LIVRE PREMIER — UN CONSEIL DE FAMILLE
Après avoir rendu compte de son voyage à Moscou, où il était allé percevoir la redevance des serfs qui y résidaient1, le bailli s’éloignait sur un signe de sa maîtresse, lorsqu’il fut pris soudain d’une étrange indécision. Il piétinait sur place, comme s’il hésitait à dire quelque chose.
Arina Pétrovna observait les moindres gestes de ses familiers ; elle possédait même au plus haut degré l’art de deviner leurs pensées les plus secrètes.
Aussi les réticences de son bailli la rendirent-elles de suite inquiète.
— Voyons, qu’y a-t-il encore ? lui demanda-t-elle brusquement.
— C’est tout, balbutia Anton Vassilieff, tout en cherchant à s’esquiver.
— Allons, ne mens pas ! Tu as autre chose à me dire. Je le vois dans tes yeux.
Mais Anton Vassilieff ne pouvait se résoudre à parler et continuait son manège.
— Voyons, parle, girouette, et ne te trémousse pas ainsi, lui dit Arina Pétrovna d’une voix irritée.
La barynia aimait à donner des surnoms à ses gens et si elle traitait de girouette Anton Vassiliévitch ce n’était pas qu’elle soupçonnât sa fidélité, mais il avait la langue trop longue. Au milieu de la propriété qu’il gérait se trouvait un bourg commerçant renfermant de nombreux traktirs2. Et ma foi, Anton aimait à prendre le thé au traktir, à y faire parade de la puissance de sa maîtresse et souvent au milieu de ses vantardises, il laissait échapper un mot imprudent. Arina Pétrovna était toujours en procès, et il arrivait souvent que le bavardage de son homme de confiance dévoilait les ruses de guerre de la barynia avant qu’elle ne les eût mises à exécution.
— Oui, il y a, en effet… marmotta enfin Anton Vassilieff.
— Quoi ? demanda Arina Pétrovna tout inquiète.
Femme autoritaire, douée en outre d’une grande puissance d’imagination, en un instant elle vit passer devant ses yeux une foule de tableaux tous plus inquiétants les uns que les autres pour son autorité. Aussi son visage se couvrit-il de pâleur et elle se leva brusquement de son siège.
— Stépane Vladimiritch ont vendu leur maison3, continua le bailli en s’arrêtant après chaque mot.
— Eh bien !
— Ils l’ont vendue.
— Comment cela ? Pourquoi ? Allons, parle !
— Pour dettes, dit-on. Sans doute la cause de la vente n’est pas bonne à dire.
— C’est donc la police qui a fait vendre ?… le tribunal ?
— Il paraîtrait que c’est la police. La maison a été mise aux enchères et vendue pour huit mille roubles.
Arina Pétrovna se laissa choir lourdement dans son fauteuil et dirigea son regard vers la fenêtre. Elle semblait avoir perdu instantanément toute conscience d’elle-même. Si l’on était venu lui dire que Stépane Vladimiritch venait de commettre un assassinat ou que les paysans de Golovleff s’étaient révoltés et refusaient d’aller à la corvée, ou bien encore que le servage était aboli, — elle aurait été moins frappée. Ses lèvres remuaient ; elle regardait fixement sans voir. Sa préoccupation était telle que même elle ne prêta aucune attention à un fait qui se passa à ce moment et qui, dans tout autre instant, eût certainement provoqué une enquête : une fillette — la petite Douniachka — courait à toutes jambes en cachant quelque chose sous son tablier, elle voulut se glisser devant la fenêtre, mais apercevant la barynia, elle tourna sur place, puis lentement revint sur ses pas.
Arina Pétrovna sembla reprendre connaissance et s’écria :
— Ah oui ! en voilà de belles !
Puis elle s’arrêta et pendant quelques minutes, dans la chambre régna de nouveau le silence précurseur d’un orage.
— Alors tu dis que la police a vendu la maison pour huit mille roubles ? demanda-t-elle encore une fois.
— Oui, barynia, c’est cela même.
— Vendre la bénédiction de ses parents4. C’est joli ! voilà du propre ! Canaille ! va !…
Arina Pétrovna sentait bien qu’il lui était indispensable de prendre une prompte décision, mais encore sous le coup qui l’avait frappée, elle était incapable de rien décider et ses idées, s’enchevêtrant en un réseau inextricable, se dirigeaient dans des directions tout opposées. Elle pensait d’une part, que la vente de la maison n’avait pu avoir lieu du jour au lendemain et que préalablement, il y avait eu saisie, évaluation et mise aux enchères. Oui, on avait vendu pour huit mille roubles cette maison qui lui en avait coûté à elle-même, il y avait deux ans de cela, douze mille, pas un kopeck de moins. Ah ! si elle l’avait su, elle l’aurait bien rachetée pour huit mille. Et elle se disait : « La police a vendu pour huit mille roubles ! — Huit mille roubles, la bénédiction des parents. Ah oui ! quel lâche ! ce gredin qui, pour huit mille roubles, laisse vendre la bénédiction des parents ! ! ! »
— Eh ! qui t’a dit cela ? demanda-t-elle enfin à Anton, après avoir réfléchi que la maison était bien vendue et que l’espoir de la racheter à bon marché était devenu une illusion pour elle.
— C’est Ivan Mikhaïlovitch, le cabaretier qui m’a raconté cela.
— Et pourquoi ne m’a-t-il pas prévenue à temps ?
— Il n’a pas osé, paraîtrait-il.
— Ah ! il n’a pas osé, l’imbécile, il n’a pas osé ! Il me paiera ça. Qu’on le fasse venir immédiatement de Moscou et aussitôt arrivé, qu’on l’envoie au bureau de recrutement… Ah ! il n’a pas osé ! Eh bien ! il sera soldat !
Quoique touchant à sa fin, le régime du servage existait encore. Il arrivait souvent à Anton Vassilieff de recevoir de sa maîtresse les ordres les plus excentriques, mais la résolution qu’elle venait de prendre envers Ivan Mikhaïlovitch le surprit tellement qu’il n’était pas du tout, mais pas du tout à son aise. Son surnom de girouette lui revint de suite à l’esprit. Ivan Mikhaïloff était un paysan « sérieux » : qui se serait imaginé qu’un tel malheur pût l’atteindre ?
Et puis c’était son « compère », son ami intime — « et voilà, on va le faire soldat par sa faute à lui, Anton Vassilieff, qui n’a pas su retenir sa langue ! »
— Pardonnez-lui, barynia, dit-il en se hasardant à prendre fait et cause pour son ami.
— Va-t’en… tu es son complice, lui dit Arina Pétrovna d’un accent qui lui enleva toute velléité de prendre la défense d’Ivan Mikhaïlovitch.
Mais avant de poursuivre mon récit, je prie le lecteur de me permettre de lui faire faire plus ample connaissance avec Arina Pétrovna Golovleva, et sa position dans la famille. Arina Pétrovna est une femme d’une soixantaine d’années, très verte encore pour son âge et habituée à ne rencontrer aucune contradiction. Sa tenue est sévère ; elle régit sans contrôle aucun les vastes propriétés des Golovleff, et mène une vie fort retirée. L’économie est poussée chez elle jusqu’à l’avarice. Elle est peu liée avec ses voisins et exige de ses enfants une obéissance telle qu’avant de faire un pas, ils se posent cette question : qu’en dira mamenka5 ? Son caractère est, en somme, indépendant, inflexible et un peu obstiné et dans toute la famille Golovleff personne n’ose lui tenir tête. Son mari est débauché ; il s’adonne à la boisson et Arina Pétrovna déclare volontiers qu’elle n’est ni veuve ni mariée ; quant à ses enfants, les uns servent à Pétersbourg ; les autres, portraits fidèles de leur père — sont, comme malpropres6, tenus à l’écart des affaires de la famille. Il est facile de comprendre que, dans ces conditions, Arina Pétrovna s’est déshabituée de bonne heure de la vie de famille, et cependant ce mot « famille » est toujours sur ses lèvres et tous ses actes semblent dictés par le souci et l’intérêt de la famille.
Le mari d’Arina Pétrovna, Vladimir Mikhaïlovitch Golovleff, était connu dès son plus jeune âge par son caractère décousu et indolent, et il n’éprouvait que fort peu de sympathie pour son épouse toujours sérieuse et affairée. Il menait une vie oisive et inutile, s’enfermait le plus souvent dans son cabinet, imitait le chant des étourneaux et des coqs, etc., et surtout s’appliquait à composer des « poésies libres ». Dans ses moments d’épanchement, il se vantait d’avoir été l’ami de Barkoff, qui, d’après son dire, l’aurait béni à son lit de mort. Dès le premier jour, Arina Pétrovna prit en aversion les vers de son mari ; elle les traitait de « saletés », de « niaiseries » et comme Vladimir Mikhaïlovitch ne s’était marié, à proprement parler, que pour avoir un auditeur, la discorde, on le pense bien, ne tarda pas à régner en maîtresse dans le ménage. Et cette mésintelligence s’accentuant chaque jour finit par faire naître chez la femme une indifférence complète, mêlée de mépris, pour ce mari paillard, et chez l’homme une profonde haine pour son épouse, haine mêlée de beaucoup de crainte. Vladimir Mikhaïlovitch traitait sa femme de « sorcière », de « diablesse », Arina Pétrovna appelait son mari — « moulin à vent », « guitare sans cordes ». Et chose étrange, depuis plus de quarante ans qu’ils vivaient ainsi, jamais il n’était venu à l’esprit de l’un d’eux l’idée que cette existence était bien peu naturelle.
Avec le temps, le caractère de Vladimir Mikhaïlovitch loin de s’améliorer ne fit qu’empirer. Outre ses récréations poétiques, il se mit à boire et ne se faisait aucun scrupule de guetter dans les couloirs les filles de service. Tout d’abord, Arina Pétrovna considéra avec dégoût « la nouvelle occupation » de son mari et ressentit même en elle une certaine émotion : il est juste de dire qu’en cela l’outrage fait à son autorité jouait un plus grand rôle que la jalousie réelle. Puis elle le laissa faire, en veillant toutefois à ce que ces « salopes » n’apportassent point de l’eau-de-vie au barine. À partir de ce moment, elle se dit une fois pour toutes qu’elle ne pouvait pas compter sur son mari et porta toute son attention sur un seul point : arrondir les propriétés des Golovleff et effectivement en quarante ans elle décupla sa fortune. Douée d’une attention et d’une perspicacité étonnantes, elle guettait les propriétés foncières à vendre, se renseignait secrètement sur leur rendement au conseil de tutelle et se rendait à l’improviste à toutes les enchères. Dans le courant de cette chasse frénétique aux « honnêtes acquisitions » Vladimir Mikhaïlovitch restait toujours à l’arrière-plan et finit par s’abrutir complètement. Au moment où commence ce récit, c’était déjà un vieillard débile qui ne quittait guère son lit et s’il venait par hasard à sortir de sa chambre à coucher, ce n’était que pour passer sa tête par la porte entrebâillée de la chambre de sa femme, lui crier : « Diablesse », et se sauver aussitôt.
De sa nature, Arina Pétrovna était trop indépendante, trop célibataire (si l’on peut s’exprimer ainsi), pour voir autre chose dans ses enfants qu’une charge de plus pour elle. Elle ne se sentait libre que lorsqu’elle était au milieu de ses comptes d’administration et que personne ne venait interrompre ses conversations d’affaire avec les intendants, les starostas7 et les femmes de charge. À ses yeux, les enfants étaient un des « accessoires » inhérents à la vie et contre lesquels elle ne se croyait pas en droit de protester ; ils ne faisaient vibrer en elle aucune corde, perdue comme elle l’était dans les détails infinis de son ménage. Les Golovleff avaient quatre enfants : trois fils et une fille. Arina Pétrovna, n’aimait à parler ni de son fils aîné, ni de sa fille ; son cadet la laissait assez indifférente. Quant au second, Porfirka, le sentiment qu’elle ressentait pour lui était plutôt de la crainte que de l’amour.
Stépane Vladimiritch, le fils aîné, était connu sous les noms de « Stepka8 le nigaud », « Stepka l’insolent ». Et de bonne heure il fut mis au nombre des malpropres. Dès son enfance, il jouait dans la maison le rôle d’un paria ou d’un bouffon. Par malheur, c’était un garçon bien doué et prenant facilement l’empreinte du milieu qui l’entourait. À son père il devait sa polissonnerie inépuisable, à sa mère — le talent de deviner tout de suite le côté faible des gens. Grâce à la première de ces qualités il devint le favori de son père, ce qui augmentait encore la malveillance de sa mère à son égard. Il arrivait souvent que, pendant qu’Arina Pétrovna s’absentait pour vaquer à ses affaires, le père et le fils aîné se rendaient dans le cabinet orné du portrait de Barkoff et là, tout en composant les poésies libres, ils cancanaient, blaguaient et Arina Pétrovna, la sorcière, comme ils l’appelaient, en avait son compte. Mais d’instinct elle devinait leur occupation. Sa voiture s’arrêtait sans bruit devant le perron, elle en descendait et sur la pointe des pieds s’approchait de la porte du cabinet et écoutait l’amusante conversation. Stepka le Nigaud recevait sur-le-champ une correction d’importance, mais il ne se décourageait pas ; les coups et les exhortations le laissaient également insensible et une demi-heure après, il recommençait : tantôt il coupait le fichu de la femme de chambre Annioutka, introduisait des mouches dans la bouche de Vassioutka endormie, ou bien encore pénétrait dans la cuisine et y chipait un pâté qu’il partageait, du reste, avec ses frères, car Arina Pétrovna, par économie, donnait à peine à manger à ses enfants.
— Tu mériterais d’être tué, canaille, lui répétait sans cesse sa mère. — Oui, si je te tuais, personne ne me dirait rien et le Tzar ne me punirait pas pour si peu.
Ces humiliations de chaque instant, infligées à une âme si molle, ne furent pas sans y laisser de traces. Cette éducation n’engendra en Stépane ni protestations, ni irritation, mais elle lui forma un caractère d’esclave, d’une souplesse de pître, sans sentiments et sans prévoyance. Les gens de cette espèce sont sans aucune force de caractère et peuvent devenir n’importe quoi : des ivrognes, des bouffons et même des criminels. À vingt ans, Stépane Golovleff termina ses études dans un lycée de Moscou et entra à l’Université. Son existence d’étudiant était triste. D’abord, sa mère lui donnait juste assez d’argent pour ne pas mourir de faim ; puis il n’avait pas la moindre inclination pour le travail, mais en revanche, il possédait un rare talent d’imitation ; troisièmement, il éprouvait le besoin d’être toujours en société et ne pouvait rester une minute en tête à tête avec lui-même. C’est pourquoi il s’était arrêté au rôle facile de parasite, de pique-assiette et, grâce à sa facile condescendance, il devint bientôt le favori des étudiants riches. Ceux-ci, tout en l’admettant dans leur société, ne le regardaient pas comme leur égal, mais bien comme un bouffon et telle fut bientôt sa réputation. Une fois lancé sur cette pente il s’était laissé aller de plus en plus, si bien qu’à la fin de son dernier trimestre il était devenu bouffon jusqu’à la moelle des os. Néanmoins, grâce à la faculté qu’il possédait de saisir promptement et de retenir ce qu’il entendait, il passa ses examens d’une manière plus que satisfaisante et fut reçu candidat. Lorsqu’il présenta son diplôme à sa mère, celle-ci haussa les épaules et murmura : « Cela m’étonne. » Puis l’ayant gardé un mois à la campagne, elle le renvoya à Pétersbourg lui assignant cent roubles par mois pour si subsistance. C’est alors que commencèrent les démarches et les visites aux administrations et aux chancelleries, car Stépane Vladimiritch n’avait pas de protecteurs et ne se sentait aucunement le désir de se frayer la route par le travail. Le jeune homme avait à tel point pris l’habitude de l’oisiveté que ses idées ne pouvaient plus se coordonner et que les rédactions de mémoires, de rapports, les extraits d’actes même étaient au-dessus de ses forces. Golovleff fut forcé de reconnaître enfin, après quatre années de lutte dans la capitale, que l’espoir de devenir quelque chose de plus qu’un simple employé de chancellerie n’était qu’un leurre. En réponse à ses doléances Arina Pétrovna lui écrivit une lettre qui commençait par ces mots : « Je m’y attendais » et se terminait par une injonction de revenir immédiatement à Moscou. L’on décida ensuite de placer Stepka le Nigaud au Nadvornyi Soude |