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25 » qu’ils se régalent ! disait Arina Pétrovna en ordonnant de mettre de côté tel ou tel tonneau. Stépane Vladimiritch se plia admirablement à sa nouvelle situation. Par moments, l’envie lui venait de se mettre en ribote — il avait même de l’argent pour cela, comme nous le verrons plus tard, — mais il s’abstenait avec abnégation comme s’il calculait que le « moment propice » n’était pas encore venu. Maintenant, il était occupé toute la journée, car il portait l’intérêt le plus vif et le plus désintéressé à cette lutte dans l’art de « pourvoir », se réjouissant et s’attristant des succès et des insuccès de la parcimonie des Golovleff. Il se trouvait dans un état de surexcitation étrange, allant du comptoir aux caves, en robe de chambre et nu-tête, se cachant de sa mère derrière les arbres et les nombreux bâtiments qui encombraient la cour. Du reste, Arina Pétrovna l’apercevait souvent et son cœur maternel brûlait de rabaisser le caquet à Stepka-Nigaud, mais après quelque réflexion elle le laissait faire. Il observait avec une impatience fébrile comment on déchargeait les chariots, comment on assortissait les provisions et comment tout cela disparaissait dans les gouffres béants des caves et des magasins. La plupart du temps, il était content. — Aujourd’hui, l’on a apporté de Doubrovino deux charrettes d’oronges, en voilà des oronges ! frère, disait-il tout enthousiasmé au comptable. Et nous avions peur de rester sans oronges pour l’hiver ! Merci aux Doubrovintzi, merci ! Des braves gens que ces Doubrovintzi ? Ils nous ont tirés de là ! ! Ou bien : — Aujourd’hui, la mère a donné l’ordre de pêcher des carassins dans l’étang…… Oh ! les beaux vieux ! Il y en a qui ont plus d’une demi-archine de long ! Sans doute toute cette semaine, nous mangerons des carassins ! Cependant quelquefois il s’affligeait. — Cette année, frère, les concombres n’ont pas réussi. Couturés et tachés — on ne dirait pas du tout de vrais concombres. Il paraît qu’il faudra manger ceux de l’an dernier et ceux d’aujourd’hui ne peuvent être mangés que par la « dvornia ». Mais en général, il n’était pas satisfait du système d’administration d’Arina Pétrovna. — Combien de bien elle a laissé pourrir, frère, c’est horrible ! Aujourd’hui ce qu’on en a retiré ! ! Et de la viande salée ! et du poisson ! et des concombres ! Elle ordonne de laisser tout cela pour la cuisine de la dvornia ! Est-ce bien ? est-ce bien de mener ainsi le ménage ? Une énorme quantité de provision fraîche… et elle n’y veut pas toucher avant d’avoir mangé toute la vieille pourriture. L’assurance d’Arina Pétrovna que Stepka le Nigaud signerait n’importe quel papier se réalisa complètement. Non seulement il signa toutes les pièces que lui envoya sa mère, mais encore il s’en vanta le soir même dans sa conversation avec le comptable. — Aujourd’hui, frère, je n’ai fait que signer des paperasses et toujours, toujours des paperasses de destitution — je suis bien maintenant ! Ni jatte, ni cuillère, je n’ai plus rien ni en ce moment, ni dans l’avenir ! Au moins, j’ai tranquillisé la vieille. Il s’était séparé de ses frères en bons termes et était enchanté d’avoir maintenant toute une provision de tabac. Certes il ne pouvait s’empêcher de surnommer Porfiry, « sangsue » et « Judas, » mais ces expressions se noyaient dans un concert de bavardage où ne se pouvait distinguer aucune idée logique. En se séparant, les frères devinrent généreux et donnèrent à Stépane un peu d’argent et Porfiry Vladimiritch accompagna son don de ces paroles : — Si tu veux de l’huile pour la lampe des images, ou si l’envie te prend de faire brûler un cierge… voici de l’argent. C’est ainsi, frère ! Vis, frère, paisiblement, tranquillement — et mamenka sera satisfaite de toi et toi aussi tu ne seras pas inquiété. Tout le monde sera joyeux et heureux. La mère… elle est bonne, frère ! — Pour être bonne, elle est bonne, consentit Stépane Vladimiritch, mais elle me nourrit avec de la viande salée pourrie ! — À qui la faute ? Qui s’est moqué de la bénédiction maternelle ? Toi seul es fautif, tu as dissipé tout ton bien. Et quel bien c’était ! un bien rond, avantageux, un beau bien ! Si tu t’étais conduit comme il le fallait, tu mangerais maintenant du bœuf, du veau, de la hure peut-être. Et tu aurais de tout : et des choux, et des pommes de terre, et des pois. Est-ce vrai, frère, ce que je te dis là ? Si Arina Pétrovna avait entendu ce dialogue, sûrement, elle n’aurait pu se retenir de dire : « Voilà la jacasse qui bavarde. » Mais Stepka le Nigaud était heureux en cela que son oreille ne retenait pas, pour ainsi dire, les paroles des autres. Judas pouvait parler tout à son aise et être pleinement convaincu qu’aucune de ses paroles n’arriverait à sa destination. En un mot, Stépane Vladimiritch reconduisit amicalement ses frères et ce n’est pas sans orgueil qu’il montra à Iakoff deux billets de vingt-cinq roubles, qui, au moment des adieux, passèrent dans ses mains. — Maintenant, frère, j’en aurai pour longtemps ! dit-il. Nous avons du tabac, du thé et du sucre, il ne nous manque que du vin, mais nous en pouvons avoir si l’envie nous en prend. Mais je m’abstiendrai pour le moment. Je n’ai pas le temps, il faut que j’aille aux caves. Si l’on ne surveille pas, tout sera volé en une minute sais-tu, frère ? Elle m’a vu, la sorcière, l’autre jour quand je me glissai le long des hangars ! Elle se tenait près de la fenêtre et me regardait…… Je pense qu’elle s’est dit alors : Ah ! ah ! Voilà pourquoi je n’avais pas mon compte de concombres ! Le mois d’octobre arriva, les pluies commencèrent, la cour devint impraticable. Stépane Vladimiritch ne pouvait quitter la chambre, car il était chaussé de vieilles pantoufles et vêtu de la vieille robe de chambre de son père. Toute la journée, il se tenait auprès de la fenêtre et regardait à travers les doubles vitres le village noyé dans la boue. Là, au milieu des grises vapeurs de l’automne, se remuaient comme autant de points noirs les paysans délivrés des rudes travaux de l’été. Les travaux pénibles n’étaient pas terminés, mais la scène était changée et les tons joyeux de l’été étaient remplacés par les interminables crépuscules de l’automne. Les séchoirs fumaient encore après minuit, le bruit des fléaux se faisait entendre aux alentours. Dans les granges seigneuriales se poursuivait le battage et on disait au comptoir qu’il était peu probable qu’on pût venir à bout de toute cette masse de blé avant le carnaval. Tout avait un aspect sombre, somnolent, abattu. Les portes du comptoir n’étaient pas ouvertes à deux battants comme en été et dans l’intérieur planait une vapeur grise provenant du séchage de pelisses de mouton humides. On ne saurait définir l’impression produite sur Stépane Vladimiritch par le tableau de l’automne laborieux de la campagne ; on ne saurait même définir s’il avait conscience de ce travail incessant s’effectuant au milieu d’amas de boue et sous les averses de pluie. Mais ce qui est hors de doute, c’est que le ciel éternellement gris de l’automne l’écrasait. Il lui paraissait suspendu juste au-dessus de sa tête, menaçant de le noyer dans les cataractes de la terre. Il n’avait pas d’autre occupation que de regarder toute la journée par la fenêtre et suivre les lourdes masses des nuages. Dès le matin, aux premières lueurs de l’aube, tout l’horizon en était couvert ; les nuages demeuraient immobiles comme enchantés : une heure s’écoulait, puis une seconde, puis une troisième et ils restaient toujours à la même place et on ne pouvait remarquer le moindre changement tant dans leur nuance que dans leurs contours. Ce nuage, par exemple, qui est plus bas et plus sombre que les autres, avait ce matin une forme étrange, ressemblant à un pope en soutane et les bras étendus ; maintenant, à midi, il a conservé sa forme. Il est vrai que la main droite est devenue plus courte et qu’en revanche, la main gauche s’est allongée d’une façon difforme, laissant échapper une averse telle que même sur le fond sombre du ciel s’est dessiné un sillon plus sombre encore, presque noir. Plus loin, voilà encore un nuage : le matin il se suspendait, semblable à une énorme barbe velue au-dessus du village Naglovka et semblait menacer de l’écraser ; en ce moment il est encore à la même place conservant sa forme de boule, mais allongeant des espèces de pattes comme s’il s’apprêtait à sauter à terre. Vers les cinq heures de l’après-midi s’opérait une métamorphose : les alentours se couvraient peu à peu d’un voile gris, puis disparaissaient complètement. D’abord les nuages se couvraient d’un voile noir, et perdaient leurs formes, puis le bois et le village Naglovka disparaissaient, on ne sait où, et à leur tour, l’église, la chapelle, le petit village voisin, le jardin se noyaient, et l’œil seul d’un observateur attentif pouvait suivre ces mystérieuses disparitions et distinguer la maison située à quelques pas du comptoir. La chambre est entièrement sombre et le comptoir n’est pas encore éclairé. Stépane Vladimiritch ne peut que marcher, marcher, marcher sans fin. Une lassitude maladive enchaîne son esprit. Malgré l’oisiveté, dans tout l’organisme se ressent on ne sait quelle fatigue incroyable. Une pensée unique, une seule s’agite en lui et écrase le cerveau : la tombe ! la tombe ! Les points noirs qui tout à l’heure grouillaient auprès des granges, ceux-là ne périront pas sous le poids de la tristesse et de la lassitude, ces points-là au moins se remuent, ils organisent, réparent, protègent quelque chose. Était-ce la peine de réparer et de protéger ce à quoi ils se tuaient jour et nuit : ceci ne venait même pas à l’esprit de Stépane Vladimiritch, mais il comprenait que même ces points innombrables étaient incommensurablement plus grands que lui, lui qui ne pouvait se remuer et qui n’avait rien à réparer, rien à protéger. Il passait ses soirées au comptoir, car, comme auparavant, Anna Pétrovna ne lui donnait pas de bougie. Plusieurs fois il demanda par l’intermédiaire du bailli qu’on lui donnât des bottes et une pelisse, mais chaque fois on lui faisait répondre qu’il n’y avait pas de bottes pour lui, mais qu’à l’approche de l’hiver on lui donnerait une paire de « valenki » (chaussures en feutre). Il était évident qu’Arina Pétrovna avait l’intention d’exécuter à la lettre son programme : entretenir le « malpropre » juste assez pour ne pas le laisser mourir de faim. Dans les commencements, il maugréait après sa mère, mais dans la suite, il semblait qu’elle n’existait pas pour lui ; d’abord il s’efforçait de se rappeler quelque chose d’oublié, puis il abandonna ses efforts. La lumière même de bougies allumées dans le comptoir le dégoûtait et il s’enfermait dans sa chambre pour y rester en tête-à-tête avec l’obscurité. Devant lui, il n’avait qu’une ressource à laquelle il craignait encore de recourir, mais qui l’attirait avec une force irrésistible. Cette ressource était — s’enivrer et oublier. Oublier profondément, sans retour, se plonger dans l’onde de l’oubli au point de ne pouvoir jamais en sortir. Tout le poussait vers ce côté : et les habitudes de son passé agité et l’inactivité forcée du présent, et son organisme malade avec sa toux inextinguible, ses suffocations insupportables et ses douleurs aiguës toujours croissantes dans la région du cœur. — Aujourd’hui, frère, il faudra pour la nuit se prémunir d’une bouteille, dit-il un jour à l’intendant d’un ton qui ne promettait rien de bon. La bouteille d’aujourd’hui amena à sa suite toute une série d’autres et depuis lors, il s’enivrait régulièrement chaque nuit. À neuf heures, lorsque dans le comptoir, on éteignait les bougies et que tout le monde s’en allait dormir, il posait sur la table une bouteille d’eau-de-vie préparée à l’avance et un morceau de pain noir couvert d’une épaisse couche de sel. Il n’abordait pas l’eau-de-vie tout d’un coup, mais peu à peu. Aux alentours tout dormait du sommeil des morts ; l’on n’entendait que les souris qui grattaient le mur sous le papier en lambeaux et la pendule du comptoir qui importunait par son éternel tic-tac. Stépane ôtait sa robe de chambre et resté en chemise, il se mettait à arpenter la chambre bien chaude ; par moments, il s’arrêtait, s’approchait de la table, retrouvait à tâtons la bouteille et se mettait de nouveau à marcher. Il buvait les premiers verres, ayant sur les lèvres des adages, savourant avec volupté le liquide brûlant, mais peu à peu, les battements du cœur devenaient plus précipités, le sang lui montait à la tête et sa langue commençait à marmotter quelque chose d’incohérent. Son imagination émoussée s’efforçait de se créer on ne sait quelles images, sa mémoire engourdie tentait de pénétrer dans les régions du passé, mais ces images étaient décousues, bizarres et le passé ne laissait échapper aucun souvenir, ni amer, ni gai, comme si entre lui et le présent s’était élevé pour toujours un mur infranchissable. Stépane n’avait plus devant lui que le présent sous forme d’une prison hermétiquement close dans laquelle étaient disparues sans traces, et l’idée de l’espace et l’idée du temps. La chambre, le poêle, trois fenêtres, le lit de bois qui criait avec son matelas mince et usé, la table et la bouteille qui se trouvait dessus — aucun autre horizon ne s’ouvrait à sa pensée. Mais à mesure que diminuait le contenu de sa bouteille, à mesure que la tête s’échauffait même ce pauvre sentiment du présent devenait au-dessus de ses forces. Son marmottage qui au commencement avait encore quelque forme s’annihilait complètement ; les prunelles des yeux s’efforçant de distinguer les contours de l’obscurité s’élargissaient démesurément ; l’obscurité elle-même s’évanouissait à la fin, et à sa place apparaissait l’espace rempli de lueurs phosphoriques. C’était le vide infini, morne, sans aucune trace de vie, lugubrement resplendissant, qui le suivait aux talons, à chacun de ses pas. Ni fenêtres, ni murs, rien n’existait plus pour lui — seul, le vide infini, luisant. La peur alors l’étreignait. Il lui fallait étouffer le sentiment de la réalité au point de faire disparaître ce vide. Encore quelques efforts et il atteignait son but. Ses pieds chancelants faisaient osciller de côté et d’autre le corps alourdi : la poitrine ne laissait plus échapper un « marmottage » mais des cris : il semblait ne plus exister. Puis venait un engourdissement étrange, qui, amenant avec lui tous les indices de l’absence d’une vie consciente, indiquait en même temps d’une manière positive la présence d’on ne sait quelle vie à part, se développant indépendamment des conditions ordinaires. Des gémissements partaient de sa poitrine sans troubler son sommeil ; le mal organique poursuivait son travail destructeur sans lui causer, paraîtrait-il, de douleurs physiques. Le matin, il se réveillait avec l’aube et avec lui se réveillaient l’angoisse, le dégoût et la haine. La haine sans protestation, sans cause consciente, la haine de quelque chose de vague, sans forme. Ses yeux se fixaient stupidement tantôt sur un objet, tantôt sur un autre et le regardaient longtemps ; ses mains et ses pieds tremblaient : son cœur se serrait comme s’il voulait s’arracher, puis il recommençait à battre avec une force telle que la main se portait d’instinct à la poitrine. Pas une idée, pas un désir. Devant les yeux — le poêle et la pensée se remplissait à tel point de cette image qu’elle ne pouvait recevoir d’autres impressions. Puis au poêle succédait la fenêtre et il ne voyait plus rien que la fenêtre… la fenêtre… la fenêtre. Il n’avait besoin de rien. La pipe se remplissait et s’allumait machinalement et une minute après elle lui tombait des mains ; la langue marmottait quelque chose, mais il était évident que c’était seulement par habitude. Il aimait mieux rester tranquille, se taire, les yeux fixés sur un point. Ce qui ne lui semblait pas mauvais non plus, c’était de prendre un petit verre dans un tel moment pour ressentir, quoique pour bien peu de temps, la présence de la vie, mais pendant le jour, il était impossible même avec tout l’argent de la terre de se procurer de l’eau-de-vie. Il fallait attendre la nuit pour arriver à ces instants délicieux où la terre disparaît de dessous les pieds et où au lieu de quatre murs détestés s’ouvre devant les yeux le vide infini et lumineux. Arina Pétrovna n’avait aucune idée de la façon dont le « Nigaud » employait son temps dans le comptoir. La lueur accidentelle de sentiment qui avait jailli dans sa conversation avec Porfichka s’était éteinte au moment même, de sorte qu’elle ne s’en était même pas aperçue. De sa part, il n’y avait pas de ligne de conduite systématique, c’était un simple oubli. Elle avait complètement perdu de vue que près d’elle dans le comptoir vivait un être lié à elle par les liens du sang, un être qui peut-être, se mourait de la soif de la vie. Comme elle-même, une fois entrée dans l’ornière de la vie, la remplissait d’un seul et même contenu, ainsi selon elle, devaient faire tous les autres. Elle ne se doutait pas que le mode de vie change selon les innombrables conditions qui naissent d’une manière ou de l’autre et qu’enfin pour les uns (comme pour elle, par exemple,) ce mode de vie est quelque chose de cher tandis que pour les autres, il est imposé et repoussant. C’est pourquoi, quoique le bailli lui rapportât plus d’une fois que Stépane Vladimiritch n’était pas bien, ces rapports ne faisaient aucune impression sur son cerveau. C’était beaucoup pour elle d’y répondre par des phrases stéréotypées : — Il en reviendra ! n’en doute pas ! il nous survivra à moi et à toi ! Ça ne le prendra pas, cet étalon ! Il tousse ! Il y a des gens qui toussent trente ans de suite et qui ne s’en portent pas plus mal. Néanmoins, lorsqu’un beau matin, on vint lui dire que Stépane Vladimiritch était parti pendant la nuit, elle revint tout à coup à elle. Immédiatement, elle envoya toute sa maison à sa recherche et dirigea en personne l’enquête, commençant par inspecter la chambre qu’habitait le « malpropre. » La première chose qui la frappa, ce fut la bouteille au fond de laquelle se trouvait un peu de liquide et qu’on avait oublié de cacher. — Qu’est-ce ? demanda-t-elle comme si elle ne comprenait pas. — C’est-à dire… qu’ils se sont occupés…, répondit le bailli en hésitant. — Qui lui procurait ça ? commença-t-elle sévèrement, mais se contenant aussitôt, elle cacha sa colère et continua l’inspection. La chambre était sale, noire et remplie d’ordures au point qu’elle-même qui ne tenait pas au confort se sentit mal à son aise. Le plafond était noirci par la fumée, en plusieurs endroits le papier des murs pendait en lambeaux, les appuis des fenêtres étaient couverts d’une couche épaisse de cendres de pipe, les oreillers traînaient sur le plancher qu’imprégnait une boue gluante, sur le lit un drap chiffonné tout gris de saleté. Les châssis d’hiver d’une fenêtre étaient enlevés ou plutôt enfoncés et les châssis d’été, entr’ouverts. Évidemment c’était le chemin par lequel le « malpropre » avait pris la fuite. Arina Pétrovna porta instinctivement ses regards sur la cour et sa frayeur devint encore plus grande. Quoique l’on se trouvât au commencement de novembre, l’automne cette année-là s’était singulièrement prolongé et il n’avait pas encore gelé. Et la route, et les champs, tout était noir, boueux, impraticable ! Comment pouvait-il marcher ? Où s’était-il rendu ? Et elle se souvint alors que toute la nuit, comme un fait exprès, il avait plu, et qu’il n’avait sur lui que la robe de chambre et qu’il était chaussé d’une pantoufle, l’autre venant d’être trouvée près de la fenêtre. — Il y a longtemps, mes amis, que je n’ai été chez vous, au comptoir ! dit-elle en respirant au lieu d’air un mélange nauséabond d’odeur d’eau-de-vie, de tabac et de pelisses de mouton moisies. Toute la journée, pendant qu’on fouillait le bois, elle se tenait auprès d’une fenêtre, fixant avec une attention vague, soutenue, les alentours. Un tel gâchis à cause du Nigaud ! cela lui semblait être un rêve absurde. Oh ! elle avait bien raison de vouloir l’envoyer à la propriété de Vologda ! C’était toujours ce maudit Ioudouschka : « Laissez-le, mamenka, à Golovlevo ! » Oui, elle l’y avait laissé, et maintenant, va, débrouille-toi ! Il aurait vécu là, loin de tous, comme il aurait voulu — et c’est Dieu qui le jugerait ! La mère a fait son devoir ; il a mangé un « morceau » — elle lui en a jeté un autre ! Ah ! s’il avait aussi mangé celui-là, halte-là, mon cher ! Dieu lui-même ne suffirait pas à remplir un ventre insatiable ! Et tout se serait bien passé, tranquillement, paisiblement, tandis que maintenant — le beau tour qu’il a joué ! il faut fouiller le bois pour le ramener ! Pourvu qu’on le retrouve vivant : lorsqu’on est pris de vin, il n’est pas difficile de se passer la corde au cou ! Prendre une corde, l’accrocher à une branche… ce n’est pas long ! Sa mère qui se privait du sommeil, du manger, et lui… voilà ! Se pendre !… jolie invention ! Encore s’il était mal ici, s’il n’avait ni à boire ni à manger, si on l’accablait de travail !… mais il ne faisait que marcher toute la journée par la chambre comme un hébété et manger et boire… boire et manger. Un autre à sa place ne saurait comment remercier sa mère et celui-ci pense à se pendre ! Une jolie surprise pour sa mère ! Mais pour cette fois, les suppositions d’Arina Pétrovna ne se justifièrent point. Vers le soir une kibitka de paysans (charrette couverte d’une bâche) attelée de deux chevaux, ramenant le fugitif s’arrêta devant le perron du comptoir. Stépane Vladimiritch se trouvait dans un état de demi-insensibilité, tout couvert de blessures et sa face était bleuie, enflée. Il fut constaté que pendant la nuit il avait poussé jusqu’à Doubrovino situé à vingt verstes de distance de Golovlevo. À la suite de cet exploit il dormit vingt-quatre heures. Lorsqu’il se réveilla, il recommença à marcher, comme d’habitude, le long de sa chambre, mais il ne toucha pas à sa pipe comme s’il l’avait oubliée. À toutes les questions il opposait le silence le plus absolu. De son côté, Arina Pétrovna fut touchée à tel point que sur le premier moment, elle faillit ordonner de transporter son fils dans les maisons, mais presque aussitôt, elle se calma et laissa le Nigaud dans son comptoir, se bornant à donner l’ordre de nettoyer sa chambre, de changer le linge du lit, de mettre des rideaux aux fenêtres, etc. Le lendemain soir, lorsqu’on vint lui dire que Stépane Vladimiritch s’était réveillé, elle ordonna de le faire venir à la maison prendre le thé avec elle et trouva même des termes caressants en s’expliquant avec lui. — Où donc es-tu allé en quittant ainsi ta mère ? commença-t-elle. — Sais-tu comme tu l’as inquiétée ? C’est encore heureux que papenka n’ait pas entendu parler de la chose ! Autrement, lui serait-ce bon dans l’état où il se trouve ? Mais Stépane Vladimiritch paraissait rester insensible aux caresses de mamenka. Il fixait ses yeux immobiles, vitreux sur la chandelle, comme s’il observait le charbon qui se formait sur la mèche. — Ah ! petit sot que tu es ! continua Arina Pétrovna d’un ton de plus en plus caressant, as-tu songé à ce qu’on allait dire de ta mère par ta faute ? Elle a pas mal d’envieux, ta mère ! Dieu sait quelles balivernes peuvent être débitées : On dira que je ne t’ai pas nourri, pas habillé… Oh ! petit sot, petit sot ! ! Même silence et même regard immobile, stupide, fixé sur un point. — Que te manquait-il donc chez ta mère ? Tu es nourri et vêtu grâce à Dieu ! Tu es chauffé, bien entretenu ! Que te faut-il donc ? Si tu t’ennuies… c’est la campagne, mon ami, ne t’en déplaise ! Chez nous toutes ces gaîtés n’existent pas. Chacun reste dans son coin et s’ennuie ! Je serais peut-être bien aise, moi aussi, de danser, de chanter,… mais quand on regarde dans la rue on perd jusqu’à l’idée d’aller par cette boue jusqu’au temple de Dieu ! Arina Pétrovna s’arrêta dans l’espoir que le Nigaud laisserait échapper quelque « marmottage » pour réponse ; mais il était semblable à une pierre. Peu à peu elle se fâchait, mais se contenait. — Si tu avais à te plaindre de quelque chose, s’il te manquait de la nourriture ou peut-être du linge, ne pouvais-tu pas en demander franchement à ta mère ? Est-ce qu’il t’était difficile de dire : — « Mamenka, chère amie, donne donc l’ordre de me faire cuire une petite talmouse ou une galette ? » Ta mère t’a-t-elle jamais refusé un morceau ? Ou encore au sujet de ce même vin — si l’envie t’avais pris d’en prendre — Eh bien ! que Dieu te bénisse ! Un petit verre, deux même — te les aurais-je marchandés ! Et la place : tu n’as pas eu honte d’en demander à un esclave, et à ta mère, tu as craint de souffler un mot ! Mais toutes ces paroles flatteuses étaient vaines. Stépane Vladimiritch non seulement ne fut pas ému (Arina Pétrovna espérait qu’il lui baiserait la main) et ne manifesta aucun repentir, mais il semblait encore n’avoir rien entendu. Depuis lors il resta plongé dans un silence absolu. Il marchait des jours entiers dans sa chambre, les sourcils froncés, les lèvres remuantes, sans ressentir de fatigue. Par moments, il s’arrêtait comme s’il voulait dire quelque chose, mais il ne trouvait pas de paroles. On pouvait croire qu’il n’avait pas perdu la faculté de penser ; mais les impressions s’attachaient si faiblement à son cerveau qu’il les oubliait au moment même ; c’est pourquoi ses tentatives infructueuses de trouver le mot juste ne lui arrachaient pas le moindre mouvement d’impatience. Arina Pétrovna de son côté pensait qu’il allait sûrement incendier l’enclos. Il reste muet toute la journée, disait-elle, cependant il doit bien penser à quelque chose pendant qu’il se tait ! Souvenez-vous de ce que je vous dis : « Il brûlera l’enclos ! » Mais le Nigaud tout simplement ne pensait à rien. On aurait dit qu’il s’était plongé tout entier dans d’épaisses ténèbres, où il n’y avait de place ni pour la réalité, ni même pour l’imagination. Son cerveau élaborait quelque chose, mais ce quelque chose n’avait rapport ni au passé, ni au présent, ni à l’avenir. Un nuage noir semblait l’avoir enveloppé de la tête aux pieds et il examinait cette nuée, cette nuée seule, suivant dans son esprit ses fluctuations imaginaires ; par moments, il frissonnait et semblait s’en défendre. Dans ce nuage énigmatique, pour lui était noyé le monde physique et intellectuel ! Au mois de décembre de la même année, Porfiry Vladimiritch reçut de sa mère la lettre suivante : « Hier matin, Dieu nous envoya une nouvelle épreuve : mon fils et ton frère Stépane est mort. La veille encore au soir, il était très bien portant, il soupa même et au matin, on le trouva mort dans son lit — telle est le peu de durée de la vie ! Et ce qui est le plus pénible au cœur d’une mère ; c’est qu’il quitta sans viatique ce monde frivole pour se précipiter dans les régions de l’inconnu. Que ceci nous serve d’exemple à tous : celui qui néglige les liens de la famille doit toujours s’attendre à une telle fin et les insuccès durant sa vie et une mort prématurée et des tortures éternelles dans la vie future, tout découle de la même source. Car si profondément intelligents et même célèbres que nous soyons, une fois que nous ne respectons pas nos parents, ceux-ci peuvent réduire à rien notre intelligence et notre célébrité. » Telles sont les règles que tout homme de passage ici-bas doit imprimer dans sa mémoire ; en outre, les esclaves doivent respecter leurs maîtres. » Du reste, malgré cela, tous les honneurs ont été rendus au défunt comme il convient à un fils. J’ai fait venir de Moscou le drap mortuaire, les funérailles ont été célébrées par le père archimandrite. Quant aux prières et aux registres obituaires, cela s’est passé conformément aux coutumes chrétiennes. Je regrette mon fils, mais je n’ose pas me plaindre, et je ne vous le conseille pas non plus, mes enfants. Car qui peut savoir ! nous nous plaignons ici-bas et son âme se réjouit peut-être là-haut ! » |
![]() | «la vie musicale» de l’auteur, mais sur toute la «nouvelle école» dont IL fut le plus actif représentant et que la «saison russe»... | ![]() | |
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