Littérature russe








titreLittérature russe
page8/29
date de publication19.05.2017
taille1.2 Mb.
typeLittérature
p.21-bal.com > loi > Littérature
1   ...   4   5   6   7   8   9   10   11   ...   29
27. Et qu’on le serve sur une nappe blanche… il nous faut encore une fois honorer la mémoire de mon frère ! » Le repas mortuaire est terminé et pendant tout ce temps, Judas n’a pas cessé d’entretenir le pope des vertus du défunt, trouvant chez son auditeur une entière approbation de ses louanges. « Ah ! Frère ! frère ! pourquoi n’as-tu pas voulu vivre avec nous ? » s’écrie-t-il en se levant de table et étendant la main pour recevoir la bénédiction du prêtre. Enfin toutes les cérémonies sont finies et Judas se promène en maître dans les chambres, reçoit les objets, fait l’inventaire et jette sur sa mère des regards de défiance lorsqu’un doute traverse son esprit au sujet de la disparition de quelque chose.

Toutes ces scènes inévitables de l’avenir se déroulaient devant les yeux d’Arina Pétrovna avec une précision étonnante et dans ses oreilles bourdonnait la voix huileuse et perçante de Judas qui lui disait :

— Vous souvenez-vous, mamenka, que le frère avait de jolis petits boutons en or,… de si jolis boutons ?… Il les mettait aux jours de fête… Où donc peuvent-ils être maintenant ? Je ne puis le comprendre… ! !
À peine Arina Pétrovna avait-elle eu le temps de descendre, qu’en haut de la colline, près de l’église, apparut une calèche attelée de quatre chevaux. Au fond de la calèche se tenait Porfiry Vladimiritch, nu-tête, faisant des signes de croix dans la direction du temple ; en face de lui étaient assis ses deux fils Pétinka et Volodenka. Arina Pétrovna sentit son cœur s’arrêter dans sa poitrine : « Le renard flaire la charogne, » pensa-t-elle. Les demoiselles eurent peur aussi et se serrèrent contre grand’maman. La maison, jusqu’ici silencieuse, devint tout à coup bruyante ; l’on entendait frapper les portes, les servantes accouraient et les cris : « Barine vient ! barine vient ! » retentissaient de toutes parts ; les gens se précipitaient vers le perron. Les uns se signaient, les autres restaient simplement en attendant, mais tout ce monde savait pertinemment que tout ce qui s’était passé jusqu’à ce jour à Doubrovino n’était que temporaire. Maintenant allait régner un nouvel état de choses ; la propriété allait avoir son vrai maître. Beaucoup d’anciens domestiques recevaient du ci-devant barine leurs provisions mensuelles ; un grand nombre d’entre eux possédaient du bétail et le nourrissaient avec le foin de la propriété, mettaient le potager à leur usage, en un mot vivaient « librement » ; il était donc naturel que tout ce monde s’intéressât à cette question : « Le nouveau barine laissera-t-il subsister les anciennes coutumes ou bien les remplacera-t-il par de nouvelles ? » Sur ces entrefaites, la calèche s’arrêta devant le perron et Judas comprit d’après l’accueil qu’on lui fit que la « fin » était proche. Il descendit de sa voiture, sans se presser. D’un signe, il écarta les gens qui se précipitaient pour lui baiser la main, puis les mains jointes il monta lentement l’escalier en marmottant une prière. Sa physionomie exprimait en même temps que la peine une profonde résignation. Comme homme, il était chagriné ; comme chrétien, il n’osait pas se plaindre. Il demandait l’aide de Dieu, mais c’était surtout à la volonté de la Providence qu’il se confiait. Ses fils, l’un à côté de l’autre, marchaient derrière lui. Volodenka singeait son père, c’est-à-dire pliait ses mains, jouait des prunelles et remuait ses lèvres, Pétinka s’amusait des simagrées de son frère. Derrière eux venait toute la foule des gens de service. Judas baisa la main à mamenka, l’embrassa sur le bouche, puis lui rebaisa la main, lui donna quelques petites tapes caressantes sur la taille et secouant tristement la tête, lui dit :

— Toujours vous vous laissez abattre. Ce n’est pas bien, ma mie, oh ! oh ! comme c’est mal ! Vous devriez vous demander : que dira Dieu en me voyant ainsi ? Il dira ceci : Moi, dans ma sagesse, je fais tout pour le mieux, et elle se plaint ! Ah ! mamenka, mamenka !

Puis après avoir embrassé ses deux nièces, il leur dit avec cette même voix dont le timbre décelait un séduisant sentiment de parenté :

— Et vous, péronnelles, je crois que vous pleurez aussi ! Je n’aime pas ça, vous savez ! Faites risette, souriez donc, voyons ! !

Il se mit à faire semblant de taper du pied, mais en réalité, il plaisantait avec bonté.

— Regardez-moi, continua-t-il, comme frère, je me chagrine. J’ai versé des pleurs plus d’une fois… Je plains mon frère, je le plains jusqu’aux larmes… Mais après m’être livré un instant à ma douleur, je reprends mes esprits : Dieu, pourquoi est-il là ? Se peut-il que Dieu sache moins que nous pourquoi et comment… Alors je raisonne et me ranime. Et c’est ainsi que chacun doit agir. Et vous, mamenka, et vous, mes petites nièces, et vous… tous ! ajouta-t-il s’adressant aux domestiques. Regardez comme je suis brave !

Et il représenta avec la même séduction un « brave » : il se redressa, avança un pied, bomba la poitrine et rejeta la tête en arrière. Chacun sourit, mais d’un sourire aigre qui semblait dire : « Voilà l’araignée qui commence à tisser sa toile. »

Une fois sa représentation terminée dans la salle, Judas passa au salon et baisa de nouveau la main de mamenka.

— C’est comme ça, chère amie ! dit-il en s’asseyant sur le divan. Voilà frère Pavel aussi…

— Oui, Pavel aussi… répondit doucement Arina Pétrovna.

— Oui, oui, oui,… c’est tôt, c’est trop tôt ! Vous savez, mamenka, mot, quoique je vous donne du courage, mais au fond de l’âme, je suis aussi… je… je plains beaucoup, beaucoup le frère ! Il ne m’aimait pas, Pavel… oh non ! il ne m’aimait pas ! Peut-être est-ce à cause de cela que Dieu le punit.

— Dans un tel moment, il faudrait ne plus se souvenir de cela et mettre de côté les vieilles querelles…

— Je les ai oubliées depuis longtemps, mamenka ! C’est pour cela que je dis : le frère ne m’aimait pas, pourquoi ? je ne sais pas. Moi qui faisais tout… directement et indirectement… et « mon chéri » par ci et « petit frère » par là — rien n’y faisait, il me fuyait — et c’était tout ! Maintenant Dieu l’en punit !

— Je te le répète ! ce n’est pas le moment d’en parler ! Ici un homme se meurt !

— Oui, mamenka, c’est un grand mystère que la mort ! Vous n’en savez ni le jour ni l’heure. Lui, par exemple…, il tirait ses plans, il croyait se trouver si haut, si haut que personne ne pût l’atteindre et voilà que d’un seul coup, le Très-Haut a miné tous ses rêves. À présent, peut-être serait-il bien aise de racheter ses péchés, mais ils sont déjà inscrits dans le livre de vie. Et il n’est pas facile, mamenka, d’en rayer ce qu’y est inscrit !

— Le repentir est accepté… je pense.

— Je le souhaite, je le souhaite au frère de toute mon âme. Il ne m’aimait pas — et moi je lui veux du bien. Je ne veux de mal ni aux gens haineux, ni aux offenseurs ! Il a été injuste envers moi — Dieu lui a envoyé la maladie, en tout cas je n’y suis pour rien ! Souffre-t-il beaucoup, mamenka ?

— Pas trop… Le docteur nous a même donné quelque espérance, dit Arina Pétrovna, mentant avec intention.

— Vous voyez que tout va bien ! Ne vous chagrinez donc pas, chère amie, peut-être se remettra-t-il sur pied ! Nous nous tourmentons ici, nous maugréons contre le Créateur, et lui, peut-être, est-il tranquille dans son lit, remerciant Dieu de sa guérison.

Cette idée parut si agréable à Judas qu’il ébaucha un petit sourire.

— Et moi, mamenka, je viens chez vous pour quelques jours, continua-t-il comme s’il faisait à sa mère une surprise agréable : — entre parents, ma chère… vous savez ! sans façon comme frère… et consoler et conseiller… enfin prendre des dispositions… vous permettez ?

— Quelle permission puis-je donner ? moi-même je suis « en visite » ici !

— Eh bien, voilà, mamenka chérie. Puisque nous sommes aujourd’hui vendredi, faites-moi préparer un dîner maigre, si c’est un effet de votre bonté. Du poisson salé, quoi ! des champignons et des choux, il ne m’en faut pas beaucoup, vous savez ! Et moi en attendant… comme parent… j’irai chez le frère à l’entresol… peut-être réussirai-je ! Si ce n’est pour le corps, c’est pour l’âme… je pourrai peut-être faire quelque chose d’utile. Et dans sa situation l’âme a plus d’importance. Nous pouvons soigner le corps par des potions, des médicaments, mais à l’âme il faut quelque chose de plus… solide.

Arina Pétrovna ne répondit pas. L’idée de la « fin » inévitable la pénétrait à tel point que c’était avec une sorte de torpeur qu’elle contemplait et écoutait tout ce qui se passait autour d’elle. Elle vit comment Judas se leva en poussant de petits gémissements, comme il se courba et se retira en traînant les pieds (il aimait quelquefois à jouer à l’infirme ; cela lui semblait plus respectable) ; elle comprenait que l’apparition subite de Sangsue devait profondément agiter le malade et peut-être même accélérer le dénoûment, mais après les émotions de la journée, elle était saisie d’une telle fatigue qu’elle se sentait comme dans un rêve.

Pendant que tout ceci se passait, Pavel Vladimiritch se trouvait dans un état d’inquiétude indescriptible. Il était seul à l’entresol et cependant il entendait dans la maison un bruit, une animation extraordinaire. Les battements de portes, les pas résonnant dans le couloir lui paraissaient renfermer quelque chose de mystérieux. D’abord il cria, appela de toutes ses forces, mais s’étant convaincu que ses cris étaient inutiles, il rassembla toute son énergie, s’assit sur son lit et se mit à écouter. Après le brouhaha des conversations, un silence morne régnait dans la maison. Quelque chose d’inconnu, de terrible l’enveloppait de toutes parts. La lueur du jour perçait à peine à travers les rideaux abaissés, et la lampe allumée devant l’icône rendait les ténèbres qui régnaient dans la chambre encore plus épaisses, plus sombres. Il fixa ses yeux sur ce coin mystérieux comme si il y apercevait quelque chose pour la première fois. L’image dans son cadre doré, sur lequel tombaient directement les rayons de la lampe, resplendissait au milieu de cette obscurité comme si elle était vivante ; au plafond, un petit cercle lumineux vacillait tantôt brillant, tantôt pâlissant, selon que la flamme augmentait ou diminuait. La chambre était plongée dans une demi-obscurité ; au fond se dessinaient des silhouettes. Au mur, près du coin éclairé était accrochée la robe de chambre sur laquelle tremblotaient des bandes alternatives de lumière et d’ombre et elle paraissait se mouvoir. Pavel Vladimiritch regardait, regardait, et il lui semblait que là,… dans ce coin, tout était en mouvement… La solitude, l’impuissance, le silence morne…… et avec cela les ombres… tout un essaim… ! ! Il lui semblait qu’elles marchaient, sans cesse allaient et venaient… En proie à une horreur indescriptible, les yeux et la bouche grands ouverts, il regardait l’angle mystérieux, il ne criait pas, il gémissait, sourdement, par saccades, comme s’il aboyait ! Il n’avait entendu ni le craquement de l’escalier, ni le bruit étouffé des pas dans la première chambre, lorsque tout à coup auprès de son lit apparut la face abhorrée de Judas. Il lui sembla être sorti de là, de ces ténèbres qui, un moment auparavant, remuaient si mystérieusement devant ses yeux et se mouvaient encore… les ombres ! les ombres ! les ombres sans fin… Elles allaient et venaient sans cesse…

— Pourquoi ?… D’où ?… Qui l’a laissé entrer ?… cria-t-il instinctivement en retombant épuisé sur l’oreiller.

Judas se tenait auprès du lit, examinait le malade et secouait tristement la tête.

— Tu te sens mal ? demanda-t-il, en communiquant à sa voix le plus grand degré d’onctuosité possible.

Pavel Vladimiritch se taisait et fixait sur lui des yeux stupides, comme s’il s’efforçait de comprendre. Judas, pendant ce temps, s’approcha de l’image, s’agenouilla, s’attendrit, salua trois fois jusqu’à terre, se leva et s’approcha de nouveau du lit.

— Hé, frère, tu es guéri ! Dieu t’envoie sa grâce ! dit-il, en s’asseyant sur le fauteuil, d’un ton si joyeux qu’on aurait pu croire que « la grâce » était réellement dans sa poche.

Pavel Vladimiritch comprit enfin que devant lui était « Sangsue » lui-même en chair et en os et non son ombre. Tout son corps frissonna fiévreusement.

Les yeux de Judas avaient une expression sereine, pleine d’affection, mais le malade voyait parfaitement que dans ces yeux se cachait « la corde » qui d’un moment à l’autre pouvait sortir et l’étrangler.

— Hors d’ici ! Sangsue ! cria-t-il d’une voix désespérée.

— A-a-ah ! frère, frère ! je t’apporte caresses et consolations, et toi… que dis-tu ? A-a-ah ! quel péché ! Comment ta langue peut-elle lancer de telles paroles à ton frère ! C’est honteux, mon ami ; c’est honteux. Laisse-moi plutôt arranger ton oreiller.

Judas se leva et enfonça ses doigts dans le coussin.

— Voilà, continua-t-il : — maintenant c’est bien ! Repose-toi — ça tiendra bien jusqu’à demain… !

— Va-t’en… toi ! !

— Ah ! comme la maladie t’a gâté. Ton caractère même est devenu obstiné ! « Va-t’en ! » et « Va-t’en ! » — mais comment puis-je m’en aller ! Si tu veux boire — je te donnerai de l’eau ; voilà que la lampe est dérangée — je la rajusterai, j’y mettrai de l’huile, de la bonne huile de chènevis. Tu te reposeras et je resterai auprès de toi… tout doucement, gentiment, et nous ne nous apercevrons pas de la longueur du temps !

— Va-t’en, Sangsue !

— Tu me grondes, et moi — je prie Dieu pour toi. Car je sais que ce n’est pas ta faute, que c’est la maladie qui parle en toi. Moi, frère, je me suis habitué à pardonner, je pardonne à tout le monde. Aujourd’hui, par exemple… En venant chez toi, j’ai rencontré un paysan qui m’a dit je ne sais quoi… Eh bien ! qu’est-ce que cela fait ! que Dieu le pardonne ! il a souillé sa langue ! Et moi… non seulement, je ne me suis pas fâché, mais encore je l’ai béni par un signe de croix… Vraiment !

— Tu l’as dépouillé…, ce paysan !

— Qui ? moi ? non, mon ami, je ne suis pas un pillard… Ce sont les brigands qui pillent sur les grandes routes, et moi, j’agis d’après la loi. C’est son cheval que j’ai pris dans mon pré — eh ! qu’il aille chez le juge de paix ; s’il lui dit qu’il est permis de fouler les prés d’autrui — que Dieu le bénisse ! Et s’il lui déclare que c’est défendu — rien à faire… il n’a qu’à payer l’amende ! Tout d’après la loi, mon ami, tout d’après la loi.

— Judas ! traître ! Judas qui as mis sa mère sur la paille ! !

— Et aussi je puis te dire… fâche-toi si tu le veux… mais tu n’as pas raison de parler ainsi… ! Et si je n’étais pas chrétien… je pourrais t’en vouloir !

— Tu as mis, tu as mis… ta mère sur la paille !

— Eh bien ! finis donc, finis donc. Je vais prier Dieu. Peut-être te sentiras-tu plus tranquille…

Malgré tous les efforts que faisait Judas pour se maîtriser, les injures du moribond l’impressionnaient à tel point que ses lèvres blêmissaient et grimaçaient. Néanmoins, l’hypocrisie était si bien sa nature qu’il ne pouvait interrompre sa comédie une fois commencée.

Après ces dernières paroles, il se mit effectivement à genoux, levant les bras au ciel et murmurant quelques prières. Puis il revint près du lit, le visage calme, presque serein.

— Sais-tu, frère, que je suis venu pour te parler affaire, dit-il en s’installant dans le fauteuil, toi, tu me grondes et moi… je pense à ton âme. Dis-moi, s’il te plaît, quand as-tu eu pour la dernière fois la consolation… ?

— Mon Dieu ! qu’est-ce donc… Emmenez-le… Oulita ! Agachka ! qui est ici ? gémissait le malade.

— C’est bien, c’est bien, calme-toi, chéri ! Je sais que tu n’aimes pas qu’on parle de cela ! Oui, frère, tu as toujours été mauvais chrétien et tu l’es encore. Et cependant il ne serait pas mal, ah mais, pas du tout, de penser à ton âme en un tel moment. Notre âme donc… ah ! comme il faut être prudent avec elle, mon ami ! Que nous prescrit l’Église ? Portez, dit-elle, vos prières, votre gratitude… Et encore : la fin chrétienne de notre vie est douce, paisible, non douloureuse — voilà, mon ami ! Dis donc, frère, si tu envoyais chercher batiouchka
1   ...   4   5   6   7   8   9   10   11   ...   29

similaire:

Littérature russe iconLittérature russe
«la vie musicale» de l’auteur, mais sur toute la «nouvelle école» dont IL fut le plus actif représentant et que la «saison russe»...

Littérature russe iconLittérature russe

Littérature russe iconLittérature russe

Littérature russe iconLittérature russe

Littérature russe iconLittérature russe

Littérature russe iconLittérature russe

Littérature russe iconLittérature russe

Littérature russe iconLittérature russe

Littérature russe iconLittérature russe

Littérature russe iconLittérature russe








Tous droits réservés. Copyright © 2016
contacts
p.21-bal.com