpent. »
Tout à coup, une idée heureuse traversa son cerveau.
— Volodia ! dit-elle, tu es léger, mon ami, va doucement à l’entresol et écoute ce qui s’y passe.
— Avec plaisir, grand’mère.
Volodinka sur la pointe des pieds se dirigea vers la porte et disparut.
— Comment se fait-il que vous soyez venus chez nous aujourd’hui ? demanda-t-elle à Pétinka.
— Il y a longtemps que nous parlions de cette visite, mais aujourd’hui Oulitouchka dépêcha un exprès pour annoncer que le docteur était venu et que l’oncle devait sûrement mourir dans la journée ou demain.
— Et au sujet de l’héritage, y a-t-il eu conversation chez vous ?
— Nous, grand’mère, nous ne faisons que parler d’héritages toute la journée. Il ne fait que raconter des histoires du temps jadis… il se rappelle même de Goriouchkino, grand’mère. Voilà, qu’il dit, si la tante Varvara Mikhaïlovna n’avait pas eu d’enfants, Goriouchkino serait à nous. Et encore, qu’il dit, les enfants, Dieu sait de qui ils sont, mais n’importe, qu’il dit, cela ne nous regarde pas. Nous voyons la paille qui est dans l’œil de notre semblable, mais nous n’apercevons pas la poutre qui est dans le nôtre… C’est comme cela, frère ! qu’il dit.
— Comme il est ! Elle était mariée, je pense, votre tetenka ; si même il y avait eu quelque chose, le mari couvrait tout !
— C’est comme ça, qu’il dit, grand’mère. Et chaque fois que nous passons auprès de Goriouchkino, chaque fois, il raconte la même histoire. Il dit que la grand’mère Natalia Vladimirovna s’était mariée à Goriouchkino — donc, qu’il dit, de toutes façons ce bien serait à nous si le grand-père ne l’avait donné en dot à sa sœur ! Et quels melons ! dit-il, croissaient à Goriouchkino ! Vingt livres… quels melons !
— Oh, par exemple, vingt livres ! Jamais je n’ai entendu parler de tels melons ! Et concernant Doubrovino, quelles sont ses dispositions ?
— Du même genre. Des melons et des melons d’eau, toujours des bêtises. Dans ces derniers temps il nous demandait à chaque instant : qu’en pensez-vous, enfants, quel peut être le capital du frère Pavel ? Déjà depuis longtemps, il calculait quelle est la somme de rachat, depuis quand le bien était engagé et s’il restait beaucoup de dettes à payer… Nous avons vu le papier sur lequel il faisait ces calculs et nous l’avons pris… Nous l’avons rendu presque fou avec cette paperasse, grand’mère ! Il le remit dans son bureau, nous le replaçâmes dans l’armoire, il ferma l’armoire à clef, nous nous procurâmes une clef semblable, nous reprîmes le papier pour le fourrer dans une hostie… Une autre fois, il alla au bain… et tout à coup il regarda et aperçut le papier sur une planchette.
— Vous vous en payez chez vous. C’est gai.
Volodinka revint et tous les yeux se portèrent sur lui.
— On n’entend rien ! déclara-t-il à demi-voix — si ce n’est que le père dit : Les innocents, frère,… et l’oncle répond : Va-t’en, sangsue… va-t’en !
— Et tu n’as rien entendu au sujet des dispositions ?…
— Je crois bien qu’il y avait quelque chose, mais je n’ai pu comprendre… Le père avait trop bien fermé les portes, grand’mère. On entend bourdonner — et c’est tout. Et puis, tout à coup, l’oncle cria si fort : « Va-t’en ! va-t’en ! » que vite j’ai descendu l’escalier, quatre à quatre.
— Au moins s’il laissait quelque chose aux orphelines… dit avec angoisse Arina Pétrovna.
— Si tout cela revient au père, il ne donnera rien à personne, grand’mère, assura Pétinka ; — je pense même qu’il nous déshéritera.
— Il n’emportera pas tout dans sa tombe.
— Non, mais il trouvera quelque moyen. Ce n’est pas en vain qu’il causa l’autre jour avec le pope : « Qu’en pensez-vous, batiouchka, disait-il, faut-il beaucoup d’argent pour bâtir une tour de Babel ? »
— Oh ! bien ! c’est peut-être par pure curiosité…
— Non, grand’mère, il a quelque projet. Si ce n’est pas la tour de Babel, il laissera le bien à Athènes, mais pas à nous.
— Père aura-t-il de grandes propriétés lorsque notre oncle mourra, grand’mère ? demanda Volodinka.
— Dieu seul sait qui mourra le premier, mon cher.
— Non, grand’mère, le père calcule juste. Aujourd’hui à peine étions-nous arrivés à la vallée de Doubrovino qu’il se découvrit et se signa. « Grâce à Dieu, dit-il, nous rentrons de nouveau sur nos terres ! »
— Il a déjà disposé de tout, grand’mère. En apercevant les arbres, il s’écria : « Joli bois, joli bois, s’il tombe en bonnes mains ! » et en traversant le pré : « Regarde, regarde, combien de meules ! !… Jadis il y avait là un haras… »
— Oui, oui… et le bois, et le pré, — tout sera à vous, mes chers enfants, soupira Arina Pétrovna. Dieu ! je crois avoir entendu craquer l’escalier !
— Chut, grand’mère, chut !… C’est lui… comme un larron la nuit… il écoute aux portes.
Il se fit un silence, mais l’alarme était fausse. Arina Pétrovna soupira et murmura : « Ah ! mes enfants, mes enfants ! » Les jeunes gens dardaient leurs regards sur les orphelines comme s’ils voulaient les dévorer. Celles-ci gardaient le silence, anxieuses.
— Avez-vous vu Lotar, cousines ? se hasarda à dire Pétinka.
Anninka et Lioubinka échangèrent un regard comme si elles se demandaient : Est-ce de l’histoire ou de la géographie ?
— Dans la Belle Hélène… elle joue la belle Hélène au théâtre.
— Ah oui… Hélène… c’est Pâris. « Étant jeune et beau, il enflammait les cœurs des déesses… » nous le savons ! nous le savons ! dit joyeusement Lioubinka.
— C’est cela, c’est cela même. Et comme elle fait : cas-cader, ca-asca-der… c’est charmant !
— Aujourd’hui, le docteur ne cesse pas de chantonner : « cul-bute, cul bute. »
— « Culbute » — c’est la défunte Liadova qui chantait ça… en voilà une qui était charmante, cousine ! Lorsqu’elle mourut deux mille personnes suivirent son cercueil… on craignait que ce fût une révolution !
— C’est du théâtre que tu causes, intervint Arina Pétrovna… Ce n’est pas au théâtre, mon ami, qu’elles doivent penser, mais au couvent…
— C’est toujours au couvent que vous voulez nous enterrer, grand’mère, se plaignit Anninka.
— Et vous, cousine, venez plutôt à Pétersbourg. Nous vous ferons tout visiter !
— Elles doivent réfléchir, non aux plaisirs, mon ami, mais aux choses divines, continua Arina Pétrovna d’un ton sentencieux.
— Nous les mènerons, grand’mère, au couvent de Serguéï dans un likhatch30 : voilà qui sera divin !
À ces mots, les yeux des orphelines brillèrent de désir et même le bout de leur nez se couvrit d’une légère rougeur.
— Et comme on chante bien au couvent Serguéï, dit-on ! s’écria Anninka.
— Oh oui, cousine. Le père même ne saurait chanter aussi bien. — Puis nous vous aurions promenées par les trois Podiatchesky.
— Nous vous aurions tout montré, tout. À Pétersbourg, il y a pas mal de demoiselles comme vous, cousines ; elles se promènent.
— C’est ça que vous leur montrerez ! intervint Arina Pétrovna. Laissez-les tranquilles, pour l’amour de Dieu ! De jolis professeurs… c’est là la science que vous leur enseignerez ! Au lieu de vos leçons, dès que Pavel sera mort, je les emmènerai au couvent de Khotkoff… et comme nous y serons bien, vous verrez !
— Et vous êtes toujours occupés à dire des obscénités ! s’écria une voix derrière la porte.
Au milieu de la conversation, personne n’avait entendu Judas s’approcher à pas de loup, comme un voleur de nuit. Il était tout en larmes, la tête penchée, le visage pâle, les mains jointes sur la poitrine. Il chercha des yeux l’image, la trouva enfin et pendant une minute éleva son esprit vers Dieu.
— Il est mal ! Ah ! qu’il est mal ! s’écria-t-il enfin en entourant de ses bras chère amie mamenka.
— Si mal que ça ?
— Il est bien mal, bien mal, ma chérie… Rappelez-vous combien il était brave jadis.
— Pas précisément… je ne m’en souviens pas !
— Ah ! non, mamenka, ne le dites pas ! Il était toujours… je me rappelle bien comment il était à sa sortie de l’école militaire, large d’épaules, de belle taille, respirant la vie… Oui, oui ! C’est comme ça, chère amie mamenka ! Nous vivons tous à la grâce de Dieu ! aujourd’hui nous sommes forts, bien portants, nous désirons vivre, jouir, nous procurer des douceurs, et demain…
Il fit un signe de la main et s’attendrit.
— A-t-il parlé au moins ?
— Peu, ma chérie, il a seulement dit : Adieu, frère ! Et il sent, mamenka, il sent qu’il est bien mal !
— Comment ne pas le sentir lorsque la poitrine se brise… !
— Non, mamenka, ce n’est pas cela que je veux dire, je veux parler de cette perspicacité qui, dit-on, est donnée à l’homme qui se meurt : il le voit d’avance. Mais aux pécheurs… à ceux-là, cette consolation est refusée.
— Et il n’a rien dit… au sujet… des dispositions ?
— Non, mamenka, il avait cette intention, mais je l’ai arrêté. Non, lui ai-je dit, ce n’est pas la peine de parler de cela. Si peu que tu me laisses par un effet de ta bonté, ou même si tu m’oublies, je serai content, je prierai quand même pour le repos de ton âme. Et comme il tient à la vie, mamenka, comme il y tient !
— Chacun désire vivre !
— Non, mamenka. Si Dieu notre créateur jugeait à propos de me rappeler à lui — je serais prêt sur l’heure !
— C’est bien si c’est Dieu, mais si c’est Satan… ?
Cette conversation se prolongea avant, pendant et après le dîner. Arina Pétrovna arrivait à peine à contenir son impatience.
Pendant que Judas bavardait, l’idée de le maudire lui venait de plus en plus à l’esprit. « Eh quoi ! si je le maudis… ! » pensa-t-elle. Mais Judas ne paraissait pas se douter de ce qui se passait dans l’âme de sa mère : il regardait d’un air serein et continuait d’oppresser chère amie mamenka par ses désespérantes jacasseries.
— Oui, je le maudirai, je le maudirai ! se persuadait de plus en plus Arina Pétrovna. Dans les chambres se répandit le parfum de l’encens ; un chant lent et lugubre se fit entendre dans la maison ; les portes étaient ouvertes à deux battants ; ceux qui désiraient rendre leurs derniers devoirs au mort entraient et sortaient. De son vivant, personne ne faisait attention à Pavel Vladimiritch : à sa mort, tous le regrettaient. On se rappelait qu’il « n’avait jamais offensé personne, qu’il n’avait jamais dit à qui que ce fût des paroles grossières » et « qu’il n’avait jamais regardé l’un ou l’autre de travers. » Toutes ces qualités qu’on tenait auparavant pour négatives semblaient être maintenant quelque chose de positif et à travers les fragments décousus des balivernes funèbres qu’on débitait sur son compte s’ébauchait le type du « bon barine ». Plusieurs se repentaient d’on ne sait quelle faute envers lui, convenaient qu’ils profitaient souvent de la « simplicité » du défunt à son détriment, mais qui donc savait que la fin de cette « simplicité » était si proche ! On croyait qu’elle durerait toujours et tout à coup… Et si « elle » n’était pas morte on l’exploiterait encore : allez, mes enfants, ne ménagez pas les imbéciles ! Un paysan apporte à Judas trois roubles et lui dit :
— « Voici ma dette envers le défunt Pavel Vladimiritch ! Il n’y avait pas de papiers passé entre nous… !
Judas prit l’argent, félicita le paysan et déclara qu’il emploierait ces trois roubles à alimenter d’huile « la lampe inextinguible ».
— Et tu la verras, mon ami,… tout le monde la verra… et l’âme du défunt s’en réjouira. Peut-être obtiendra-t-il pour toi quelque chose, sans que tu t’y attendes, Dieu te rendra heureux !
Il est possible que dans l’appréciation des qualités du mort, la comparaison jouait un rôle. On n’aimait pas Judas. Non qu’il fut difficile à tromper, mais il s’occupait trop de niaiseries : il ennuyait, obsédait. Peu de paysans même se décidaient à prendre à bail les lots de ses terres, car il poursuivait son fermier pour chaque pouce de terrain de trop qu’on avait labouré ou fauché, ou pour le moindre retard à l’échéance. Plusieurs d’entre eux furent complètement ruinés par ces procédés qui leur faisaient perdre du temps et cependant souvent, il n’y gagnait rien lui-même ; on connaissait si bien son amour de la chicane que l’on refusait ses prétentions sans même examiner l’affaire.
« Qui a bon voisin a bon mâtin » dit le proverbe, et l’on savait très bien quel le voisin était le seigneur de Golovlevo. Le juge de paix a beau t’acquitter, lui, il viendra à bout de toi par ces chicanes du diable. Et comme la méchanceté voilée par l’hypocrisie cause toujours une certaine peur superstitieuse, les nouveaux « voisins » saluaient craintivement jusqu’à terre « sangsue » en passant devant lui : il se tenait en deuil auprès du cercueil, les mains jointes et les yeux levés au ciel.
Tant que le corps du défunt se trouva dans la maison, les habitants marchaient sur la pointe des pieds, entraient pour un instant dans la salle à manger (le cercueil était posé là sur la table), secouaient la tête et causaient à voix basse. Judas semblait à peine vivant, traînait les pieds, entrait souvent chez le « cher mort », s’attendrissait, rajustait le drap sur la bière, et parlait à voix basse au commissaire de police local qui faisait l’inventaire et mettait les scellés. Pétinka et Volodinka allaient et venaient près du cercueil, disposaient et allumaient les cierges, présentaient l’encensoir. Les femmes de service, en robe de percaline noire, essuyaient avec leur tablier leurs yeux rougis de larmes. Arina Pétrovna, dès l’instant de la mort de Pavel Vladimiritch, se retira dans sa chambre et s’y enferma. Elle ne songeait pas à pleurer, car elle comprenait très bien qu’il lui fallait prendre de suite une résolution. Rester à Doubrovino — elle ne pouvait y penser… pour rien au monde… Elle n’avait donc qu’une chose à faire : aller à Pogorelka, le bien des orphelines, ce même bien qui, jadis, représentait le « morceau » qu’elle avait jeté à sa fille en punition de son inconduite. En prenant cette décision, elle se sentit soulagée, comme si Judas avait perdu d’un coup et à jamais tout pouvoir sur elle. Avec calme, elle compta ses livres de rente 5 % (elle trouva que son capital à elle se montait à quinze mille roubles, et au même chiffre, celui des orphelines qu’elle avait amassé.) Elle calcula avec le même sang-froid combien il faudrait dépenser d’argent pour rendre habitable la maison de Pogorelka, dont elle envoya chercher le bailli ; elle donna ses ordres au sujet des charpentiers et de l’envoi des chariots pour le transport de ses effets et de ceux des orphelines, ordonna de préparer le tarantass (elle avait à Doubrovino un tarantass à elle et pouvait prouver, d’après certains papiers qu’il lui appartenait réellement) et se mit à faire ses malles.
Elle ne ressentait pour Judas ni haine, ni affection, mais uniquement du dégoût d’avoir affaire à lui. Elle mangea même avec déplaisir, sachant qu’à partir de ce jour, la nourriture venait non de Pavel, mais de Judas. À plusieurs reprises, Porfiry Vladimiritch eut l’intention de pénétrer dans sa chambre pour jaser avec chère amie mamenka (il vit parfaitement les préparatifs de départ tout en faisant semblant de ne pas les remarquer), mais Arina Pétrovna ne l’admit pas chez elle.
— Va, mon ami, va ! disait-elle, je n’ai pas le temps !
Au bout de trois jours, tout était prêt pour le voyage. Le service funèbre était terminé et Pavel Vladimiritch enterré. Tout se passa, au cimetière, ainsi que mamenka se l’était figuré le jour de l’arrivée de Porfichka à Doubrovino. Comme elle l’avait pensé, Judas cria : « Adieu, frère ! » lorsqu’on descendit le cercueil dans la tombe. Il s’adressa ensuite à Oulitouchka et lui dit promptement :
— Et la koutiia ; n’oubliez pas de la prendre ! et servez la dans la salle à manger sur une nappe blanche… nous devons aussi dans la maison honorer la mémoire du défunt !
Au dîner qui, d’après la coutume, devait être donné de suite après l’enterrement étaient invités trois prêtres et le diacre. On dressa une table dans l’antichambre pour les chantres. Arina Pétrovna et les orphelines apparurent vêtues de robes de voyage, mais Judas fit semblant de ne rien remarquer. S’approchant de la petite table où étaient posés les hors-d’œuvre (en Russie, on a coutume avant le repas de boire un petit verre et de manger quelques hors-d’œuvre, des poissons salés, du caviar, du fromage, du boudin, des champignons marinés etc.), il pria le blagotchinny31 de bénir la nourriture, puis il versa de l’eau-de-vie aux trois prêtres et à lui-même, s’attendrit et prononça ces mots : « Au défunt, souvenir éternel ! Ah ! frère, frère ! tu nous as quittés. Et ne devais-tu pas vivre ! Tu es un mauvais frère… mauvais, mauvais ! » Ayant dit, il se signa et but.
Puis il fit encore une fois le signe de la croix et avala un morceau de caviar, se signa de nouveau et se mit dans la bouche un morceau d’esturgeon essoré.
— Mangez, batiouchka, disait-il au blagotchinny, ce sont les conserves du frère ! et il aimait le solide ! Il mangeait bien lui-même et plus encore aimait à régaler les autres ! Ah ! frère, frère, tu nous as quittés ! Tu n’es pas un bon frère ! non tu n’es pas bon !
En un mot, il se perdit si bien dans ses considérations, qu’il oublia mamenka. Il ne s’en souvint qu’au moment où il allait enfourner dans sa bouche une cuillerée d’oronges.
— Mamenka, ma chérie, s’écria-t-il tout alarmé… et moi qui mange, mais que je suis !… ah ! quel péché ! Mamenka ! des oronges ! prenez donc des oronges ! Les oronges de Doubrovino sont célèbres, vous savez !
Mais pour toute réponse, Arina Pétrovna fit un signe de tête et ne bougea pas. On aurait dit qu’elle écoutait avec curiosité quelque chose. Comme si on ne savait quelle lueur s’était répandue devant ses yeux, et toute cette comédie à laquelle elle avait été habituée dès son enfance et dans laquelle jusqu’ici elle avait joué un rôle actif lui paraissait maintenant quelque chose de tout à fait nouveau. Le dîner commença par une discussion familière : Judas insistait pour que mamenka occupât la place du maître de la maison ; Arina Pétrovna refusa.
— Non, c’est toi qui es le maître et tu peux t’asseoir où tu voudras, lui dit-elle sèchement.
— C’est vous qui êtes la maîtresse ! Vous, mamenka, vous êtes partout maîtresse de maison et à Golovlevo et à Doubrovino — partout ! répondit Judas.
— Non, assieds-toi ! Là où Dieu me fera maîtresse, là je m’assoirai, mais ici, tu es le maître, et c’est à toi de t’asseoir.
— Eh bien ! voilà comment nous ferons, dit alors Judas en s’attendrissant : nous laisserons inoccupée la place du maître ! Comme si le frère assistait invisiblement à notre repas… il est le maître, nous sommes ses hôtes !
C’est ainsi qu’on fit. Pendant que l’on servait la soupe, Porfichka choisissant un sujet convenable, s’entretint avec les prêtres et surtout avec le blagotchinny.
— Voilà, dit-il… par le temps qui court, beaucoup de gens ne croient pas à l’immortalité de l’âme…, mais moi, j’y crois !
— Ceux-là sont des coupe-jarrets, je pense, répondit le blagotchnny.
— Non, pas seulement des coupe-jarrets, mais il y a une telle science. Comme si l’homme de lui-même… il vit, il vit, et tout à coup meurt !
— C’est qu’il y a aussi beaucoup trop de savants par le temps qui court. On croit aux sciences et non pas à Dieu. Les paysans eux aussi voudraient devenir des savants.
— Oui, batiouchka, vous avez raison, ils le voudraient, ils le voudraient. Par exemple, chez moi à Naglovka, ils n’ont rien à manger et l’autre jour, ils ont résolu d’ouvrir une école… des savants !
— Les sciences sont opposées à toute chose aujourd’hui. Contre la pluie — la science, contre le beau temps — la science. C’était jadis beaucoup plus simple : on venait, on faisait chanter un Te Deum et si l’on avait besoin de beau temps… Dieu l’envoyait ; si l’on désirait de la pluie… il en donnait. Dieu peut tout. Et depuis que l’on veut vivre d’après la science, c’est comme un fait exprès : tout vient à contre-temps. Il faut semer… c’est la sécheresse ; il faut faucher… c’est la pluie !
— C’est la vérité, la sainte vérité que vous dites, batiouchka. Autrefois, lorsqu’on priait Dieu plus souvent la terre était plus féconde. Les récoltes n’étaient pas celles d’aujourd’hui : quatre ou cinq pour cent, la terre rapportait cent pour cent ! Mamenka doit se le rappeler. N’est-ce pas, mamenka ? s’adressa-t-il à Arina Pétrovna dans le but de l’amener à prendre part à la conversation.
— Je n’ai pas entendu que chez nous… C’est peut-être au pays de Chanaan que c’est arrivé ! ! là, en effet, à ce qu’on dit, cela arrivait, répliqua sèchement Arina Pétrovna.
— Oui, oui, oui, dit Judas, comme s’il n’avait pas entendu la réponse de sa mère : ils ne croient pas en Dieu, ils ne connaissent pas l’immortalité de l’âme… et bâfrer, c’est leur affaire.
— C’est juste — rien que bâfrer et boire ! soutint le blagotchinny en rejetant les manches de sa soutane pour mettre sous son assiette un morceau du pâté obituaire.
Tout le monde se mit à manger la soupe, et pendant quelque temps, l’on n’entendit que le bruit des cuillers et le souffle des popes qui voulaient refroidir le liquide trop chaud.
— Regardez les catholiques, continua Judas en cessant de manger : — ceux-là ne refusent pas de croire à l’immortalité de l’âme, ils disent seulement qu’au sortir du corps, elle ne va pas tout droit au ciel ou en enfer, mais qu’il est probable qu’elle passe auparavant quelque temps dans un certain… endroit… neutre.
— Et cela aussi n’est pas vrai.
— Comment vous dire, batiouchka, dit Porfiry Vladimiritch, semblant méditer la question : si l’on parle au point de vue…
— Ce n’est pas la peine de discuter des niaiseries. Que chante la sainte Église ? « Dans l’endroit où il n’y a ni chagrin, ni soupir »… De quel endroit « neutre » peut-on parler après cela !
Cependant Judas ne fut pas tout à fait de cet avis et voulut répliquer. Mais Arina Pétrovna qui commençait à ressentir du dégoût de cet entretien l’arrêta :
— Mange, mange… théologien ; ta soupe doit être tout à fait froide, et pour changer de conversation, elle s’adressa au père blagotchinny.
— Et vous en avez fini, avec les seigles, batiouchka ?
— Oui, soudarynia, cette année, les seigles sont bons, mais les blés de printemps ne promettent pas. Les avoines ne sont pas encore bien grainées et déjà elles se gâtent. Nous n’aurons ni grains, ni paille.
— Partout on se plaint des avoines aujourd’hui, dit Arina Pétrovna, observant comment Judas vidait le reste de sa soupe.
On servit un autre plat : du jambon aux petits pois. Judas profita de cette occasion pour renouer la conversation interrompue.
— Les Juifs ne mangent pas de ce mets-là, dit-il.
— Les Juifs, c’est une sale race, dit le père surintendant, c’est pour cela qu’on leur montre l’oreille de cochon.
— Cependant les Tartares aussi… Il doit y avoir là quelque cause.
— Les Tartares, c’est aussi une sale race, — voilà la cause.
— Nous ne mangeons pas de cheval et les Tartares dédaignent le porc. Et à Paris, dit-on, pendant le siège, on a mangé des rats.
— Oh ! ceux-là — ce sont des Français !
C’est ainsi que se poursuivit le dîner. On servit des carassins à la crème et Judas s’écria :
— Mangez, frères, mangez, ce sont des carassins particuliers. Feu Pavel Vladimiritch les aimait beaucoup.
Au tour des asperges, il dit :
— En voilà des asperges ! À Pétersbourg pour de telles asperges, il faudrait payer un rouble d’argent. Feu Pavel les soignait lui-même. Voyez donc comme elles sont grosses.
Arina Pétrovna tenait à peine en place : une heure entière s’écoula et le dîner n’était qu’à sa moitié. Judas, comme un fait exprès, traînait en longueur ; il mangeait un morceau, mettait de côté son couteau et sa fourchette, jasait, puis avalait un autre morceau, et bavardait de nouveau. Que de fois, au temps jadis, Arina Pétrovna le grondait à cause de cela : « Mange donc, salaud, que Dieu me pardonne ! » Il semblait avoir oublié les leçons de mamenka. Mais peut-être ne les avait-il pas oubliées et s’il agissait ainsi, c’était par vengeance. Enfin on servit le rôti, et au moment où tout le monde se levait et le père diacre commença : « la bienheureuse assomption » un tel tapage se fit entendre dans les couloirs que tout l’effet de l’oraison funèbre fut perdu.
— Qu’est-ce que ce bruit-là ? cria Porfiry Vladimiritch ; — vous n’êtes pas au cabaret, je pense.
— Ne crie pas, de grâce ! Ce sont mes malles qu’on transporte, répliqua Arina Pétrovna, puis elle ajouta, non sans ironie : Tu veux les inspecter, peut-être ?
Un profond silence se fit tout à coup dans la chambre. Judas même pâlit et ne trouva rien à dire sur le moment. Son embarras ne fut pas toutefois de longue durée. Il comprit qu’il fallait d’une manière ou de l’autre étouffer la réplique désagréable de sa mère, et s’adressant au blagotchinny, il commença :
— Voilà le tétras, par exemple… En Russie, ils sont nombreux, mais dans les autres pays…
— Mange donc, pour l’amour de Dieu ; nous avons vingt-cinq verstes à faire, il nous faut être arrivées avant la nuit, s’écria Arina Pétrovna. Pétinka, dis, mon cher, que l’on serve plus vite le dessert !
Le silence se fit pendant quelles minutes. Porfiry Vladimiritch se hâta de finir son morceau de tétras, et se tint immobile, pâle, les lèvres tremblantes, frappant du pied.
— Vous m’offensez, chère amie mamenka, ah ! ah ! comme vous m’offensez ! dit-il enfin, en évitant le regard de sa mère…
— Qu’est-ce qui peut te froisser ? Et… t’ai-je offensé tant que ça !…
— Oh ! Oui, vous m’offensez… tant !… tant !… Dans un tel moment… partir !… Tout allait bien… et tout à coup… ces malles… l’inspection… oh ! c’est offensant !
— Si tu veux tout savoir, je puis te le dire. Tant que Pavel était vivant, je suis resté ici ; lui mort — je m’en vais. Et quant aux coffres, Oulita, par ton ordre, m’espionne depuis longtemps. Et selon moi, il vaut mieux dire tout bonnement à ta mère qu’elle est suspecte que siffler derrière elle comme un serpent.
— Mamenka ! mon amie ! mais vous… mais moi… gémit Judas.
— Assez ! l’interrompit Arina Pétrovna. J’ai dit ce que je pensais.
— Mais en quoi, mon amie, ai-je pu…
— Tu connais ma pensée, c’est entendu, finis donc. Laisse-moi partir, de grâce. J’entends que les chevaux sont prêts.
En effet un son de grelots et un bruit de roues se firent entendre dans la cour.
Arina Pétrovna se leva la première, tous les autres suivirent son exemple.
— Eh bien, maintenant, asseyons-nous32 un moment et en route ! dit-elle en se rendant au salon.
On s’assit, on se tut et pendant ce temps Judas se remit complètement.
— Eh quoi ! mamenka ? si vous restiez à Doubrovino ! Voyez comme l’on est bien ici ! dit-il en regardant mamenka dans les yeux avec la caresse d’un chien furtif.
— Non, mon ami, c’est assez ! je ne veux pas te dire pour dernier adieu une mauvaise parole… mais je ne puis rester ici ! Batiouchka ! dites la prière !
On se leva, on pria ; puis Arina Pétrovna embrassa et bénit chacun comme « entre parents » et traînant lourdement les pieds, elle se dirigea vers la porte. Porfiry Vladimiritch, à la tête des assistants, la suivit jusqu’au perron, mais ici, à la vue du tarantass, le démon de cupidité s’empara de lui. Et cette idée : « C’est le tarantass de mon frère », passa à travers son esprit.
— Nous nous reverrons bientôt, chère amie mamenka, dit-il en aidant sa mère à monter dans la voiture et en jetant des regards obliques sur le tarantass.
— Si Dieu le permet… pourquoi ne pas se revoir !
— Ah ! mamenka, mamenka ! mauvaise plaisante que vous êtes — vraiment ! Faites donc dételer les chevaux et avec l’aide de Dieu, revenez à votre ancien nid… vraiment, disait d’un ton patelin Judas.
Arina Pétrovna ne répondit pas : elle était prête à partir et s’était même signée, mais les orphelines lambinaient encore.
Et Judas ne cessait de regarder de temps en temps la voiture.
— Et le tarentass, mamenka… comment ? Vous le renverrez vous-même ou vous m’ordonnerez de l’envoyer chercher ? dit-il, ne pouvant plus se retenir.
Arina Pétrovna devint toute tremblante d’indignation.
— Le tarantass est à moi ! cria-t-elle d’une voix si douloureuse que tous les assistants se sentirent honteux et mal à leur aise : — Il est à moi, à moi, le tarantass ! J’ai des preuves… des témoins ! Et toi… je te… bien, bon, j’attendrai encore… je verrai ce que tu feras ! Enfants ! venez-vous ?
— De grâce, mamenka ! est-ce que je vous en veux ? Même si le tarantass appartenait à Doubrovino !
— Il est à moi ! le tarantass est à moi ! Il n’est pas à Doubrovino, mais à moi ! n’ose pas dire… entends-tu.
— Comme vous voudrez, mamenka… Donc, ma chère, ne nous oubliez pas… sans cérémonies, vous savez ! Nous chez vous, vous chez nous… comme entre parents.
— Êtes-vous assises enfin ? En route ! cria Arina Pétrovna, se retenant à peine.
Le tarantass s’ébranla et partit. Judas se tenait toujours sur le perron, agitait son mouchoir et, tant que la voiture fut en vue, il criait :
— Comme entre parents ! Nous chez vous, vous chez nous… comme entre parents !
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