21 me semble bon.
— Pas mauvais le chtchi, réplique Ivan Mikhaïlovitch, mais ne mangez-vous pas, soudar ?
— Non, je te l’ai dit, je n’ai pas faim.
— Pas faim, pas faim, mais vous n’avez mangé qu’un morceau de boudin ! ! Mangez donc ! Je vais vous faire dresser une petite table à part ! Hé, hé, patronne, mets donc un couvert pour le barine… Bon !
Les voyageurs mangent en silence et se regardent en dessous. Golovleff devine qu’ils ont vu clair dans son jeu, malgré le rôle de barine qu’il joue lorsqu’il appelle Ivan Mikhaïlovitch son trésorier. Il fronce ses sourcils et lance d’énormes bouffées de fumée. Il voudrait se refuser à manger, mais la faim le presse tellement, qu’il se rabat avec gloutonnerie sur la soupière au chtchi et la vide en un instant. Une fois rassasié, il reprend son assurance et comme si de rien n’était, il s’adresse à Ivan Mikhaïlovitch.
— Eh bien ! frère trésorier, tu paieras pour moi, je vais tâcher d’aller ronfler un peu dans le grenier à foin.
Tout en se dandinant, il se dirige vers le grenier et cette fois, son estomac étant tranquille, il s’endort d’un profond sommeil. À cinq heures il est déjà sur pied et voyant que les chevaux s’impatientent dans l’écurie, il réveille le cocher :
— Oh ! il dort, la canaille ! Oui, nous sommes pressés et il est dans les rêves.
Les choses se passent ainsi jusqu’au détour du chemin qui mène à Golovlevo. Mais ici, Stépane Vladimiritch commence à baisser de ton. Il perd son assurance et redevient soucieux. C’est Ivan Mikhaïlovitch qui l’encourage maintenant et il le conjure surtout de jeter sa pipe.
— Jetez-la dans un fourré proche de la maison, soudar, dit-il, vous la retrouverez ensuite.
Enfin est venu le moment de se séparer.
— Adieu, frère, dit Golovleff, en embrassant son compagnon de voyage. Elle me mangera ! !
— Dieu n’est pas impitoyable. Ne vous effrayez pas trop, soudar !
— Elle me mangera ! répète Stépane Vladimiritch d’une voix si convaincue qu’Ivan Mikhaïlovitch baisse involontairement les yeux.
Puis Golovleff tourne droit au détour, prend un chemin de traverse et marche en s’appuyant sur un bâton noueux qu’il vient de détacher d’un arbre. Ivan Mikhaïlovitch le suit un moment des yeux, puis se met à courir après lui.
— Je veux vous dire, barine, crie-t-il en le rattrapant, que tout à l’heure en nettoyant votre uniforme, j’ai vu dans une de vos poches trois roubles ; ne les perdez pas !
Stépane Vladimiritch hésite, ne sachant comment faire en cette occurrence. Enfin, tendant la main à Ivan Mikhaïlovitch, il lui dit à travers ses larmes :
— Je comprends…, c’est pour mon tabac…, merci. Mais j’en suis sûr, elle me mangera, cher ami, je t’en donne ma parole, elle me mangera ! !
Golovleff prend définitivement le chemin de traverse et en moins de cinq minutes, son bonnet de milicien est déjà loin, tantôt disparaissant, tantôt apparaissant à travers les arbustes du bois. Il est de très bonne heure, environ cinq heures. Notre héros avance à travers le brouillard doré du matin qui arrête à peine les rayons du soleil apparaissant à l’horizon, l’air est rempli des senteurs des sapins, des champignons et des fraises ; le chemin trace ses zigzags le long d’une plaine qu’égayent de nombreux oiseaux. Mais Stépane Vladimiritch ne remarque rien : son insouciance est disparue et il marche comme s’il était arrivé à son dernier jour. Une seule pensée remplit tout son être : encore trois ou quatre heures et il n’aura pas où aller. Il repasse dans sa mémoire son existence précédente à Golovlevo et il lui semble que devant lui s’ouvrent les portes d’une cave froide qui se refermeront ensuite… et que tout sera fini. Il lui revient une foule de détails qui ne le concernent pas directement, mais qui caractérisent assurément les coutumes des Golovleff. Voici l’oncle Mikhaïl Pétrovitch, surnommé Michka22 le Tapageur et classé aussi parmi les « malpropres. » Le grand-père Piotre Ivanitch l’a enfermé ici à Golovlevo, mis au rang des domestiques, et il mangeait dans le même plat que le chien Trésorka. Voici encore la tante Véra Mikhaïlovna qu’on tolérait par charité et qui mourut de privations, car Arina Pétrovna lui reprochait chaque morceau de pain qu’elle mangeait et chaque bûche qu’elle brûlait pour se chauffer !
Voilà ce qu’il va avoir à endurer, à peu de chose près. Devant son imagination repasse toute la série de ses malheurs, noyés dans il ne sait quel précipice béant et involontairement il ferme les yeux. Il se voit en tête à tête avec une vieille femme, non pas méchante, mais endurcie dans l’exercice de son autorité. Et cette vieille le mangera, non par des tortures, mais par l’oubli. Avec qui s’entretenir, où aller ! toujours elle, cette femme roide, méprisante, autoritaire ! À l’idée de cet avenir inévitable, il est saisi d’une telle angoisse qu’il s’arrête pendant quelques minutes et se frappe la tête contre un arbre. Sa vie de bouffon, d’oisif et d’inutile lui repasse tout entière devant les yeux. Il se rend à Golovlevo sachant ce qui l’y attend, et il ne peut éviter d’y aller. Il n’y a plus d’autre voie pour lui. Le dernier des hommes peut agir comme il l’entend, peut se procurer du pain — lui seul ne peut rien.
Cette idée semble être germée pour la première fois dans son cerveau.
Auparavant il lui arrivait de penser à l’avenir, de former des projets, mais c’étaient des rêves de luxe et de bien-être — sans travail.
Et tout ce brouillard dans lequel était disparue sa vie passée allait avoir de fatales suites pour lui ! Redevance amère pouvant se traduire en ces trois mots : « Elle me mangera ! »
Il est environ dix heures du matin lorsque le clocher de Golovlevo apparaît au-dessus des bois. Stépane Vladimiritch pâlit, ses mains sont saisies d’un tremblement nerveux ; il ôte sa casquette et ébauche un signe de croix. Il se souvient de la parabole évangélique du Fils Prodigue, mais il comprend presque aussitôt que de tels souvenirs ne sont pour lui qu’une illusion. Enfin ses yeux aperçoivent le poteau de délimitation planté non loin du chemin et, une minute après, il se trouve sur la terre des Golovleff, cette terre qui l’enfanta paria, le nourrit paria et qui l’accepte maintenant dans son sein, mais comme paria. Le soleil était déjà haut à l’horizon et dardait sans merci ses rayons brûlants sur les terres immenses des Golovleff. Mais Stépane pâlissait de plus en plus et sentait un frisson courir dans ses veines. Il est arrivé au cimetière et le courage l’abandonne complètement. La propriété semble aussi tranquille que s’il ne s’y passait rien d’extraordinaire, mais sa vue produit sur lui l’impression d’une tête de Méduse. Il lui semble y voir son tombeau. Il se répète mentalement ce mot « tombeau » ; il n’ose aller tout droit à la maison, entre chez le pope23 et le prie de demander à Arina Pétrovna si elle consent à le recevoir. L’épouse du prêtre, en le voyant, se sent triste et prépare une omelette : les gamins du village se groupent autour du « barine » et le regardent d’un air étonné ; les paysans en passant se découvrent silencieusement ; un vieillard, serf attaché à la cour, s’approche de lui et lui demande à baiser sa main. Tout le monde comprend la situation de Stépane, voit que sa vie se terminera ici et n’aura point d’autre issue que le cimetière. Et chacun se sent peiné autant qu’effrayé. Le pope revient et dit au nouvel arrivé que « mamenka » consent à le recevoir.
Dix minutes après, Stépane Vladimiritch est chez sa mère. Arina Pétrovna le reçoit d’un ton solennel et sévère, l’examine de la tête aux pieds d’un air glacial, mais ne se permet aucun reproche inutile. Elle ne l’admet pas dans sa maison, mais se contente de le recevoir sur le perron, puis elle le congédie en ordonnant au bailli de le conduire par l’autre escalier chez son père. Le vieillard sommeillait dans son lit ; sa tête sortant de dessous la couverture blanche et coiffée d’un bonnet blanc, lui donnait l’apparence d’un mort. En l’apercevant, il se réveille et part d’un éclat de rire idiot.
— Eh quoi ! mon cher, te voilà entre les griffes de la Sorcière, crie-t-il pendant que Stépane Vladimiritch lui baise la main. Puis il fait entendre le chant du coq, part de nouveau d’un éclat de rire et répète plusieurs fois de suite la sinistre phrase : « Elle te mangera,… oui, elle te mangera ». Et de nouveau dans l’âme de Stepka résonnent comme un glas funèbre ces mots : « Elle te mangera ».
Ses prévisions se réalisent. On l’installe dans une chambre du petit bâtiment où se trouve le comptoir, on lui apporte du linge fait de toile grossière et la vieille robe de chambre de son père qu’il revêt immédiatement. La porte de ce « sépulcre » s’ouvre, le laisse passer et se referme derrière lui. Alors commence une longue suite de jours monotones, tristes où l’existence est un avant-goût de la mort et qui se succèdent, se noyant l’un après l’autre dans l’abîme sans fond du temps. Arina Pétrovna ne le reçoit pas, son père même ne veut pas le voir. Trois jours après son installation le bailli Finoguéï Ipatitch vient de la part de sa mère lui faire part de sa « résolution » qui consiste à le nourrir, l’habiller et lui donner une livre de tabac Faler24 par mois. Il écoute la volonté de mamenka et se contente de faire cette remarque :
— Oh ! cette vieille ! elle sait que la livre de Joukoff coûte deux roubles et la livre de Faler seulement un rouble quatre-vingt-dix kopecks. Voici qu’elle me vole encore 10 kopecks par mois. Elle veut probablement faire l’aumône à mon compte.
Les indices de relèvement moral qui étaient apparus en lui, alors qu’il approchait de Golovlevo s’envolent peu à peu. Sa légèreté, de nouveau, reprend ses droits et il se réconcilie en même temps avec la résolution de mamenka. La vision qui passa devant ses yeux et le glaça de terreur en lui montrant quel avenir sans espoir et sans issue s’ouvrait devant lui se couvre d’un nuage qui s’épaissit de jour en jour. Sur la scène de sa vie est apparue la journée actuelle dans toute sa nudité insolente, dans tout son vide. Et quel rôle peut jouer la pensée de l’avenir lorsque le courant de l’existence est décidé une fois pour toutes et jusque dans ses moindres détails dans l’esprit d’Arina Pétrovna. Pendant des journées entières, il arpente de long en large sa chambre, la pipe aux lèvres, modulant des airs de cantiques où les motifs d’église sont inopinément remplacés par des chansons lestes. Lorsque le comptable se trouve au bureau il va le rejoindre et calcule les revenus que se fait Arina Pétrovna.
— Et où met-elle tout cet argent ? s’écrie-t-il, lorsque dans ses comptes il atteint le chiffre de huit mille roubles. Je sais qu’elle n’envoie pas grand’chose aux frères, elle-même ne dépense rien, le père est nourri de viande salée… Oh ! elle doit déposer tout cela à la Banque.
Quelquefois Finoguéï Ipatitch vient lui-même au bureau apporter les redevances. On aligne alors sur la table tout cet argent qui intrigue tant Stépane Vladimiritch :
— Et tout cela est pour elle seule. Pourquoi ne pas en donner un peu à son pauvre fils, pour son tabac et sa boisson ?
Puis s’engagent des conversations sans fin avec le comptable Iakoff sur les moyens à prendre pour adoucir le cœur de la mère, pour se faire adorer d’elle.
— À Moscou, j’ai connu un petit bourgeois, raconte Golovleff, et ce bourgeois connaissait un mot qu’il jetait à sa mère dès qu’il voulait obtenir de l’argent d’elle. Et immédiatement la mère était prise de convulsions dans les mains, les pieds… en un mot, partout !
— C’est qu’il lui jetait un sort, répond le comptable.
— Je n’en sais rien, mais il est certain que ce « mot » existe. — Un jour un homme me dit : Prends une grenouille vivante, mets-la à la nuit close dans une fourmilière ; au matin, les fourmis l’auront mangée tout entière et il n’en restera qu’un petit os. Prends cet os et mets-le dans ta poche. Tu pourras alors demander à toute femme ce que tu voudras : tu n’en essuieras jamais de refus.
— Eh bien, nous pourrons essayer ce moyen quand il vous plaira.
— C’est que, vois-tu, mon cher, il faut d’abord se maudire soi-même. Si ce n’était ça… la sorcière aurait déjà fait devant moi le chien couchant.
Ces conversations durent des heures entières, mais le « moyen » ne se trouve pas. Tantôt il faut se maudire, — tantôt vendre son âme au diable. En fin de compte, il ne lui reste plus qu’à se soumettre à la « résolution » de mamenka, mais il améliore son sort par les prestations arbitraires qu’il prélève sur les paysans sous forme de tabac, de thé et de sucre. Il est fort mal nourri. On lui apporte ordinairement les restes du dîner de sa mère et comme Arina Pétrovna est sobre jusqu’à l’avarice, le dîner de Stépane n’est pas toujours copieux. Ce régime lui est d’autant plus pénible, que depuis que l’eau-de-vie lui a été interdite, son appétit s’est fort accru. Du matin au soir, il est affamé et ne pense qu’aux moyens d’assouvir sa faim : il guette les heures où sa mère se repose, se glisse dans la cuisine, pénètre dans la chambre des domestiques, cherchant partout des aliments. Quelquefois, il s’installe à la fenêtre ouverte, attend qu’il passe un paysan, de Golovlevo et lui impose un tribut sous forme d’œufs, de galettes, etc.…
Dès leur première entrevue, Arina Pétrovna lui exposa en peu de mots le programme complet de sa future existence. « En attendant, lui a-t-elle dit, tu auras une chambre au comptoir, tu recevras le boire et le manger de ma table et quant au reste…, tant pis pour toi, mon cher. Tes frères vont venir, ils se prononceront sur ton sort et j’agirai en conséquence. Quant à moi je ne veux pas assumer de responsabilités, il sera fait ainsi que décideront tes frères. » Et maintenant, il attend avec impatience l’arrivée de Porfiry et de Pavel Golovleff, mais il ne pense aucunement à l’influence que cette arrivée aura sur son sort (il est probable qu’il juge en lui-même que cela ne vaut pas la peine d’y penser). Il ne se demande qu’une chose : « Mon frère Pavel m’apportera-t-il du tabac ? Et combien ? » Et il ajoute mentalement : « Peut-être me donnera-t-il aussi quelque argent. Je ne compte pas sur Porfichka-Sangsue, mais à Pavel…… je dirai : « Frère, donne au pauvre soldat » et il ne me refusera pas, oh ! non ! comment refuser ! » Le temps s’écoule et il ne s’en aperçoit pas. Cette oisiveté absolue ne lui est pas à charge ; il ne s’ennuie que le soir quand, vers les huit heures, le comptable s’en retourne, et qu’il reste dans l’obscurité, Arina Pétrovna ne lui donne pas de bougie parce que, selon elle, on n’a pas besoin de lumière pour arpenter la chambre de long en large. Mais il s’habitue bientôt à cette obscurité dans laquelle son imagination se complaît mieux et l’emporte loin du maudit Golovlevo. Une seule chose l’inquiète : son cœur bat inégalement et sautille étrangement dans sa poitrine, surtout lorsqu’il est couché. Quelquefois il saute de son lit tout étourdi et parcourt la chambre, sa main pressant son côté gauche.
— Oh ! si je crevais ! pense-t-il en ce moment, mais non, la mort ne viendra pas me délivrer ! Et peut-être…
Un matin, le comptable vient dire que ses frères sont arrivés durant la nuit. Il tressaille malgré lui et quelque chose de jeune, d’enfantin se réveille en son âme ; il veut courir dans la maison pour voir comment ils sont vêtus, comment on les a installés, s’ils ont un nécessaire de voyage semblable à celui du capitaine de la milice. Il voudrait savoir ce que leur a dit « mamenka » et ce qu’on leur servira à dîner. En un mot, il désirerait se replonger dans cette vie qui le repousse si obstinément, se jeter aux pieds de sa mère, implorer son pardon. Et quand tout serait oublié, l’on tuerait le veau gras comme au retour de l’enfant prodigue. Tout dort encore dans la maison et il court déjà chez le cuisinier qui lui apprend que les maîtres auront au dîner pour potage : une petite soupe aux choux et la soupe de la veille réchauffée ; pour entrée froide : une oie salée et deux petites boulettes ; comme rôti : du mouton et quatre bécassines ; comme dessert : un gâteau de framboise à la crème.
— La soupe d’hier, l’oie salée et le rôti de mouton, c’est la part du « malpropre », frère, dit Stépane au cuisinier ; quant au gâteau, je ne pense pas que ce soit pour moi non plus.
— Ça sera comme le voudra votre mamenka, soudar.
— Il y eut un temps où je mangeais des bécasses, moi aussi, frère. J’ai même parié un jour avec le lieutenant Grémikine d’en manger quinze à la suite l’une de l’autre — et j’ai gagné. Mais ensuite, je les ai eues en aversion un mois entier.
— Et maintenant, en mangeriez-vous bien ?
— Elle ne m’en donnera pas ! Et cependant qu’y a-t-il à regretter ? La bécasse est sauvage, elle ne coûte rien et se nourrit elle-même. La sorcière n’a acheté ni l’un ni l’autre, mais elle sait bien que les bécasses sont meilleures que le mouton, voilà pourquoi elle m’en prive. Oui, elle aimerait mieux les laisser pourrir plutôt que de m’en donner… Et qu’a-t-elle commandé pour le déjeuner ?
— Du foie, des champignons à la crème et des flans.
— Frère, tâche donc de me faire parvenir un flan.
— Je ferai mon possible, soudar. Voici comment nous ferons. Lorsque vos frères se mettront à table, envoyez ici le comptable, je lui donnerai une paire de flans et il vous les portera sous son paletot.
Stépane Vladimiritch attend ses frères toute la matinée, mais en vain. Vers deux heures, Iakoff lui apporte deux flans et lui raconte que les nouveaux arrivés ont terminé leur déjeuner et se sont enfermés avec « mamenka » dans la chambre à coucher. Arina Pétrovna reçut solennellement ses fils, elle semblait accablée de douleur. Deux servantes la soutenaient sous les bras ; ses cheveux gris s’échappaient en mèches de son bonnet blanc : sa tête penchée se balançait à droite et à gauche. Elle aimait à jouer devant ses enfants le rôle d’une mère vénérable, anéantie par la douleur. Dans ces occasions, elle se traînait péniblement et exigeait que les « filles » la soutinssent sous les bras. Stépka le Nigaud nommait ces scènes — représentations archiépiscopales, sa mère — prêtresse et les filles Polka et Joulka — porte-crosses d’archevêque. Mais il était déjà près de deux heures du matin et l’entrevue se passa sans qu’on engageât conversation. Arina Pétrovna tendit silencieusement à ses fils ses mains à baiser, les embrassa et les bénit, toujours en silence, et lorsque Porfiry Vladimiritch exprima le désir de passer le reste de la nuit à causer avec « chère amie mamenka, » elle fit un signe de la main et dit : « Allez, reposez-vous ! il est déjà tard, nous causerons demain. »
Le lendemain matin, les deux fils se rendirent chez papenka pour lui baiser la main, mais il s’y refusa. Couché dans son lit les yeux fermés, il cria à ses fils lorsqu’ils entrèrent :
— C’est pour juger le publicain que vous êtes venus. — Hors d’ici, pharisiens, hors d’ici !
Néanmoins Porfiry Vladimiritch sortit tout ému, tout éploré du cabinet de « papenka » et Pavel Vladimiritch, en « vrai sans-cœur » qu’il était, restait indifférent.
— Il n’est pas bien, chère mamenka, non, il n’est pas bien, s’écria Porfiry Vladimiritch en se jetant dans les bras de sa mère.
— Est-ce qu’il serait faible aujourd’hui ?
— Oh ! qu’il est faible, qu’il est faible ! Il n’en a pas pour longtemps… oh ! non.
— Oh ! il traînera encore bien quelque temps.
— Non, mamenka chérie, non ! Votre vie n’a jamais été joyeuse, mais quand on pense… que de coups à la fois… vraiment on s’étonne que vous puissiez trouver la force de supporter toutes ces épreuves.
— Que veux-tu, mon cher, on les supporte si Dieu le permet ! Tu sais, la Sainte Écriture dit : « Souffrez les uns pour les autres. » Dieu m’a choisie pour porter les peines de toute ma famille.
Arina Pétrovna ferma même les yeux, tant lui plaisait l’idée que sa famille était déchargée de tout, que chacun était pourvu de tout et qu’elle seule s’exténuait pour supporter les peines de tous.
— Oui, mon ami, continua-t-elle après un moment de silence, — cela n’est pas facile à mon âge ! J’ai amassé pour mes enfants et pour moi, il serait temps de me reposer ! C’est facile à dire — quatre cents âmes ! Gérer cela à mon âge ! inspecter tout, surveiller chacun ! aller et venir toute la journée ! Regarde par exemple nos baillis, nos intendants, ils se mettent à quatre pattes devant nous, n’est-ce pas ?… eh bien ! ces gens-là sont encore les plus fourbes ! Et toi, qu’as-tu ? dit-elle tout à coup à Pavel. Qu’as-tu à tripoter ainsi ton nez ?
— Qu’est-ce que cela me fait, répliqua grossièrement Pavel, interrompu au beau milieu de son occupation.
— Comment ? Qu’est-ce que cela te fait ? C’est toujours ton père, tu pourrais le plaindre, je pense !
— Quoi donc ? Mon père ! mon père ! mais voici dix ans qu’il est ainsi. Vous me persécutez toujours.
— Pourquoi te persécuter, mon ami ? Je suis ta mère. Regarde Porfichka, il a été gentil, il a plaint son père, et a fait tout ce que doit faire un bon fils… Et toi, tu ne regardes même pas ta mère d’une manière convenable, mais toujours de travers, comme si elle n’était pas ta mère, mais ton ennemi ! De grâce, ne me mords pas !
— Mais je…
— Attends ! tais-toi une minute ! Permets à ta mère de dire un mot… Te rappelles-tu que, dans le Décalogue, l’on dit : Respecte ton père et ta mère et tu seras heureux. Donc tu ne te veux pas de bien !
Pavel Vladimiritch se tut et regarda sa mère d’un air perplexe.
— Tu te tais, continua Arina Pétrovna, donc tu te sens fautif ! Mais Dieu te pardonne. Laissons-là cette conversation, qu’elle ne trouble pas la joie de notre entrevue ! Dieu voit tout, mon ami, et moi… Oh ! comme je te devine ! Oh ! enfants, enfants ! vous vous souviendrez de votre mère lorsqu’elle sera dans la tombe ; oui, vous vous en souviendrez, — mais il sera trop tard.
— Mamenka ! intervint Porfiry Vladimiritch, laissez là ces pensées noires, laissez-les !
— Chacun doit mourir, mon ami, déclara sentencieusement Arina Pétrovna, et ce ne sont pas là des pensées noires, mais de vraies pensées divines ! Je faiblis mes enfants, oh ! comme je faiblis ! rien ne me reste plus de mon ancien temps, que faiblesse et maladie. Même ces rien du tout de « filles » l’ont remarqué et elles ne font aucun cas de moi ! Je leur dis un mot, elles m’en disent deux. Je leur redis un mot, elles m’en redisent dix ! La seule chose qui les effraie, c’est quand je les menace de porter plainte aux jeunes maîtres. Quelquefois cela parvient à les apaiser !
On servit le thé, puis le déjeuner et pendant ce temps Arina Pétrovna continuait de se plaindre et de s’attendrir sur elle-même.
Après le déjeuner, elle invita ses fils à se rendre dans sa chambre à coucher. Lorsque la porte fut fermée à clef Arina Pétrovna en vint de suite à l’affaire qui avait motivé la réunion du conseil de famille.
— Vous savez, ce vaurien… il est revenu, commença-t-elle.
— Nous l’avons entendu, mamenka, nous l’avons entendu, répliqua Porfiry Vladimiritch, soit avec ironie, soit avec la bonhomie d’un homme qui a bien mangé.
— Oui, il est revenu, comme si de rien n’était, comme s’il était dans son droit : « Toutes les bombances que j’ai pu faire n’empêchent pas que la vieille n’ait un morceau de pain pour moi. » Combien d’ennuis il m’a causés ! Que de bouffonneries et de chicanes j’ai eu à supporter de lui ! Que de peine j’ai eu à le caser… et tout cela pour rien ! Enfin voyant que tous mes efforts n’aboutissaient à rien, je me suis dit : Mon Dieu ! s’il ne se soucie pas de lui-même, dois-je me tuer pour un grand nigaud, comme lui ? Si je lui jette un morceau que je pense, peut-être deviendra-t-il plus raisonnable quand il aura entre les mains son propre argent ? Et je le lui jetai. C’est moi-même qui examinai la maison que je lui achetai. C’est moi-même qui ai versé de mes propres mains douze mille roubles d’argent. Eh quoi ! il ne se passe pas trois ans qu’il me tombe de nouveau sur les bras ! Dois-je supporter plus longtemps cet outrage ? »
Porfirka leva les yeux au plafond comme s’il voulait dire : « Oh ! Dieu ! pourquoi faut-il donc que chère mamenka soit ainsi ennuyée ? N’est-il pas préférable que tout le monde vive en paix, en bonne intelligence, sans tous ces tracas, et que mamenka n’ait pas à se fâcher ! » Ce mouvement de Porfiry déplut à Arina Pétrovna qui n’aimait pas qu’on interrompît le fil de ses idées.
— Veux-tu attendre un peu, avec tes signes de tête ! dit-elle, — écoute d’abord ! combien ai-je été peinée en apprenant qu’il avait jeté aux ordures la « bénédiction maternelle » comme un os rongé. Ce que j’ai ressenti, moi qui me privais de sommeil et de nourriture ! et lui... — Voilà ! On aurait dit que c’était un bibelot acheté au bazar qu’on jette par la fenêtre quand on n’en a plus besoin. Et c’est ainsi qu’il a agi avec la bénédiction maternelle !
— Ah ! mamenka ! c’est une action… une action ! commença Porfiry Vladimiritch, mais Arina Pétrovna l’arrêta de nouveau.
— Stop ! Attends ! Tu diras ton opinion quand je te l’ordonnerai ! Au moins, s’il m’avait prévenue, canaille ! s’il m’avait dit : Pardon, mamenka, j’ai fauté ! alors j’aurais pu racheter moi-même la maison pour rien et puisqu’un fils indigne n’avait pas su en profiter, je l’aurais donnée aux dignes ! Et la maison rapportait au moins quinze pour cent ! Peut-être lui aurais-je jeté une aumône d’un millier de roubles. Et au lieu de cela, que fait-il ? Je reste ici sans me méfier de rien et déjà il a bâclé l’affaire ! J’ai payé de mes propres mains douze mille roubles pour la maison et lui l’a revendue huit mille.
— Et surtout, mamenka, il a fait peu de cas de la bénédiction maternelle, s’empressa d’ajouter Porfiry Vladimiritch, craignant d’être de nouveau interrompu par mamenka.
— C’est aussi cela, mon ami, c’est aussi cela. Mon argent, je ne l’ai pas trouvé dans la rue. Je ne l’ai pas acquis en dansant et en sautillant, mais à la sueur de mon travail ! Sais-tu comment j’ai eu ces richesses ? Lorsque j’épousai ton père, il n’avait que Golovlevo, cent une âmes et, dans divers biens éloignés, cent cinquante au plus ! Moi je n’avais rien ! Et réfléchis un peu, c’est avec ces moyens là que j’ai bâti tout cela… Quatre mille âmes ! Cela ne se fourre pas dans la poche ! Si même je voulais emporter cela dans ma tombe, cela ne se pourrait pas. Penses-tu que ces quatre mille âmes me sont tombées facilement dans les mains ? Non, cher ami, ce fut si peu facile, si peu facile que parfois, je ne fermais pas l’œil de la nuit, méditant d’arranger telle ou telle affaire de manière que personne n’y puisse fourrer son nez, ne puisse s’interposer et aussi afin d’éviter d’y dépenser un kopeck de trop. Et que n’ai-je pas eu à endurer ? La pluie, et la neige, et le verglas, et les orages, j’ai souffert tout cela ! C’est seulement dans les derniers temps que je me suis permis le tarantass, mais auparavant c’était dans quelque charrette de paysan attelée de deux chevaux que je faisais mes voyages… cahin caha, et c’est ainsi que je me cahotais jusqu’à Moscou. Je me cahotais et dans ma tête toujours cette pensée : pourvu que quelqu’un ne me soutire pas ce bien ! À Moscou, je m’arrêtais à l’auberge proche de la barrière Rogojsky et là aussi, saleté, puanteur… j’ai goûté de tout, mes amis ! J’aurais regretté de donner dix kopecks pour un fiacre et c’est à pied que j’allais de Rogojsky à la Solianka ! Les portiers même s’étonnaient en me regardant et disaient : « Si jeune et se donner tant de peine ! » Et moi je me taisais. Je supportais tout en silence. Savez-vous encore avec quel argent je me suis lancée dans les affaires : trente mille roubles — cent âmes que j’ai vendues — voilà la somme avec laquelle je me suis risquée à acheter mille âmes. J’ai fait dire une messe et je me suis rendue à Solianka tenter la chance. Et voilà : Comme si la Sainte Vierge avait vu mes larmes amères — le bien fonds me resta ! Et quel miracle ! Dès que j’eus donné trente mille roubles en me chargeant de la dette envers la couronne, ce fut comme si j’avais tranché l’enchère. Auparavant, l’on criait, l’on s’échauffait et quand j’eus parlé, l’on ne monta pas plus haut et tout à coup, un grand silence se fit. Le président se leva, me félicita, et moi je ne comprenais rien. Un avoué était là, Ivan Nikolaiévitch, il s’approcha de moi et me dit : « Avec l’achat, soudarinia ! » et je restai immobile comme un poteau. Et comme Dieu est grand dans sa grâce, pensez un peu ! si quelqu’un profitant de ma surexcitation avait crié par bravade : trente-cinq mille, j’aurais peut-être dans mon délire donné les quarante mille roubles ! Où les aurais-je pris ?
Arina Pétrovna avait plus d’une fois raconté à ses enfants l’épopée de ses premiers pas sur l’arène de l’acquisition, mais il paraît que jusqu’à présent elle n’avait pas perdu l’intérêt de la nouveauté. Porfiry Vladimiritch écoutait sa mamenka tantôt en souriant, tantôt en soupirant, fermant les yeux ou les rouvrant selon la nature des péripéties par lesquelles avait passée Arina Pétrovna. Et Pavel Vladimiritch écarquillait ses yeux comme un enfant auquel on raconte une histoire déjà connue, mais qui ne l’ennuie jamais.
— Et vous croyez peut-être que la richesse de votre mère lui est tombée des nues ? continua Arina Pétrovna. Non, mes amis ! Sans cause un bouton n’apparaîtra pas sur le nez. À la suite de mon premier achat, j’ai été alitée pendant six semaines par un accès de fièvre chaude ! Maintenant jugez s’il m’est facile de voir après de telles… de telles tortures mon argent jeté par la fenêtre ?
Pendant un moment, le silence se fit dans la chambre. Porfiry Vladimiritch était prêt à déchirer ses habits, mais il craignait de ne pas trouver dans le village quelqu’un pour les lui raccommoder. Pavel Vladimiritch, une fois le conte terminé, se replongea dans son apathie.
— C’est pour cela que je vous ai fait venir : soyez juges entre moi et ce scélérat ! Il sera fait comme vous direz. Si vous l’accusez, il sera fautif ; si vous m’accusez, je serai la coupable. Mais je ne me laisserai pas offenser par le scélérat, ajouta-t-elle tout à coup.
Porfiry Vladimiritch sentit que son tour était tenu et il en prit à son aise. Mais comme une vraie sangsue, il ne vint pas droit à l’affaire et commença par des détours.
— Si vous me permettez, chère mamenka, d’exprimer mon opinion, dit-il, la voici en deux mots : Les enfants sont obligés d’obéir à leurs parents, de suivre aveuglément leurs ordres, de les soigner dans leur vieillesse et — c’est tout ! Les enfants sont des êtres aimants chez qui tout, en commençant par eux-mêmes et en finissant par le dernier chiffon qu’ils possèdent, appartient à leurs parents. Conséquemment, les parents peuvent juger leurs enfants, mais ceux-ci ne peuvent pas juger leurs parents. Le devoir des enfants est de respecter et non — de juger. Vous dites : soyez juges entre lui et moi ! C’est généreux, chère mamenka, c’est magnifique ! Mais pouvons-nous sans horreur nous arrêter sur cette pensée, nous, qui dès le premier jour de notre naissance avons été de la tête aux pieds, comblés de vos bienfaits ? Comme vous voudrez, mais ce serait un sacrilège et non un jugement. Oui, agir de cette façon serait un sacrilège, un vrai sacrilège !
— Arrête ! attends ! si tu dis que tu ne veux pas me juger, acquitte-moi et condamne-le ! s’écria en l’interrompant Arina Pétrovna qui écoutait sans pouvoir comprendre quelle perfidie se cachait sous le discours de Porfichka-Sangsue.
— Non, mamenka, ma mignonne, je ne puis pas faire ceci. Pour mieux dire, je n’ose pas, je n’en ai pas le droit ! Je ne puis ni acquitter, ni condamner, en un mot, je ne puis juger. Vous êtes notre mère, vous seule savez comment il faut agir avec vos enfants. Si nous le méritons, récompensez-nous ; si nous sommes fautifs, punissez-nous. Notre rôle est d’obéir et non de critiquer. Si même il vous arrivait sous l’empire de votre colère maternelle d’outrepasser les droits de la justice, nous n’oserions pas même nous plaindre, car les vues de la Providence nous sont cachées. Qui sait ? Peut-être cela devait-il être ainsi ! Aujourd’hui, même affaire. La façon d’agir de notre frère Stépane est basse, je dirai même, noire, mais la punition que méritent ses agissements ne peut être déterminée que par vous seule !
— Donc, tu refuses ? Débrouillez-vous, chère mamenka, comme vous le pourrez, veux-tu dire ?
— Ah ! mamenka, mamenka ! n’avez-vous pas honte ! Ah ! ah ! ah !… Je vous ai dit : comme vous déciderez du sort de notre frère Stépane, cela sera et vous dites… Ah ! quelles noires pensées vous me supposez !
— Bon. Et toi ! qu’en dis-tu ? demanda Arina Pétrovna à Pavel Vladimiritch.
— Mais moi… quoi ! m’écouteriez-vous ? commença Pavel Vladimiritch comme s’il venait de s’éveiller, puis tout à coup s’enhardissant, il continua : C’est clair qu’il est fautif… qu’il faut le couper en morceaux… le broyer au mortier… c’est décidé d’avance… qu’y puis je ?
Après avoir marmotté ces paroles d’une manière incohérente, il s’arrêta et regarda sa mère la bouche ouverte, comme s’il ne pouvait en croire ses oreilles.
— Avec toi, mon cher, nous causerons ensuite, lui dit froidement Arina Pétrovna en l’interrompant, je vois que tu veux suivre la voie de Stepka. Ah ! mon ami ! ne te trompe pas ! Peut-être te repentiras-tu ensuite mais il sera trop tard !
— Mais… je ne dis rien… Je dis seulement :… comme vous voudrez ! Qu’y a-t-il donc d’irrespectueux ?
— Nous recauserons après, mon ami ! Tu penses que parce que tu es officier, il n’y a pas moyen de venir à bout de toi ! Il y aura moyen ! Donc vous vous refusez tous les deux à prononcer un jugement ?
— Moi, chère mamenka…
— Et moi aussi. Qu’est-ce que cela me fait. Si cela vous plaît, coupez-le……
— De grâce, tais-toi, mauvais fils que tu es ! (Arina Pétrovna sentait bien qu’elle pouvait le nommer vaurien, mais elle se retint en honneur de la première entrevue). Eh bien ! puisque vous refusez, je devrai le juger moi-même. Et voici quelle sera ma décision : j’essayerai encore une fois de le traiter avec bonté et je lui donnerai la petite propriété que possède votre père dans le gouvernement de Vologda, j’y ferai bâtir une maisonnette et il y vivra en invalide aux frais des paysans.
Porfiry Vladimiritch, quoiqu’ayant refusé de juger son frère, fut à tel point frappé de la générosité de mamenka qu’il ne put se résoudre à lui cacher les fâcheuses conséquences qu’une telle mesure pouvait amener.
— Mamenka ! s’écria-t-il, — vous êtes plus que généreuse ! Vous avez devant les yeux l’acte le plus lâche, le plus noir… et tout à coup vous oubliez, vous pardonnez tout ! Magnifique ! Mais excusez-moi… Je crains pour vous, ma chérie ! Et malgré tout ce que vous pouvez dire contre moi, je vous déclare qu’à votre place, je n’aurais pas agi ainsi.
— Pourquoi cela ?
— Je ne sais… Peut-être je ne possède pas cette générosité… ce sentiment maternel, pour ainsi dire. Je me figure que mon frère Stépane, par la perversité qui lui est propre pourrait agir avec votre seconde bénédiction maternelle comme il a fait avec la première… Que faire alors ?
Mais cette considération avait été prévue par Arina Pétrovna qui, en même temps, avait une autre pensée secrète qu’il lui fallait dévoiler maintenant.
— La propriété du gouvernement de Vologda appartient à votre père, donc elle est héréditaire, — dit-elle entre ses dents, — tôt ou tard, il faudra lui donner sa part de l’héritage de son père.
— Je comprends, chère mamenka…
— Si tu comprends, tu dois comprendre aussi qu’en lui assignant le bien de Vologda, je puis lui faire reconnaître qu’il a reçu sa part de l’héritage paternel et qu’il s’en trouve satisfait.
— Je comprends, bien-aimée mamenka. C’est que vous avez commis une faute, il fallait en lui achetant la maison passer avec lui un papier sur lequel il aurait déclaré ne plus élever de prétentions sur l’héritage de papenka !
— Que faire ? Je n’ai pas pensé à cela.
— Il aurait alors, dans sa joie, signé n’importe quoi ! Et vous par votre bonté… Ah ! quelle erreur… quelle erreur… quelle erreur ! !
— « Ah ! » et, « ah » — pourquoi n’as-tu pas poussé tes « ah » alors qu’il en était encore temps ! Aujourd’hui tu es prêt à accuser de tout ta mère et lorsqu’il faut aviser, tu te tais. Du reste, ce n’est pas de cela qu’il s’agit : je lui ferai signer le papier. Papenka ne mourra pas encore maintenant, je pense, et jusqu’alors il me faudra donner à boire et à manger au Nigaud. S’il se refuse à signer, je puis lui montrer la porte : qu’il attende la mort de papenka ! Non, ce que je veux savoir, c’est la raison pour laquelle, ça ne te plaît pas que je lui donne le bien de Vologda ?
— Il le gaspillera, mignonne ! il a dissipé la maison, il en fera de même du bien.
— S’il agit ainsi, tant pis pour lui !
— Mais c’est chez vous alors qu’il reviendra !
— Oh ! pour ça, non ! qu’il porte ailleurs ses coquilles ! Il ne passera pas le seuil de ma porte ! De moi il ne recevra non seulement du pain, mais pas même un verre d’eau ! Et personne ne m’accusera ! Et Dieu ne m’en punira pas ! Comment ! Il aura mangé la maison, menacé le bien, — mais suis-je son esclave pour ne penser toute ma vie qu’à lui ? J’ai d’autres enfants, je crois !
— Et il vous reviendra tout de même. C’est un effronté, chère mamenka !
— Je te dis que je ne lui laisserai pas passer le seuil de ma porte ! Qu’as-tu à répéter comme une corneille : « Il reviendra ! il reviendra ! » — je ne le laisserai pas faire !
Arina Pétrovna se tut et porta ses yeux sur la fenêtre. Elle se doutait vaguement que le bien de Vologda ne la délivrerait que temporairement du « malpropre », qu’il finirait par manger le bien, reviendrait ensuite près d’elle et qu’elle ne pouvait comme mère lui refuser un asile. Et cette idée — que le « détestable » pouvait rester pour la vie auprès d’elle et que même enfermé dans le comptoir, il hanterait comme un fantôme, à chaque instant, son imagination — l’oppressait à tel point qu’elle se sentait tressaillir tout entière.
— Pour rien au monde ! cria-t-elle en frappant du poing la table et en sautant de son fauteuil.
Et Porfiry Vladimiritch regardait sa chère mamenka en secouant tristement la tête.
— Je vois que vous êtes en colère, mamenka, dit-il d’un ton doux comme s’il s’apprêtait à cajoler sa mère.
— Et selon toi, je devrais me lancer dans la danse ?
— A-a-ah ! Que dit la Sainte Écriture ? « Que la patience guide vos actes ! » La patience — voilà ! Pensez-vous que Dieu ne vous voie pas ? — Non, il voit tout, chère mamenka ! Nous ne soupçonnons peut-être rien, nous causons, nous calculons comme ci, comme ça, et là-haut, LUI, nous envoie peut-être une épreuve ! A-a-ah ! et moi qui pensais que mamenka était sage !
Mais Arina Pétrovna comprit clairement que Porfichka la sangsue préparait « sa corde » et elle finit par se fâcher.
— Tu me blagues, quoi ! s’écria-t-elle, ta mère te parle affaire et toi tu plaisantes. Ne cherche pas à me voiler les yeux, dis clairement ta pensée. Tu veux donc le laisser à Golovlevo, au cou de ta mamenka !
— C’est cela, mamenka, si telle est votre bonté. Le laisser ici aux mêmes conditions qu’à présent et lui faire signer le papier concernant l’héritage.
— C’est ça, c’est ça… je savais bien que c’était cela que tu me conseillerais. Bon. Admettons qu’il soit fait selon ta volonté ! Si importun que soit pour moi d’avoir toujours sous les yeux ce « malpropre », il paraît qu’il ne se trouve personne pour me plaindre. Étant jeune, j’ai porté la croix… dans ma vieillesse je ne puis refuser de la porter. Admettons-le, dis-je, et parlons d’autre chose. Pendant que nous sommes vivants, moi et papenka, il vivra à Golovlevo, donc il ne mourra pas de faim. Et après ?
— Mamenka, chère amie, pourquoi ces pensées noires ?
— Noires ou blanches, toujours faut-il y penser. Nous ne sommes plus jeunes. Si nous crevons — qu’adviendra-t-il ?
— Mamenka ! vraiment, ne comptez-vous pas sur nous, vos enfants ? Nous avez-vous élevés dans de tels principes ?
Et Porfiry Vladimiritch lui jeta un de ces regards mystérieux qui lui causaient toujours un sentiment de malaise.
« Il jette son filet », pensa-t-elle en elle-même.
— Moi, mamenka, je secourrais avec joie un pauvre ! Le riche — quoi ! que Dieu le protège ! Le riche, lui, peut se suffire à lui-même ! Mais le pauvre…, savez-vous ce que le Christ a dit du pauvre ?
Porfiry Vladimiritch se leva et baisa la main de mamenka.
— Mamenka, dit-il, permettez-moi de faire cadeau à mon frère de deux livres de tabac !
Arina Pétrovna ne répondait pas. Elle le regardait en pensant : « Est-il possible qu’il soit assez « Sangsue » pour jeter son propre frère dans la rue ? »
— Eh bien ! fais comme tu veux ! Si c’est à Golovlevo, qu’il y reste ! dit-elle enfin. Tu m’as entortillée, tu as commencé par « mamenka, comme vous voudrez » et tu as fini par me faire danser sous ton chalumeau. Mais, écoute-moi bien ! Je le déteste, toute ma vie il n’a fait que me tourmenter, m’assommer, enfin, il s’est moqué de la bénédiction maternelle, mais, malgré tout cela, si tu le chasses et le forces d’aller recourir à la charité des autres, tu n’auras pas ma bénédiction. Non, non… et non ! Allez maintenant tous les deux chez lui. Il se crève les yeux, je pense, à vous guetter.
Ses fils se retirèrent. Arina Pétrovna s’approcha de la fenêtre et regarda comment ils traversaient la cour sans échanger une parole en se dirigeant vers le comptoir.
Porfiry se découvrait sans cesse et faisait des signes de croix adressés tantôt à l’église qui se dressait dans le lointain, tantôt à la chapelle ou bien au poteau sur lequel était attaché la sébile pour recueillir les aumônes. Pavel semblait ne pouvoir détacher ses yeux de ses bottes neuves qui reluisaient au soleil.
« Pour qui ai-je amassé ? Pour qui me suis-je privé de sommeil et de nourriture ? »
Tel fut le cri qui s’échappa malgré elle de sa poitrine. Les frères sont partis. Golovlevo est redevenu désert. Arina Pétrovna s’est replongée avec une nouvelle ardeur dans les soins de l’administration. À la cuisine, le bruit des couteaux a cessé, mais en revanche, l’activité dans le comptoir, les hangars, les magasins, les caves a redoublé. L’été tirait à sa fin : on faisait des confitures, des salaisons, des marinades pour l’hiver ; de chaque bien fonds affluaient des provisions ; des chariots entiers apportaient la prestation en nature des paysans : les champignons secs, les fraises, les œufs, les légumes, etc. Ce n’était pas en vain que la barynia possédait toute une rangée de caves, des magasins, des hangars ; tout débordait et il y avait pas mal de provisions gâtées auxquelles l’odeur empêchait de toucher. Tout cela à la fin de l’été était classé et ce qui n’était plus « tenable » était désigné comme devant servir de nourriture à la domesticité.
— Les concombres sont encore bons ; au premier rang, seulement, ils sont un peu « piqués »…… ils ont une petite odeur, mais qu’à cela ne tienne, je les donnerai à la « dvornia |