LIVRE DEUXIÈME — ENTRE PARENTS
Une chaude journée de juillet. Tout semble mort dans la propriété Doubrovino. Travailleurs et oisifs se sont dispersés dans tous les coins et couchés à l’ombre. Les chiens se sont étendus sous l’énorme saule qui se trouve au milieu de la grande cour et on les entend claquer des dents, happant les mouches. Les arbres mêmes sont mornes, immobiles, comme harassés de fatigue. Dans la maison et dans les logements des domestiques, les fenêtres sont ouvertes toutes grandes. Les rayons brûlants viennent d’en haut ; la terre, couverte d’une herbe courte et roussie, flambe ; une lueur insupportable voile de sa nuée d’or les alentours, si bien qu’il est difficile de distinguer le paysage. Et la maison jadis peinte en gris et maintenant pâlie, et le petit parterre qui se trouve devant elle, et la forêt de bouleaux séparée de l’enclos par un sentier passager, et l’étang, et le petit village et les champs de seigle, — tout se noie dans cette vapeur lumineuse. Une foule d’odeurs, depuis le parfum du tilleul jusqu’aux puanteurs de la basse-cour, règnent dans l’atmosphère. On n’entend que le bruit des couteaux hachant la viande partant de la cuisine et indiquant que le dîner se composera de boulettes et d’okrochka26.
À l’intérieur de la maison règne une inquiétude silencieuse. La vieille barynia et deux jeunes filles restent dans la salle à manger sans toucher au tricot jeté sur la table. Dans la chambre des servantes, l’on s’occupe de la préparation des sinapismes et des fomentations et le bruit régulier des cuillers, semblable au cri du grillon, seul trouble le silence. Des fillettes, pieds nus, vont et viennent dans les couloirs, passant de l’entresol dans la chambre des filles et vice versa. De temps en temps, du haut de l’escalier retentissent ces mots : « Eh bien ! les sinapismes ! vous dormez, il me semble ! » Et aussitôt une fillette part comme une flèche du dortoir des servantes. Enfin, des pas lourds se font entendre dans l’escalier et le médecin major du régiment entre dans la salle à manger. Le docteur est un homme de haute taille, large d’épaules, au visage coloré, respirant la santé. Sa voix est sonore, sa démarche assurée, ses yeux clairs et gais, ses lèvres épaisses et sensuelles. C’est un jouisseur dans toute l’acception du mot, un jouisseur qui, malgré ses cinquante ans n’a jamais reculé et ne recule pas encore devant une « ribote », un festin. Il est vêtu d’un costume d’été, en élégant : un surtout en piqué d’une blancheur éclatante, aux boutons armoriés. Il entre en faisant claquer sa langue et en se suçant les lèvres.
— Voilà, ma chère, apporte-nous de l’eau-de-vie et quelque chose à mettre sous la dent, dit-il, en s’arrêtant au seuil de la porte, à quelqu’un qui se trouve dans le couloir.
— Eh bien ! quoi de nouveau ? demanda la vieille dame avec inquiétude.
— La grâce de Dieu est inépuisable, Arina Pétrovna, répond le docteur.
— Comment cela ? Donc…
— Voilà. Encore deux ou trois jours — et ce sera fini.
Le docteur fait de la main un signe expressif et chantonne : « Et il fera la culbute, la culbute ! »
— Comment cela ? Les médecins l’ont-ils assez traité !…
Et tout à coup :
— Quels sont ces médecins ?
— Celui de notre district, puis un docteur de la ville.
— Des docteurs ! ! Il y a un mois qu’ils auraient dû lui faire un séton et il aurait vécu !
— Il n’y a donc plus rien à faire ?
— J’ai dit que c’était à la grâce de Dieu ! Je n’ai plus rien à ajouter.
— Et peut-être cela produira-t-il de l’effet ?
— Quoi « cela » ?
— Mais… les sinapismes…
— Peut-être !
Une femme vêtue d’une robe noire et un fichu de même nuance sur les épaules apporte un plateau sur lequel sont posés un carafon d’eau-de-vie et deux assiettes contenant l’une du boudin, l’autre du caviar. À son apparition la conversation tombe. Le docteur se verse un petit verre, le lève à la hauteur de ses yeux et fait claquer sa langue.
— À votre santé ! dit-il à la vieille barynia en avalant la liqueur.
— Merci, batiouchka.
— C’est de cela même qu’est mort à la fleur de l’âge Stépane Vladimiritch, — de l’eau-de-vie, ajoute-t-il en faisant une grimace de satisfaction et en enfonçant sa fourchette dans un morceau de boudin.
— Oui, c’est la cause de bien des morts.
— Tout le monde ne peut pas supporter ce liquide — voilà la raison… ! Mais puisque nous ne le craignons pas, nous allons répéter… À votre santé, soudarynia.
— Buvez, buvez ; à vous cela ne fera pas de mal.
— Non, il n’y a pas de danger. Chez moi, les poumons, et le foie et les reins, et la rate — tout est en ordre ! Oui, j’oubliais. Voilà ! dit-il à la femme en noir qui se tenait près de la porte, semblant vouloir écouter la conversation. Qu’avez-vous pour le dîner aujourd’hui ?
— De l’okrochka, des boulettes, des poulets rôtis, répond la femme avec un sourire aigre.
— Et avez-vous du poisson salé ?
— Comment n’aurions-nous pas de poisson, soudar… il y a de l’esturgeon, du sterlet. Oh ! nous en avons assez…
— Eh bien ! ordonne qu’on nous serve à dîner une botvinia avec de l’esturgeon — un tronçon, tu sais… et le plus gras possible ! Comment te nomme-t-on : Oulitouchka, n’est-ce pas ?
— Oulita, soudar.
— Eh bien ! Oulitouchka, dépêche-toi ! hein !
Oulitouchka se retire et pendant une minute un silence pénible règne dans la chambre. Arina Pétrovna se lève et ouvre la porte pour voir si Oulitouchka est réellement sortie.
— Et lui avez-vous parlé des orphelines, Andréi Ossipitch ? demande-t-elle au docteur.
— Oui.
— Eh bien ?
— Mais c’est toujours la même chose. Dès que je serai rétabli, m’a-t-il dit, je ferai mon testament et je donnerai des lettres de change.
Un silence encore plus pénible se fait dans la salle. Les demoiselles saisissent leurs tapisseries et l’aiguille tremble visiblement dans leurs mains. Arina Pétrovna pousse des soupirs désespérés ; le docteur arpente le plancher en sifflotant : « Culbute ! culbute. »
— Si vous lui aviez parlé d’une manière plus pressante !
— Je n’ai pu mieux dire : « Tu seras un lâche, si tu n’assures pas le sort des orphelines. » Oui, madame, vous avez fait là une fière sottise. Si vous m’aviez appelé il y a un mois, je lui aurais fait un beau séton et je me serais aussi occupé du testament. Et maintenant tout reviendra à Judas, l’héritier selon la loi, c’est sûr.
— Grand’maman, qu’est-ce que tout cela veut donc dire ! s’écrie d’une voix larmoyante l’aînée des deux demoiselles. Qu’est-ce que l’oncle veut donc faire de nous ?
— Je ne sais pas, ma chère, je ne sais pas. Même en ce qui me concerne, je ne sais rien. Aujourd’hui, je suis ici, où serai-je demain ? Peut-être coucherai-je sous quelque hangar, peut-être dans l’izba d’un paysan !…
— Mon Dieu ! comme cet oncle est bête ! se récrie la cadette.
— Vous feriez mieux, jeune fille, de retenir un peu votre langue, lui dit le docteur, et s’adressant à Arina Pétrovna il ajoute : Et pourquoi ne lui parleriez-vous pas vous-même, ma chère dame ? Voyons, tâchez de le convaincre.
— Non, non, il ne voudrait pas m’écouter, il se refuse même à me voir ! L’autre jour, j’ai essayé d’entrer dans sa chambre : « Est-ce pour m’achever que vous êtes venue ? » m’a-t-il dit.
— Je pense qu’Oulitouchka lui monte la tête contre vous.
— C’est bien ça. En outre, elle raconte tout à Porfichka-Sangsue. On dit que celui-ci ordonne de tenir les chevaux attelés afin d’être toujours prêt à partir dans le cas où son frère viendrait à mourir. Et imaginez-vous : il y a quelques jours, Oulita dressa l’inventaire des meubles, de la vaisselle, de tous les effets, afin que rien ne se perde, selon ses propres expressions ! C’est donc nous, nous ! qu’elle veut traiter de voleuses !
— Et pourquoi n’agissez-vous pas avec elle militairement… Une culbute… savez-vous… une culbute !…
Mais le docteur n’a pas le temps de développer son idée : une fillette tout essoufflée fait irruption dans la chambre, criant d’une voix effrayée :
— Barine ! barine demande le docteur ! La famille qui entre en scène nous est déjà connue. La vieille barynia n’est autre qu’Arina Pétrovna Golovlevo ; le moribond est son fils Pavel Vladimiritch, propriétaire de Doubrovino ; les deux jeunes filles Anninka et Lioubinka sont les filles de la défunte Anna Vladimirovna Oulanova, à qui jadis Arina Pétrovna avait jeté un morceau.
Dix ans à peine se sont écoulés depuis l’époque où nous avons vu cette famille et cependant la position des personnages s’est à tel point transformée qu’il ne reste plus trace de l’union artificielle grâce à laquelle la famille Golovleff semblait être une sorte de forteresse. Cette forteresse bâtie par les mains mêmes d’Arina Pétrovna s’écroulait, mais d’une façon si peu bruyante, si inaperçue qu’elle-même, sans comprendre la cause de cette chute, devenait la complice et même l’auteur principal de cette ruine dont l’âme était sans doute Porfichka la Sangsue. De propriétaire despote et absolue de tous les biens des Golovleff, Arina Pétrovna s’est transformée en modeste parasite, vivant chez son fils cadet et n’ayant aucune voix dans l’administration de la propriété. Maintenant sa tête est penchée, son dos courbé, ses yeux éteints, sa démarche indolente ; même sa vivacité de mouvements est disparue. N’ayant plus rien à faire, dans sa vieillesse elle a appris à tricoter, mais entre ses mains, cet ouvrage n’avance presque pas, car sa pensée s’égare continuellement — où ? — elle ne saurait elle-même le dire, en tout cas, ce n’est pas sur ses aiguilles. Elle ne peut se livrer à cette occupation que pendant quelques minutes, puis ses mains tombent d’elles-mêmes et elle se replonge dans ses souvenirs… souvenirs qui ne la quittent qu’au moment où la somnolence sénile s’empare de tout son être débile. Ou bien, elle se lève, va et vient dans les chambres, regarde dans tous les coins, cherche on ne sait quoi, comme une femme qui toute sa vie a possédé des clefs et qui ne sait où, ni comment elle les a perdues.
Le premier coup à l’autorité d’Arina Pétrovna avait été porté non pas autant par l’abolissement même du servage que par les signes précurseurs de cet événement. Tout d’abord, de simples bruits, puis les assemblées de nobles avec leurs adresses, puis les comités provinciaux, puis les assemblées de rédaction, tout cela l’avait fatiguée, troublée. L’imagination d’Arina Pétrovna toujours riche lui peignait des quantités de petits riens. Tantôt elle se posait subitement cette question : « Comment devrai-je appeler Agachka ? probablement Agafiouchka, peut-être même faudra-t-il lui donner de l’Agafia Fédorovna ! » Tantôt elle s’imaginait qu’elle allait et venait dans sa maison vide et que ses domestiques étaient installés à la cuisine et gobelotaient jetant sous la table ce qu’ils avaient de trop.
D’autres fois, elle se figurait que pénétrant dans la cave, elle y trouvait Ioulka et Fenka les joues pleines. Elle voulait les réprimander… Mais puisqu’elles étaient libres, pouvait-elle les punir ?…
Si insignifiants que soient ces petits riens, ils créent toute une réalité fantastique qui absorbe l’homme et paralyse son activité. Arina Pétrovna laissa tout à coup échapper les rênes du gouvernement et, pendant plus de deux ans, ne fit que répéter du matin au soir :
— Au moins, si c’était de deux choses l’une — tout ou rien ! Au lieu de cela, un premier appel, puis un second ! une chandelle à Dieu, l’autre au diable !
À cette même époque, en plein débordement des comités, mourut son mari, réconcilié, content, reniant son Barkoff et toutes ses affaires. Ses dernières paroles furent :
— Je remercie mon Dieu de ce qu’il n’a pas voulu que je me présente devant lui de pair avec les esclaves !
Ces paroles pénétrèrent profondément dans l’âme d’Arina Pétrovna. La mort de son mari et les fantasmagories de l’avenir imprimèrent on ne sait quel aspect de désespoir sur tout Golovlevo. Comme si la vieille maison des Golovleff et tous ses habitants se disposaient à mourir. Porfiry Vladimiritch, d’après quelques plaintes que dans ses lettres Arina Pétrovna avait laissé échapper, comprit avec un tact inouï le trouble qui régnait dans le cerveau de mamenka. Non seulement celle-ci ne sermonnait plus ses fils, mais encore le plus souvent, elle s’en rapportait à l’aide de Dieu qui « en ces temps légers et frivoles n’abandonnait pas même les esclaves, surtout ceux qui par leur richesse étaient le plus sûr soutien de l’Église et de son ornementation. » Judas comprit d’instinct que si mamenka commençait à s’en remettre à la volonté divine, c’est que dans son existence se cachait quelque « défaut ». Et il profita de ce défaut avec toute la ruse qui lui était propre. Sur la fin des mesures d’émancipation, il fit tout à coup une visite à Golovlevo et trouva Arina Pétrovna triste, exténuée.
— Eh bien ! quoi ? que dit-on à Pétersbourg ? fut sa première question.
Porfichka pencha la tête et garda le silence.
— Voyons, mets-toi un peu à ma place, continua-t-elle comprenant d’après le silence du fils qu’il n’y avait rien de bon à attendre ; que vais-je faire avec mes salopes ! j’en ai trente dans la chambre des filles !… Serais-je obligée de les garder à ma charge ? Avec quoi les nourrirai-je ? En ce moment, j’ai des pommes de terre, des choux, du pain, de tout cela en quantité suffisante. Si les pommes de terre manquent, je leur donnerai des choux, ou bien elles se contenteront de concombres ? Mais alors, il faudra que j’aille moi-même au marché et pour tout je devrai donner de l’argent ! Comment nourrir tout ce monde !
Judas fixait chère amie mamenka et souriait amèrement pour lui montrer qu’il partageait ses préoccupations.
— Et si on les laisse courir aux quatre vents : courez, mes chères, allez où vous voulez !… je ne vois pas où tout cela les mènera…
Porfichka sourit comme si cette phrase : « Où tout cela les mènera » lui paraissait particulièrement drôle.
— Non, mon ami, ne ris pas ! Cette affaire est grave, très grave même, à moins que Dieu ne vienne à les éclairer. Prends-moi par exemple, je ne suis pas un trognon, il me faut vivre d’une manière ou de l’autre. Comment faire en cette occurrence ? Quelle éducation avons-nous reçue ? Danser, chanter, recevoir des visites, comment pourrai-je me passer de ces salopes ! Je ne sais ni servir à table, ni ranger, ni faire la cuisine ! Je ne puis rien faire, mon ami.
— Dieu est miséricordieux, mamenka.
— Il l’était, mon ami, mais il ne l’est plus aujourd’hui ! Nous étions bons et le Très-Haut nous venait en aide, nous sommes mauvais et… Pardon, sais-tu ce que je pense : ne vaudrait-il pas mieux que j’abandonnasse tout ? Vraiment, je me ferai bâtir une petite izba, près de la tombe de papenka et j’y vivrai tranquille.
Porfiry Vladimiritch dressa les oreilles ; ses lèvres s’imprégnèrent de salive.
— Qui donc administrera les biens ? dit-il avec réserve comme s’il jetait l’hameçon.
— Eh bien ! vous-mêmes ! Grâce à Dieu, j’en ai assez amassé. Ce n’est pas moi qui dois toujours supporter les peines.
Arina Pétrovna s’arrêta tout à coup et releva la tête. Elle fut frappée tant la physionomie de Judas était souriante, baveuse, huileuse même et pénétrée d’on ne sait quel rayonnement de carnassier.
— Je crois que tu te prépares à m’enterrer, lui dit-elle sèchement ; n’est-ce pas trop tôt, mon cher ! Prends garde ! ne te trompe pas !
Ainsi pour cette fois, l’entretien n’aboutit à rien. Mais il est des conversations qui, une fois commencées, ne se terminent pas. Quelques heures après Arina Pétrovna revint au même sujet.
— Je partagerai la propriété, j’irai à Serguéï-Troïtska, j’achèterai une petite maisonnette près du couvent et m’y établirai, dit-elle.
Mais Porfiry Vladimiritch, après l’expérience du matin, se taisait.
— L’année passée, papenka étant encore de ce monde, continua Arina Pétrovna, j’eus une vision. J’étais toute seule dans ma chambre, tout à coup, j’entendis une voix qui me dit par trois fois : « fais un pèlerinage à Saint-Serge, rends-toi au couvent du saint thaumaturge. » Je me retournai… personne… Je pensai alors en moi-même : c’est une vision… Eh bien, dis-je : « Si ma foi est agréable à Dieu, je suis prête… » J’eus à peine prononcé ces paroles que dans la chambre se répandit un parfum… mais un parfum ! Il est inutile de te dire que j’ordonnai immédiatement de tout disposer pour mon voyage et le soir même je partis.
En invoquant ce souvenir, Arina Pétrovna eut les larmes aux yeux.
Judas en profita pour baiser la main de mamenka, et se permit même de passer le bras autour de sa taille.
— Voilà, vous êtes sage maintenant, dit-il. Ah ! ma chère amie, heureux celui qui vit en paix avec Dieu ! Ses prières montent jusqu’au Très-Haut et le ciel l’aide. C’est comme cela, chère mamenka ! !
— Attends ! Je n’ai encore pas fini ! Le soir du second jour, j’arrive au couvent et je me rends immédiatement à Saint-Serge. C’était justement l’heure des premières vêpres : les chants pieux, les cierges allumés, le parfum de l’encens… je ne savais plus si j’étais sur la terre ou dans les cieux. L’office terminé, je vais chez le père supérieur : « Votre Révérence, lui dis-je, comme votre église est belle aujourd’hui. » Et lui qui me répond : « Mais savez-vous, soudarynia, que pendant ces vêpres, le père Avakoum eut une vision : à peine avait-il levé les mains pour dire la prière, que tout à coup il voit dans la coupole une lueur et un pigeon qui le regarde ! » C’est alors que je me suis dit : « Tôt ou tard, mais avant ma mort, je veux passer quelque temps au monastère de Troïtska-Serguéï. »
— Qui donc pensera à nous ? Qui donc prendra soin de nous, vos enfants ? Ah ! mamenka, mamenka ! !
— Vous n’êtes plus petits, quoi ! Vous prendrez bien vous-mêmes soin de vous ! Et moi… je me retirerai avec les orphelines d’Annouchka près du thaumaturge et je vivrai sous sa protection ! Peut-être aussi l’une d’elles se sentira-t-elle la vocation de servir Dieu, et le monastère Khotkoff est justement à deux pas de là. Je m’achèterai une maisonnette, un petit potager…, j’aurai des pommes de terre, des choux…
Cette conversation oiseuse se renouvela plusieurs jours de suite ; Arina Pétrovna émettait les propositions les plus hardies, les retirait, les renouvelait et finit par arriver à une impasse d’où toute retraite était impossible. À peine six mois après la visite de Judas à Golovlevo, la situation était celle-ci : Arina Pétrovna n’alla habiter ni à Serguéï-Troïtska, ni dans une izba de paysan, près de la tombe de son mari, mais elle partagea ses propriétés entre ses deux fils, ne gardant à sa disposition que le capital. À cette occasion Porfiry Vladimiritch reçut une meilleure part que son frère.
Arina Pétrovna resta comme auparavant à Golovlevo et Judas joua une touchante comédie. Il versait des larmes et suppliait chère amie mamenka d’administrer ses biens sans contrôle, d’en percevoir les revenus et d’en disposer à son gré. « Moi, chère amie, disait-il, je serai content de la part, si petite qu’elle soit, que vous daignerez me donner. » Tout au contraire, Pavel remercia mamenka très froidement (comme s’il montrait les dents), donna sa démission sur-le-champ et s’installa à Doubrovino. Depuis ce moment, la raison d’Arina Pétrovna sembla s’éclipser. L’image de Porfichka-Sangsue (que, jadis elle avait devinée avec une rare perspicacité) se couvrit tout à coup d’un voile. Elle paraissait ne se rendre compte que d’une chose : malgré le partage de la propriété et l’émancipation des serfs, elle continuait de vivre à Golovlevo et comme auparavant, elle ne rendait de compte à personne. Ici, à côté d’elle, vit son autre fils, mais quelle différence ! Tandis que Porfichka confiait tout à la bonne volonté de mamenka, non seulement Pavel ne la consultait en rien, mais encore quand il la rencontrait, il lui parlait à peine. Et plus sa raison s’obscurcissait, plus elle prenait soin des intérêts de son aimable fils. Porfiry Vladimiritch ne lui demandait rien, mais elle prévenait ses moindres désirs. Peu à peu, elle trouvait des défauts dans la configuration de Golovlevo : ici, la terre du voisin s’enfonce dans la propriété — il serait bon d’acheter ce terrain ; là, on pourrait bâtir une petite ferme, mais il y manque du pâturage et comme un fait exprès, il y a à côté une prairie à remettre — et une belle prairie ! ! Et Arina Pétrovna s’excitait, et comme mère et comme ménagère, désireuse de faire valoir ses talents devant son fils chéri. Mais Porfiry Vladimiritch s’était entouré d’une coquille impénétrable. C’est en vain qu’Arina Pétrovna le poussait à acheter ; à toutes ses propositions d’acquérir telle forêt ou telle prairie, il répondait invariablement : « Je suis content de ce que votre bonté a daigné me donner, chère amie mamenka. » Ces réponses ne faisaient qu’exciter davantage Arina Pétrovna. Entraînée d’un côté par des considérations administratives, de l’autre par des polémiques qui avaient trait au lâche Pavlouchka qui vivait là, et se fichait d’elle, elle perdit toute notion des liens réels qui l’attachaient à Golovlevo. Son ancienne soif d’acquisition s’empara avec une force nouvelle de tout son être non pour son compte à elle, mais pour celui de son fils favori. Le bien de Golovlevo s’agrandit, s’arrondit et devint florissant. Et au moment même où le capital d’Arina Pétrovna diminuait, au point qu’il lui était impossible de vivre sur les intérêts qu’il rapportait, Judas lui envoya, avec une lettre des plus respectueuses tout un paquet de feuilles de comptabilité qui lui devaient servir d’exemple à l’avenir dans ses comptes rendus annuels. À côté des objets principaux du ménage, se trouvaient des paragraphes spéciaux pour les framboises, les groseilles vertes, les champignons, etc.
À chaque article étaient ouverts des comptes de ce genre :
En 18… il y avait :
Framboisiers 00
Nouvellement plantés 00
Les fraisiers ont donné
en fraises 00 pouds, 00 livres 00 zolotniks
Sur ce nombre :
Consommé par vous, chère amie mamenka 00 p., 00 1.00 z.
Pour les confitures de la maison de son Excellence,
Porfiry Vladimiritch Golovleff 00 p. 00 1.00 z.
Donné au garçon en récompense de sa conduite 00 p. 00 1.00 z.
Vendu au bas peuple pour son régal 00 p. 00 1.00 z.
Pourri pour manque d’acheteur ou quelque autre cause00 p. 001.00 z.
Et ainsi de suite.
Remarque. — Si la récolte de l’année courante est inférieure à l’année précédente, on doit exposer les causes de ce fait, par ex. : la sécheresse, les pluies, la grêle, etc.
Arina Pétrovna resta stupéfaite. En premier lieu, l’avarice de Judas la frappa : jamais elle ne se serait doutée que la groseille verte pût être l’objet d’un article de comptabilité à Golovlevo et son fils semblait justement insister sur ce point ; en second lieu, elle comprenait parfaitement que toutes ces formes n’étaient autre chose qu’une constitution qui lui liait les mains et les pieds. Après l’échange de plusieurs lettres de discussion, Arina Pétrovna offensée et indignée quitta Golovlevo pour s’installer chez son fils Pavel à Doubrovino. Aussitôt après Porfiry Vladimiritch donna sa démission et vint habiter Golovlevo. Dès lors commença pour la vieille la série des jours sombres, voués au repos forcé. Pavel Vladimiritch, en homme privé d’action, était particulièrement vétillard vis-à-vis de sa mère. Il l’accueillit assez bien, c’est-à-dire promit de nourrir, elle et ses nièces orphelines, mais à deux conditions : la première était de ne pas entrer chez lui à l’entresol, la deuxième, de ne pas se mêler de ses affaires.
Cette dernière condition troublait surtout Arina Pétrovna. Tout le ménage de Pavel Vladimiritch était confié à deux personnes : à la femme de charge Oulitouchka, femme pernicieuse et convaincue d’être en correspondance secrète avec Porfichka-Sangsue et au ci-devant valet de chambre de papenka Kiriouchka qui n’entendait rien à la culture des champs et qui chaque jour sermonnait Pavel Vladimiritch. Tous deux volaient sans merci. Que de fois le cœur d’Arina Pétrovna saigna à la vue du pillage qui régnait dans la maison ! que de fois eut-elle envie de le prévenir, d’ouvrir les yeux à son fils au sujet du thé, du sucre, du beurre que l’on gâchait. Maintes fois, sous les yeux mêmes de la vieille barynia, Oulitouchka, sans se gêner le moins du monde, mettait dans ses poches des poignées entières de sucre. Arina Pétrovna, tout en voyant cela, était forcée de rester témoin silencieux de cette dilapidation. Car dès qu’elle ouvrait la bouche, Pavel Vladimiritch l’arrêtait.
— Mamenka, disait-il, il faut qu’un seul commande ici ! Ce n’est pas moi qui l’ai dit — tout le monde agit ainsi. Je sais que mes ordres sont bêtes, — eh bien, qu’ils restent bêtes. Les vôtres sont sages, — gardez-les pour vous ! Vous êtes intelligente, très intelligente même et cependant Judas vous a laissée sans asile.
Pour comble de malechance, Arina Pétrovna fit une horrible découverte : Pavel Vladimiritch s’adonnait à la boisson. Cette passion s’empara de lui peu à peu, grâce à la solitude de la vie de campagne et se développa d’une façon telle qu’il était évident qu’elle le mènerait à sa perte. Dans les premiers temps que sa mère logeait à la maison, il semblait se gêner un peu et descendait assez souvent de son entresol pour venir causer avec elle. Arina Pétrovna remarquait que sa langue s’embrouillait et mettait cela sur le compte de la bêtise. Elle n’aimait pas qu’il vînt « causer » et ressentait pendant ces entretiens une grande gêne. En effet, son fils ne faisait que maugréer continuellement et d’une façon au moins absurde. Tantôt il se plaignait de la sécheresse, tantôt de la pluie, d’autres fois des scarabées qui dépouillaient les arbres du jardin. Tout cela lui offrait une source inépuisable de plaintes. Il se plantait en face de sa mère et commençait ainsi :
— Les nuages couvrent le ciel aux alentours… Golovlevo est-il loin d’ici ? et cependant hier, il a plu chez Sangsue ! et chez nous, rien, pas une goutte d’eau. Oui, les nuages passent tour à tour, et pas la plus petite pluie pour nous.
Ou bien encore :
— En voilà un temps ! Le seigle commence à fleurir et quelles averses ! quelles averses ! La moitié du foin est déjà pourrie et la pluie tombe, tombe sans cesse. Golovlevo est-il loin ? Et cependant Sangsue a déjà rentré son fourrage ; quant à nous cela nous est impossible… C’est avec du foin moisi qu’il nous faudra nourrir le bétail pendant l’hiver !
Arina Pétrovna écoutait généralement en silence ces sottes paroles, mais quelquefois elle ne pouvait s’empêcher de dire :
— Tu n’aurais pas dû rester les bras croisés !
À peine prononçait-elle ces paroles que Pavel Vladimiritch se mettait hors de lui.
— Que vouliez-vous donc que je fasse ! Transférer la pluie de Golovlevo chez nous ! !
— Pourquoi la pluie, mais en général…
— Non, dites, que dois-je faire selon vous ? Pas « en général, » mais en ceci… C’est peut-être le climat que je devrais changer pour vous ? Voyez, à Golovlevo on a besoin de pluie et il en tombe, on n’en a pas besoin et il n’en tombe pas. Voilà pourquoi tout y croît bien… Chez nous c’est l’inverse ! Je verrai ce que vous chanterez lorsque nous n’aurons pas de quoi manger !
— C’est à la grâce de Dieu…
— Il fallait donc dire que cela arrivait par la permission divine. Et vous dites « en général » — ce n’est pas une explication, ça ! !
Quelquefois il en arrivait même à trouver que la propriété lui était à charge.
— Pourquoi m’a-t-on colloqué ce Doubrovino ? se lamentait-il. Qu’y a-t-il de bon ?
— Que trouves-tu de mauvais à Doubrovino, la terre est bonne et il s’y trouve de tout en quantité suffisante ! Qu’est-ce qui te prend tout à coup !
— Ce qui me prend ! c’est que par le temps qui court, il vaut mieux ne pas avoir de propriété du tout ! L’argent — c’est autre chose ! L’argent, ça se prend, ça se met dans la poche et tout est dit. Tandis que cet immeuble…
— En quoi est donc si particulier « ce temps qui court, » que l’on ne puisse pas avoir de propriétés ?
— Vous ne lisez pas les journaux et moi je les lis. Aujourd’hui, les avocats se fourrent partout — comprenez-le bien ! Et cet être-là s’il apprend que vous possédez un bien fonds, il commence à vous talonner.
— Comment peut-il te talonner lorsque tous les papiers sont en règle ?
— Il saura bien vous pressurer. Par exemple Porfichka-Sangsue : il prendra un avoué qui te fera envoyer assignations sur assignations.
— Que dis-tu là ? Il y a des juges, je pense.
— C’est précisément parce qu’il y a des juges que tu recevras des assignations. S’il n’y en avait pas, on t’aurait pris ta propriété sans sommations, mais maintenant on la prendra avec sommations. Voilà, l’oncle de mon camarade Gorloniatoff mourut et celui-ci fut assez bête pour accepter l’héritage. Et quel héritage ! un demi-kopeck et cent mille roubles de dette, et des lettres de change ! Et des faux ! Aussi depuis trois ans, il est en procès ; on a commencé par lui enlever le bien de son oncle et maintenant, c’est le sien qu’on vend aux enchères. Voilà la propriété !
— Est-il possible qu’il y ait une telle loi ?
— S’il n’y en avait pas, on n’aurait pas vendu. Donc, il y a des lois de toutes sortes. Pour celui qui manque de conscience, toutes les lois sont ouvertes, et pour celui qui en a, elles sont fermées. Va, cherche dans le livre !
Anna Pétrovna cédait toujours dans ces disputes. Plusieurs fois l’envie lui venait de crier : « Va-t’en de devant mes yeux, lâche ! » mais réflexion faite, elle se contentait de répéter tout bas : « Mon Dieu ! comment ai-je pu donner le jour à de pareils monstres ? L’un est une vraie sangsue, l’autre — une sorte de bienheureux ! Pour qui ai-je amassé, mon Dieu ! pour qui me suis-je privée de sommeil ! de nourriture ! pour qui ? ! ! » Plus Pavel Vladimiritch s’adonnait à l’ivrognerie, plus ses conversations devenaient fantasques. Anna Pétrovna finit par remarquer qu’il y avait là quelque chose de louche. Ainsi le matin, l’on mettait dans le buffet un carafon rempli d’eau-de-vie et au dîner il était vide. Ou bien se tenant dans le salon, elle entendait un frôlement mystérieux dans la salle à manger, et lorsqu’elle criait : Qui est là ? pour toute réponse, son oreille saisissait un bruit de pas s’éloignant dans la direction de l’entresol.
— Ma chère ! il me semble qu’il boit ! dit-elle un jour à Oulitouchka.
— Ils s’en occupent, répondit celle-ci d’un ton violent.
Convaincu que sa mère l’avait deviné, Pavel Vladimiritch mit de côté toute cérémonie. Un beau jour, le petit buffet disparut de la salle à manger, et à la question d’Anna Pétrovna qui lui demandait où on l’avait mis, Oulitouchka répondit :
— Ils ont ordonné de le transporter à l’entresol ; là ils seront plus libres.
En effet à l’entresol, les carafons se succédaient les uns aux autres avec une promptitude étonnante. Enfermé dans ses appartements, Pavel Vladimiritch se prit de haine pour la société et se créa une vie de rêve. C’était tout un roman bêtement héroïque dont les héros étaient lui et Porfichka Sangsue. Il ne comprenait pas bien lui-même à quel point était profonde la haine qu’il vouait à Porfichka, mais il le détestait de toutes ses forces, de toute son âme, il le détestait sans trêve, à chaque moment de son existence. Comme s’il était là, à chaque instant devant ses yeux s’agitait l’image du repoussant Judas, retentissait à son oreille le bavardage larmoyant, hypocrite de Sangsue, bavardage empreint d’une méchanceté sèche, presque abstraite, pour tout ce qui existait, pour tout ce qui ne se soumettait pas au code créé par ses principes d’hypocrisie. Pavel Vladimiritch buvait et se souvenait. Il se rappelait toutes les offenses, toutes les humiliations qu’il avait eu à endurer, grâce aux prétentions de Judas au rôle de chef de famille. Il se remémorait surtout le partage, comptait tous les sous de moins qu’il avait reçus, comparait chaque parcelle de terre et se livrait à sa haine. Dans son imagination échauffée par le vin prenaient naissance des drames entiers où toutes les injures étaient payées et où l’offenseur était non Judas, mais lui-même.
Tantôt il s’imaginait avoir gagné deux cent mille roubles et venir annoncer cette nouvelle à son frère (toute une scène avec conversations) et la figure de « Sangsue » devenait jaune d’envie. Tantôt c’était son oncle qui mourait (quoiqu’il n’eût pas de grand oncle) ; il lui laissait un million et à Porfichka pas un sou ! ! D’autres fois, il se figurait avoir trouvé le moyen de se rendre invisible et, à l’aide de cette métamorphose, il faisait à Judas des vilenies telles que ce dernier en gémissait. Dans l’invention de ces polissonneries, il était inépuisable et un rire absurde se répercutait en échos dans l’entresol à la grande satisfaction d’Oulitouchka qui s’empressait de renseigner Porfiry Vladimiritch sur ce qui se passait. Il détestait Judas et en même temps le craignait. Il savait que les yeux de son frère lançaient un fluide enchanteur, que sa voix, comme un serpent, pénétrait dans l’âme et paralysait la volonté. C’est pourquoi il refusait catégoriquement de le voir. Quelquefois Sangsue venait à Doubrovino baiser la main à « chère amie mamenka » (il l’avait chassée de chez lui, mais ne cessait pas néanmoins de lui témoigner du respect), alors Pavel Vladimiritch s’enfermait à clef pendant tout le temps que durait la visite de Judas.
C’est ainsi que s’écoulèrent les journées jusqu’au moment où Pavel Vladimiritch se trouva atteint par une maladie mortelle. Le docteur passa la nuit pour la forme et le lendemain matin repartit pour la ville. Au moment de son départ, il déclara que le malade n’avait plus que deux jours à vivre et qu’il était trop tard pour penser à des dispositions quelles qu’elles fussent, car il n’avait même plus la force de signer lisiblement son nom.
— S’il signe, il le fera de façon que vous aurez ensuite maille à partir avec la justice, ajouta-t-il ; Judas est là et malgré tout le respect qu’il témoigne à sa mamenka, il ne manquera pas de lui intenter un procès « en faux » et si « chère amie » est envoyée en Sibérie, tout ce qu’il fera, ce sera de faire chanter un Te Deum en l’honneur du voyageur.
Toute la matinée, Arina Pétrovna fut comme abasourdie. Elle essaya de prier, dans l’espoir de recevoir une inspiration divine, mais la prière était loin de son esprit, et sa langue même ne lui obéissait plus ; elle avait beau commencer : Dieu, mon Dieu, viens à notre aide, tout à coup, sans réfléchir, elle en venait au : délivre-nous des tentations du diable ! « Purifie-moi ! purifie-moi ! » répétait machinalement sa langue, tandis que sa pensée errait en liberté, tantôt pénétrant à l’entresol, tantôt se faufilant dans les caves (que de provisions y étaient amassées en automne et maintenant tout était pillé.) Par moments, elle se reportait sur des souvenirs éloignés, bien éloignés. Tout autour planaient, des demi-ombres grises, et dans ces crépuscules, se mouvaient, on ne sait quels hommes, quelle foule, affairée, préoccupée, thésaurisant ! Bienheureux hommes, bienheureux hommes… comme l’encensoir… instruis-moi, instruis-moi ! Mais voilà que peu à peu sa langue aussi s’arrêta, ses yeux regardaient les images sans les voir, sa bouche s’ouvrait toute grande, ses mains se fermaient et toute sa personne se tenait immobile, comme glacée ! Elle s’assit enfin et se prit à pleurer. Des larmes abondantes se répandaient de ses yeux éteints sur ses joues séniles, se réunissant dans les rides et tombant en gouttelettes sur le col de sa vieille blouse en percaline. C’était quelque chose d’amer, de désespéré et d’empreint en même temps d’une obstination impuissante. Et la vieillesse, et la maladie, et la misère de sa situation — tout semblait chez elle appeler la mort comme l’unique issue possible ; mais les souvenirs du passé, avec son bien-être, son autorité, sa grandeur l’obsédaient et la rattachaient à la terre. Ce mot « mourir » lui trottait par la tête et une minute après était remplacé par celui-ci « vivre ! » Elle ne pensait ni à Judas, ni à cet autre fils qui se mourait — tous deux semblaient ne plus exister pour elle. Elle ne s’occupait de personne, n’accusait personne et ne savait même plus si elle avait un capital et s’il était suffisant pour mettre sa vieillesse à l’abri du besoin. Une angoisse, une angoisse mortelle s’empara de tout son être. C’était pénible, c’était amer, — voici l’unique explication qu’elle aurait pu donner de ses larmes. Ces pleurs venaient de loin ; ils s’accumulaient goutte à goutte depuis le moment où elle avait quitté Golovlevo pour venir s’installer à Doubrovino. Elle était déjà préparée à ce qui devait arriver, elle prévoyait, s’attendait à tout cela… ; mais elle ne se figurait pas que cette fin prévue et attendue dût arriver. Et maintenant cette heure était venue, heure pleine d’angoisses et de solitude désespérante.
Toute sa vie, elle organisa « quelque chose », se tua pour arriver à son but et il se trouvait que ce « quelque chose » n’était qu’un fantôme. Toute sa vie, le mot « famille » ne quitta pas ses lèvres ; au nom de la famille, elle punit les uns et récompensa les autres, elle s’infligea des privations, se tortura, troubla sa vie et voici que tout à coup la famille lui manquait. « Mon Dieu ! est-il possible que ce soit partout la même chose ! » telle est l’idée qui tourbillonnait dans son cerveau. Elle restait la tête appuyée sur la main, tournant son visage baigné de larmes vers le soleil, comme pour lui dire : regarde ! Elle ne gémissait pas, ne maudissait pas, mais elle sanglotait tout doucement comme si les larmes l’étouffaient. En même temps, ces paroles torturaient son âme :
— Je n’ai plus personne ! je n’ai plus personne ! personne ! personne !
Mais les larmes tarirent aussi. Après avoir trempé son visage dans l’eau froide, elle se traîna sans but dans la salle à manger, mais là, les jeunes filles l’obsédèrent de plaintes qui, cette fois, lui parurent singulièrement importunes.
— Que deviendrons-nous donc, grand’mère ? Est-il donc possible que nous restions sans rien ? disait d’un air chagrin Anninka.
— Comme cet oncle est bête ! ajoutait Lioubinka, en faisant chorus avec sa sœur.
Vers midi, Arina Pétrovna se décida à pénétrer dans la chambre de son fils. Marchant avec précaution sur la pointe des pieds, elle monta l’escalier, trouva à tâtons dans l’obscurité la porte de l’appartement de Pavel Vladimiritch. Dans les chambres régnait une demi-obscurité, car les jalousies vertes étaient closes et la lumière s’y frayait à peine un passage. L’appartement depuis longtemps déjà n’avait pas été aéré et l’atmosphère était un affreux mélange de gaz, dans lesquels dominaient les odeurs de la fraise, des emplâtres, de la lampe d’ikone et ces miasmes particuliers dont la présence révèle la maladie et la mort. L’entresol ne comprenait que deux chambres : dans la première se tenait Oulitouchka qui pilait des fraises et soufflait avec acharnement sur les mouches dont l’essaim tourbillonnait au-dessus des groseilles vertes et qui se posaient effrontément sur son nez et ses lèvres. Par la porte entr’ouverte de la chambre voisine se faisait entendre sans relâche une toux creuse et sèche qu’interrompait de temps en temps une pénible expectoration. Arina Pétrovna s’arrêta indécise, fixant les ténèbres, ayant l’air d’attendre ce qu’allait entreprendre Oulitouchka à sa vue. Mais celle-ci ne bougea pas, comme si elle était tout à fait convaincue que toute tentative d’influencer le malade devait rester stérile.
Elle ne laissa paraître qu’un petit frémissement de colère sur ses lèvres, et Arina Pétrovna crut entendre murmurer le mot : Diablesse !
— Si tu allais en bas, ma chère ? dit-elle à Oulitouchka.
— Quelles sont ces nouveautés-là ? répondit celle-ci grossièrement.
— Je veux parler à mon fils. Va-t’en !
— De grâce, soudarynia ! comment puis-je le laisser ? Si tout à coup il venait à avoir besoin de moi !
— Qui est là ? retentit sourdement de la chambre à coucher.
— Mon ami, ordonne à Oulita de descendre. J’ai à te parler.
Cette fois-ci, Arina Pétrovna insista de telle façon qu’elle resta victorieuse. Elle fit un signe de croix et pénétra dans la chambre. Près du mur, en face la fenêtre se trouvait le lit du malade. Celui-ci était couché sur le dos, couvert d’un drap blanc et, presque inconsciemment, il tirait des bouffées de fumée de sa cigarette. Malgré cela, les mouches l’obsédaient à tel point qu’il devait porter sans cesse à son visage l’une ou l’autre main. Ses bras étaient si maigris, dépourvus de muscles, que les contours de l’os se dessinaient de la main à l’épaule.
La tête était collée par on ne sait quel mouvement désespéré au coussin, sa face et tout son corps brûlaient de fièvre. Ses grands yeux ronds, enfoncés dans leur orbite promenaient leur regard vague d’un objet à l’autre ; son nez s’était allongé et aminci, sa bouche entr’ouverte.
Il ne toussait plus, mais respirait avec une telle force qu’on aurait dit que toute l’énergie vitale s’était concentrée dans sa poitrine.
— Eh bien ! comment te sens-tu aujourd’hui ? lui demanda Arina Pétrovna en s’asseyant à ses pieds sur un fauteuil.
— Comme ci, comme ça… demain… c’est-à-dire aujourd’hui… Quand le docteur est-il venu chez nous ?
— Aujourd’hui même.
— Donc c’est demain…
Le malade s’agitait sur son lit, s’efforçant de se rappeler le mot dont il avait besoin.
— … tu pourras te lever ? ajouta Arina Pétrovna en lui venant en aide. Dieu le veuille, Dieu le veuille ! mon ami !
Pendant quelques minutes, tous les deux restèrent silencieux. Arina Pétrovna avait envie de dire quelque chose, mais pour cela, il fallait qu’il y eût conversation. Et c’était justement cela qu’il lui était difficile de trouver dans ses tête-à-tête avec Pavel Vladimiritch.
— Judas… Vit-il ? demanda enfin le malade.
— Que veux-tu qu’il lui arrive ? Il vit.
— Sans doute il pense : Voici mon frère Pavel qui se meurt…, c’est encore un bien qui me revient, par la grâce de Dieu !
— Chacun de nous mourra et après nous, les biens reviendront… aux héritiers légaux…
— Mais pas à Sangsue. Je jetterai tout aux chiens plutôt que de lui donner… !
L’occasion était excellente. Pavel Vladimiritch avait entamé lui-même la conversation et Arina Pétrovna ne manqua pas d’en profiter.
— Il faudrait penser à cela, mon ami, dit-elle comme en passant, sans regarder son fils et en examinant ses mains si attentivement qu’on aurait pu croire qu’elles étaient le principal objet de son attention.
— À quoi ? « à cela ? »
— À ce sujet, si tu ne veux pas que ton bien revienne à ton frère…
Le malade se taisait. Mais ses yeux s’agrandirent démesurément et son visage devint de plus en plus rouge.
— Il faut aussi prendre en considération que tu as des nièces orphelines… Est-il grand leur capital ? Et puis ta mère ?… continua Arina Pétrovna.
— Vous aviez bien le temps de tout donner à Judas ?
— N’importe… je sais que c’est ma faute… mais le péché n’est-il pas aussi grand ?… Toujours est-il mon fils !… Et toi aussi tu pourrais bien ne pas rappeler ça à ta mère.
Il se fit un profond silence.
— Eh bien ! tu ne dis rien !
— Et vous avez l’intention de m’enterrer, bientôt ?
— Pourquoi enterrer… mais toujours… Les autres chrétiens aussi… On ne meurt pas pour cela… mais en général…
— Oui, c’est cela, « en général ». Avec vous, c’est toujours « en général ». Vous croyez que je ne vois rien !
— Que vois-tu donc, mon ami ?
— Je vois…, je vois que vous me prenez pour un sot ! Eh bien ! admettons que je le sois — et tel je reste ! pourquoi donc venez-vous chez un sot ? Restez chez vous, ne vous inquiétez pas !
— Et je ne m’inquiète pas. Je voulais seulement… en somme… puisque la limite de la vie est fixée à chaque homme…
— Eh bien ! Attendez !
Arina Pétrovna baissa la tête et se plongea dans ses réflexions. Elle voyait très bien que sa cause allait mal, mais le désespoir de l’avenir la tourmentait à tel point que même l’évidence ne pouvait la convaincre de l’inutilité de nouvelles tentatives.
— Je ne sais vraiment pas pourquoi tu me détestes ! s’écria-t-elle enfin.
— Pas du tout… je vous… pas du tout ! je vous suis même très… Comment donc ! vous nous avez si bien menés… sans faire de différence entre nous !
Il parlait par saccades, suffoquant. Dans le son de sa voix perçait on ne sait quel rire brisé et en même temps vainqueur ; des étincelles apparaissaient dans ses yeux ; les épaules et les pieds étaient en proie à des frissons nerveux.
— Qui sait ! Peut-être ai-je eu quelque tort envers toi, eh bien ! pardonne-le moi pour l’amour de Dieu !
Arina Pétrovna se leva et salua en touchant de la main le parquet. Pavel Vladimiritch ferma les yeux et ne répondit pas.
— En ce qui concerne l’immeuble… il est vrai que dans l’état où tu es, il n’y a pas de quoi penser à prendre des dispositions… Porfiry est l’héritier légal, eh bien ! que l’immeuble lui revienne… Mais quant au bien meuble, au capital, c’est autre chose ! dit Arina Pétrovna, se décidant enfin à exprimer sa pensée.
Pavel Vladimiritch tressaillit, mais ne répondit rien. Il est possible qu’à ce mot « capital », ce n’étaient pas les insinuations d’Arina Pétrovna qui le faisaient songer, mais tout simplement cette pensée : septembre approche, c’est le moment de recevoir les intérêts ; soixante-sept mille six cents multipliés par cinq et divisés par deux, combien cela fait-il ?
— Peut-être penses-tu que je désire ta mort, détrompe-toi, mon ami ; fais-moi la grâce de vivre et tu m’ôteras tout souci ! Que me faut-il ? Chez toi, je suis non seulement chauffée, nourrie, mais encore si l’envie me vient de prendre quelques douceurs, j’ai tout sous la main ! Si je parle, c’est que les chrétiens font ainsi… dans l’attente de la vie future…
Arina Pétrovna s’arrêta comme cherchant l’expression propre.
Pavel Vladimiritch se tenait immobile, toussant doucement et rien chez lui ne pouvait indiquer s’il entendait ou non.
— Le capital peut donc être remis du vivant de la main à la main, ajouta Arina Pétrovna comme en passant et elle se remit à examiner ses mains.
Le malade eut un tressaillement imperceptible qui échappa à sa mère et elle continua :
— Le capital, mon ami,… la loi le permet… peut être transmis… car c’est une chose qui s’acquiert. Aujourd’hui il est ici, demain il n’y est plus. Et personne ne peut m’en demander compte, je le donne à qui je veux.
Tout à coup, Pavel Vladimiritch se mit à rire méchamment.
— Vous vous êtes probablement rappelé l’histoire de Palotchkine, dit-il avec un sifflement de reptile : — Celui-là aussi remit à sa femme le capital de la main à la main et l’autre s’enfuit avec son amant !
— Je n’ai pas d’amant, mon ami !
— Alors vous vous enfuirez toute seule… sans amants… avec le capital.
— Une bien jolie opinion que tu as de moi !
— Je n’ai de vous aucune opinion… Vous m’avez fait passer pour un sot aux yeux de tout le monde… eh bien ! je suis sot et je le reste… Regardez-moi un peu… quel truc vous avez inventé !… donner le capital de la main à la main. Et moi ! dois-je donc aller au couvent pour me sauver, et regarder comment vous disposerez de mon argent ?
Il prononça tout cela d’une traite, s’agitant, s’échauffant, et à la fin de sa tirade, il fut complètement exténué. Une quinte de toux le prit pendant un quart d’heure, il toussa, toussa si fort qu’il était vraiment étonnant de voir combien ce misérable squelette humain renfermait encore de force. Enfin il reprit haleine et ferma les yeux. Arina Pétrovna jetait autour d’elle des regards effarés. Jusqu’à ce moment, au fond de son âme, elle n’avait pas encore perdu tout espoir, maintenant elle était définitivement convaincue que toute nouvelle tentative de faire entendre raison au moribond ne pouvait qu’accélérer le triomphe de Judas. Et involontairement devant ses yeux se présentait l’image de Porfichka : le voilà qui suit le cercueil, qui donne à son frère le dernier baiser de Judas et deux vilaines larmes coulent de ses yeux… La bière est descendue dans la fosse : « A-a-di-eu ! frère ! » s’écrie Judas tiraillant ses lèvres, dressant sa prunelle et tâchant de donner à sa voix une intonation triste. Aussitôt après se tournant à demi vers Oulitouchka, il lui dit : « Surtout n’oublie pas d’emporter à la maison le koutiia |