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Demander pardon, non pas comme on le fait ordinairement, mais se jeter sur la tombe, s’y anéantir dans les cris d’une agonie mortelle. — Tu dis donc que Lioubinka est morte de sa propre main ? demanda-t-il tout à coup, évidemment dans le but de se donner du courage. Anninka semblait ne pas entendre cette question, mais évidemment, elle aussi éprouvait un besoin insurmontable de revenir à cette mort, d’en faire encore une fois l’instrument de son supplice, car une minute après, elle se mit à raconter toutes les circonstances de la mort de sa sœur. — Et elle t’a dit : « Bois… lâche ? » demanda-t-il lorsqu’elle eut fini. — Oui, elle l’a dit. — Et tu es restée ? et tu n’as pas bu ? — Oui… je vis… Judas se leva et visiblement agité, fit quelques tours dans la chambre. Enfin il s’approcha d’Anninka et lui caressa les cheveux. — Pauvre enfant ! ma pauvre enfant ! dit-il doucement. Au contact de cette main, quelque chose d’inattendu se passa en elle. Elle s’étonna d’abord, puis peu à peu sa physionomie changea, se défigura et subitement elle fondit en larmes, la poitrine soulevée par d’horribles sanglots. — Oncle ! vous êtes bon ? Dites, êtes-vous bon ? criait-elle presque à tue-tête. D’une voix entrecoupée par les sanglots, elle répétait sa question, la même qu’elle lui posa le jour où elle revint à Golovlevo pour s’y installer définitivement et à laquelle il répondit d’une façon si absurde. — Êtes-vous bon ? dites ! répondez ! Êtes-vous bon ? — As-tu entendu ce qu’on a lu aujourd’hui aux vêpres ? lui demanda-t-il lorsqu’elle fut un peu calmée — ah ! quelles souffrances étaient-ce ! Ce n’est qu’avec de telles souffrances qu’on peut… Et cependant il a pardonné à tous et à tout jamais. Il se mit de nouveau à arpenter la chambre à grands pas, souffrant, désespéré, sans remarquer que la sueur perlait sur son visage. — Il a pardonné à tous ! disait-il à haute voix, mais comme s’il se parlait à lui-même, non seulement à ceux qui l’ont abreuvé de vinaigre et de fiel, mais à ceux aussi… qui dans la suite… maintenant, par exemple, et dans l’avenir et dans les siècles des siècles… approcheront de ses lèvres le vinaigre et le fiel… Horrible ! ah ! c’est horrible ! Tout à coup il s’arrêta auprès d’Anninka et lui demanda : — Et toi… as-tu pardonné ? En réponse à cette question, elle se jeta dans les bras de son oncle et l’étreignit fortement. — Il faut me pardonner ! continua-t-il, pour tous… Et pour toi… et pour ceux qui ne sont plus… Qu’est-ce ? qu’arrive-t-il ? s’écriait-il presque avec égarement en regardant autour de lui, où sont-ils ?… tous ? Brisés, exténués, ils se séparèrent pour se rendre chacun dans leur chambre. Mais Porfiry Vladimiritch ne pouvait dormir. Il se retournait dans son lit et s’efforçait de se rappeler quel devoir encore il avait à remplir. Tout à coup, lui revinrent à l’esprit les paroles qui, deux heures avant, lui avaient passé accidentellement par la tête. « Il faut aller sur la tombe de mamenka, lui demander pardon ! » À ce souvenir, une inquiétude horrible, pleine d’angoisses, s’empara de tout son être. Enfin n’y tenant plus, il quitta son lit et passa sa robe de chambre. Il faisait encore nuit et pas le moindre son ne venait du dehors. Porfiry Vladimiritch marcha quelque temps dans la chambre, s’arrêtant par moments devant l’image du Sauveur couronné d’épines et le regardant longuement. Enfin il se décida. Il est difficile de dire à quel point il avait conscience de sa décision, mais quelques minutes après, il traversait à pas de loup l’antichambre et poussait la targette de la porte d’entrée. Dehors le vent mugissait et les bourrasques de mars chassaient dans les yeux la neige humide. Mais Porfiry Vladimiritch marchait le long du chemin sans se soucier des mares, sans s’occuper de la neige, croisant machinalement les pans de sa robe de chambre. Le lendemain de grand matin, une estafette, dépêchée du village le plus proche du cimetière où reposait Arina Pétrovna, apporta la nouvelle qu’à quelques pas de la route, on avait trouvé le cadavre congelé du barine de Golovlevo. On courut prévenir Anninka, mais on la trouva dans son lit, en proie au délire et à tous les symptômes de la fièvre chaude. Alors on envoya un nouveau courrier à Goriouchkno chez la cousine Nadejda Ivanovna Galkina (fille de la tante Varvara Mikhaïlovna) qui, depuis l’automne, épiait attentivement ce qui se passait à Golovlevo. FIN _______ Texte établi par la Bibliothèque russe et slave en association avec le groupe Ebooks Libres et Gratuits ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 5 mars 2011. * * * Les livres que donne la Bibliothèque sont libres de droits d'auteur. Ils peuvent être repris et réutilisés, à des fins personnelles et non commerciales, en conservant la mention de la « Bibliothèque russe et slave » comme origine. Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler. 1 Au temps du servage, les seigneurs autorisaient les serfs à aller dans une ville exercer une industrie quelconque moyennant une certaine redevance. 2 Auberges. 3 En parlant des maîtres, la domesticité emploie par respect le verbe au pluriel, tout en conservant le sujet au singulier. 4 Il est de tradition dans certaines classes de la société russe de désigner par ce terme bénédiction paternelle, les saintes images, et exceptionnellement les biens meubles ou immeubles que, dans certaines occasions, les parents donnent à leurs enfants. 5 Maman. 6 En russe postylyi. 7 Bailli de village. 8 Stepka, diminutif de Stéphane (Étienne.) 9 Tribunal qui, du temps du servage, jugeait les affaires civiles ou criminelles des citoyens sans propriétés. 10 Le rouble d’argent vaut 4 francs. 11 Diminutif d’Anna (Anne). 12 Trente paysans. 13 Bouillie de farine d’avoine. 14 Diminutif de Pavel. 15 Madame. 16 Pièce de cinq kopecks. 17 12 litres, 29 centil. 18 Ces quittances qui pouvaient être aliénées donnaient droit à l'exemption de service militaire. Par conséquent, les seigneurs qui les détenaient avaient d'autant moins de serfs à fournir comme recrues à l'État. 19 Monsieur. 20 Caviar (kawior en polonais, ikra en russe) : salaison d'œufs d'esturgeons. 21 Soupe aux choux. 22 Diminutif de Mikhaïl (Michel). 23 Prêtre de l’église grecque russe orthodoxe. 24 Fabricant fort connu à cette époque et qui faisait concurrence à Joukoff. 25 La domesticité, les gens de service. 26 Potage froid, préparé avec du kvas, des légumes et de la viande hachée. 27 Riz avec des raisins secs qu’on mange après l’office sur la tombe d’un mort et dans la maison mortuaire. 28 Le prêtre. 29 Expression technique des collégiens russes. 30 Équipage traîné par des chevaux de race et conduit par un cocher habile. 31 Blagotchinny, le surintendant ecclésiastique. 32 En Russie lorsque quelqu’un part pour un long voyage, au moment du départ, tous ceux qui se trouvent dans la chambre s’asseyent en gardant le silence comme s’ils voulaient se recueillir. 33 Toute la phrase soulignée est en français dans l’original. 34 Propriétaire foncier. 35 Femme du prêtre. 36 Gens de service, serfs qui n’ont pas reçu des lots de terre lors de l’émancipation. 37 « Tchetvert » – mesure contenant deux « osminas » ou 8 tchetveriks. |
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