LIVRE QUATRIÈME — LA NIÈCE
Judas, néanmoins, ne donna pas d’argent à Pétinka. Cependant, en bon père, il ordonna au moment du départ de garnir le coffre de la voiture de poulet, de veau et de gâteaux. Puis malgré le froid et le vent, il descendit jusqu’au perron pour reconduire son fils, s’assurer qu’il était bien placé et les pieds chaudement enveloppés. Puis rentré dans sa chambre, longtemps encore, il regarda par la fenêtre, envoyant sa bénédiction à l’équipage qui emmenait Pétinka. Il accomplit en un mot tout le cérémonial exigé par la coutume « comme cela se doit entre parents. »
— Ah, Petka, Petka ! disait-il, mauvais fils que tu es, mauvais ! Pensez un peu ce qu’il a fait… ah, ah, ah ! Au lieu de vivre tout doucement, en paix et concorde avec papa et sa vieille grand’mère… Non, tu ne l’as pas voulu ! Nous avons notre tzar dans la tête ! Nous voulons vivre de notre propre cervelle… Voilà où te mène ta cervelle ! Ah ! quel malheur !
Mais pas un muscle de sa physionomie de bois n’avait tressailli, pas une note de sa voix ne ressemblant à un appel à l’enfant prodigue. Du reste, ses paroles n’étaient entendues de personne, car dans la chambre, il n’y avait qu’Arina Pétrovna qui, sous l’effet des secousses qu’elle venait d’éprouver, perdit subitement toute énergie vitale ; elle restait sur sa chaise la bouche béante, sans rien entendre, ni comprendre, regardant devant elle sans penser à rien. Contrairement à l’attente de Pétinka, Porfiry Vladimiritch supporta la malédiction maternelle avec assez de calme, ne s’écartant pas d’un iota des décisions qu’il portait, pour ainsi dire, toutes faites dans sa tête.
Il est vrai qu’il pâlit légèrement et se jeta au devant de sa mère avec ceci :
— Mamenka ! ma chérie ! que Dieu vous garde ! calmez-vous, ma mignonne. Dieu est miséricordieux ! Tout s’arrangera.
Mais ces paroles étaient l’expression de l’inquiétude qu’il ressentait plutôt pour sa mère que pour lui-même. La sortie d’Arina Pétrovna était si inattendue que Judas ne s’était même pas avisé de feindre la frayeur.
La veille encore, mamenka était bonne pour lui ; elle plaisantait, jouait aux dupes avec Evprakséiouchka. Il était donc évident que pour une minute, son esprit s’était égaré et qu’il n’y avait là rien d’intentionné, de vrai. En effet, il avait grand’peur de la malédiction de mamenka, mais il se la représentait tout autrement. À ce sujet, son esprit oisif s’était créé toute une mise en scène : les images, les cierges allumés, mamenka au milieu de la chambre, effrayante, le visage noirci… et elle maudissait ! Puis à un coup de tonnerre, les cierges s’éteignaient, l’obscurité descendait sur la terre et d’en haut, au milieu des nuages, apparaissait la face irritée de Jéhovah environnée d’éclairs. Mais puisque rien de semblable n’arrivait, cela signifiait tout simplement que mamenka ne l’avait pas fait sérieusement, que quelque chose l’avait prise… — et c’était tout ! Et à quoi bon en effet le maudirait-elle réellement puisque ces derniers temps, il n’existait même pas de prétexte à malentendus ? Depuis le moment où il exprima un doute au sujet du tarantass (Judas reconnaissait intérieurement qu’alors, il était fautif et méritait une malédiction) bien du temps s’était écoulé. Arina Pétrovna s’était résignée et Porfiry Vladimiritch était aux petits soins auprès de mamenka, faisant tout pour la tranquilliser.
— Elle est faible, pauvre vieille. Ah, qu’elle est faible ! Par moments, elle commence même à s’oublier ! se disait-il pour se consoler : — quelquefois à peine se met-elle à jouer aux dupes qu’elle sommeille !
Pour être juste, il faut dire que la caducité d’Arina Pétrovna faisait même l’objet de ses inquiétudes. Il ne s’était pas encore préparé à cette perte, il n’avait pas encore eu le temps de méditer, de calculer à quoi se montait le capital de mamenka à son départ de Doubrovino, combien ce capital pouvait-il rapporter de revenu, combien elle pouvait dépenser et combien mettre de côté. En un mot, il n’avait pas encore pensé à ces mille riens, faute de quoi, il était toujours pris à l’improviste.
— La vieille est encore solide ! pensait-il quelquefois : et elle ne mangera pas tout, non, c’est impossible ! Alors qu’elle nous fit le partage, elle avait un joli capital ! Peut-être a-t-elle donné quelque chose aux orphelines… mais non, elle ne peut leur avoir donné beaucoup ! Elle a de l’argent, ma petite vieille, elle en a !
Mais jusqu’alors ces questions ne se présentaient point sérieusement et n’occupaient pas longtemps son cerveau. Les bagatelles quotidiennes étaient déjà trop nombreuses pour qu’elles s’augmentassent de nouvelles, qui, d’autre part, n’étaient d’aucune nécessité immédiate. Porfiry Vladimiritch ajournait donc sans cesse ce travail et ce n’est qu’après la scène de malédiction qu’il s’aperçut qu’il était temps de le commencer. La catastrophe vint du reste avant qu’il s’y attendît. Le lendemain du départ de Pétinka, Arina Pétrovna partit pour Pogorelka pour ne plus revenir à Golovlevo. Durant presqu’un mois, elle demeura en pleine solitude, sans quitter sa chambre et ne se permettant que fort rarement d’échanger une parole, même avec les domestiques. En se levant le matin, elle s’asseyait machinalement à son bureau et machinalement aussi commençait à faire une patience qu’elle ne finissait presque jamais : elle restait comme figée, les cartes en main, le regard fixé sur la fenêtre. À quoi pensait-elle ? et même pensait-elle à quelque chose ? Aucun des plus profonds scrutateurs du cœur humain ne l’eût pu deviner. On pouvait croire qu’elle s’efforçait de se souvenir de quelque chose, (par exemple ceci : comment elle se trouvait là, entre ces quatre murs ?) — et ne le pouvait pas. Alarmée par ce silence, Afimiouchka entrait dans sa chambre, rajustait les coussins qui l’entouraient dans son fauteuil, essayait de la faire parler, mais recevait toujours des réponses brèves et impatientes. Pendant ce temps, Porfiry Vladimiritch était venu deux ou trois fois à Pogorelka, il avait invité mamenka à venir à Golovlevo, s’efforçant d’exciter son imagination par la perspective des oronges, des carassins et autres séductions de sa maison, mais il n’obtenait qu’un sourire énigmatique en réponse à son invitation.
Un matin, elle voulut comme de coutume quitter son lit, mais ne le put. Elle ne ressentait aucune douleur particulière, ne se plaignait de rien ; tout simplement, elle ne pouvait se lever. Cette circonstance ne l’alarma même pas, comme si cela était dans l’ordre des choses. Hier, elle était restée auprès de sa table, pouvant marcher ; aujourd’hui, elle garde le lit, elle se trouve indisposée. Elle se sentait même plus tranquille ainsi. Mais Afimiouchka prit l’alarme et sans rien dire à la barynia expédia un message à Golovlevo. Judas arriva de grand matin le jour suivant ; Arina Pétrovna avait considérablement empiré. Il questionna minutieusement les domestiques sur ce que mamenka avait mangé ; ne s’était-elle pas permis quelque excès ? On lui répondit que depuis longtemps, Arina Pétrovna ne mangeait presque rien et que depuis la veille, elle avait obstinément refusé toute nourriture. Judas exprima son chagrin en agitant les mains, et en fils soucieux, avant d’entrer chez sa mère, se réchauffa près du poêle pour ne pas introduire l’air froid dans la chambre de la malade. Et à l’instant même (il avait au sujet des morts, on ne sait quel flair diabolique) il envoya quelqu’un s’assurer que le pope était chez lui pour le faire appeler le cas échéant, demanda où se trouvait le coffret contenant les papiers et s’il était enfermé, puis s’étant tranquillisé sur ces choses essentielles, il fit appeler la cuisinière et lui donna l’ordre de préparer son dîner.
— Je n’ai pas besoin de beaucoup, dit-il. Vous avez un poulet ? Eh bien, faites-moi un bouillon de poulet. Peut-être aussi avez-vous de la viande salée — vous préparerez un morceau. Puis quelque rôti et c’est tout ce qu’il me faut.
Arina Pétrovna était couchée sur le dos, la bouche entr’ouverte et respirait péniblement. Ses yeux étaient grands ouverts, une main posée par-dessus la couverture en poil de lièvre était un peu relevée et comme figée. Il était évident qu’elle prêtait l’oreille au bruit produit par l’arrivée de son fils ; peut-être aussi les ordres qu’il donnait venaient jusqu’à elle. Grâce aux rideaux abaissés, un demi-jour régnait dans la chambre. La clarté de la lampe devant les images se mourait et on entendait le bruit sec du pétillement de la mèche au contact de l’eau. L’air était lourd et pesant, grâce au poêle surchauffé et aux vapeurs huileuses des lampes et les exhalaisons étaient insupportables. Porfiry Vladimiritch chaussé de bottes de feutre, se glissa comme un serpent près du lit de mamenka ; son corps long et maigre se mouvait mystérieusement dans le crépuscule. Arina Pétrovna le suivait de regards effrayés ou étonnés, — on ne saurait définir — et se raidit sous sa couverture.
— C’est moi, mamenka, dit-il. Qu’est-ce que cela veut donc dire ? Vous vous êtes donc dévissée aujourd’hui ah, ah, ah ! Voici donc pourquoi je n’ai pas dormi cette nuit ! Toute la nuit, comme si quelque chose me poussait… « Il faut que j’aille voir comment se portent les amies de Pogorelka » me disais-je. Et le matin, à peine levé, vite, un traîneau, une paire de chevaux… et me voilà !
Porfiry Vladimiritch poussa un petit rire aimable, mais Arina Pétrovna ne répondait pas et se raidissait de plus en plus sous sa couverture.
— Dieu est miséricordieux, mamenka ! continua Judas — ne vous effrayez pas ! Crachez sur la maladie, quittez le lit et faites un tour de chambre comme une brave femme — comme ça !
Et Porfiry Vladimiritch se leva et montra comment les braves femmes marchent.
— Attendez, laissez-moi relever le rideau et vous regarder. Eh ! mais, vous êtes tout à fait bien, ma chérie ! Il ne faut que vous secouer un peu, prier Dieu, faire un brin de toilette — et aussitôt vous pourrez aller au bal ! Tenez, je vous apporte de l’eau bénite, prenez-en !
Porfiry Vladimiritch tira de sa poche un flacon, prit un petit verre sur la table, la remplit et le présenta à la malade. Arina Pétrovna fit un mouvement pour relever la tête, mais elle ne le put.
— Les… orphelines… gémit-elle.
— Voilà ! les orphelines maintenant ! — Ah ! mamenka, mamenka, comme vous êtes… vraiment ! Une petite indisposition — et vous perdez le courage ! Nous ferons tout ! Et aux orphelines nous enverrons une dépêche et tout sera fait dans son temps. Rien ne presse, n’est-ce pas ? Nous vivrons encore longtemps ensemble. Voilà ! l’été viendra, nous irons au bois, ramasser des champignons, des fraises !… Ou bien, nous irons à Doubrovino pêcher des carassins ! nous ferons atteler les vieux rouans et nous irons, tout doucement, tout doucement, cahin-caha ! — Et nous sommes là !
— Les orphelines… répéta Arina Pétrovna.
— Et les orphelines viendront. Attendez un peu et nous viendrons tous ! Nous viendrons, nous nous réunirons tous autour de vous. Vous serez la poule et nous serons vos poussins. Et pourquoi n’êtes-vous pas sage et inventez-vous de tomber malade ? Quelle invention ! en effet ! la vilaine plaisante !… ah, ah, ah ! au lieu de donner l’exemple aux autres ! Ce n’est pas bien, ma chérie, non, ce n’est pas bien !
Mais malgré tous les efforts de Porfiry Vladimiritch, malgré les discours et les plaisanteries dont il essayait de relever son courage, les forces d’Arina Pétrovna diminuaient à vue d’œil d’heure en heure.
On envoya en ville chercher le docteur. La malade ne discontinuait pas d’appeler les orphelines, et Judas écrivit de sa propre main une lettre à Anninka et à Lioubinka, lettre où il comparait leur conduite à la sienne, se qualifiait de chrétien et les traitait d’ingrates. À la nuit arriva le docteur, mais il était déjà trop tard. Arina Pétrovna fut, comme l’on dit, perdue en un jour. À trois heures commença l’agonie et à six heures du matin, Porfiry Vladimiritch se tenait déjà à genoux près du lit de sa mère, gémissant.
— Mamenka, chère amie, bénissez-moi.
Mais Arina Pétrovna n’entendait plus. Ses yeux grands ouverts, au regard terne, fixaient l’espace comme si elle s’efforçait de comprendre quelque chose, mais sans y pouvoir parvenir. Judas ne comprenait pas non plus. Il ne comprenait pas que la tombe qui s’ouvrait devant lui emportait le dernier lien qui l’attachait au monde des vivants, le dernier être avec lequel il pouvait partager la poussière qui l’emplissait, et que dorénavant cette poussière, sans trouver d’issue, s’accumulerait en lui jusqu’au jour où elle l’étranglerait définitivement. Avec son trémoussement habituel, il se plongea dans l’abîme des bagatelles qui accompagnaient le cérémonial de l’enterrement, faisait dire des requiem, ordonnait les prières qu’on dit pendant quarante jours pour l’âme des trépassés, conversait avec le pope, passait d’une chambre à l’autre, traînant ses pieds, pénétrait de temps à autre dans la salle à manger où se trouvait le corps de la défunte, faisait des signes de croix, levait les yeux au ciel, étendait les bras, il se réveillait la nuit, s’approchait à pas de loup de la porte, écoutait la lecture monotone du chantre, etc. Il était agréablement étonné de n’avoir aucune dépense particulière à faire, car Arina Pétrovna avait mis de côté une somme pour son enterrement et en avait indiqué l’emploi d’une façon très détaillée.
Après avoir enterré sa mère, Porfiry Vladimiritch s’occupa immédiatement de mettre ses affaires en ordre. En dépouillant ses papiers, il trouva une dizaine de testaments (dans l’un d’eux, elle le nommait « irrespectueux »), tous écrits alors qu’Arina Pétrovna était une barynia autoritaire, mais aucun n’était en due forme, ce n’étaient que des projets. Judas fut donc très content de n’avoir ainsi nul besoin de recourir à aucun compromis de conscience pour se déclarer l’unique héritier légal de tout le bien laissé par sa mère. Ce bien consistait en un capital de quinze mille roubles, un pauvre mobilier parmi lequel se trouvait le fameux tarantass qui faillit amener la discorde entre la mère et le fils. Arina Pétrovna séparait soigneusement ses comptes personnels de ceux de la tutelle, de sorte qu’on voyait aussitôt ce qui était à elle et ce qui appartenait aux orphelines. Judas sans tarder se déclara donc l’unique héritier légal, scella les papiers se rapportant à la tutelle, distribua aux domestiques la pauvre garde-robe de sa mère ; quant aux tarantass et aux deux vaches d’Arina Pétrovna qui dans son inventaire étaient désignées comme « miennes », il les expédia à Golovlevo, puis après avoir célébré le dernier requiem, il s’en retourna chez lui.
— Attendez les propriétaires, dit-il aux domestiques, assemblés dans le vestibule pour le reconduire ; si elles viennent tant mieux… sinon, c’est leur affaire ! Moi, de mon côté, j’ai fait tout ce que je devais. J’ai mis en ordre les comptes de la tutelle, je n’ai rien caché, rien celé, tout s’est passé sous les yeux de tout le monde. Le capital, resté après mamenka, m’appartient d’après la loi ; le tarantass et les deux vaches que j’ai envoyés à Golovlevo sont aussi miens de par la loi. Peut-être encore quelque chose m’appartenant est resté ici, mais n’importe, Dieu lui-même ordonne de venir en aide aux orphelins. Je regrette ma mère, c’était une bonne vieille soucieuse ! vous voyez qu’elle a pensé à vous aussi ; elle vous a laissé sa garde-robe. Ah, mamenka, mamenka ! Ce n’est pas bien de votre part, chère amie, de nous avoir laissés orphelins. Mais, puisque Dieu l’a voulu, nous devons nous soumettre à sa sainte volonté. Pourvu que votre âme se trouve bien, et pour nous… il n’y a pas à s’en occuper.
La première tombe à peine fermée, un seconde s’ouvrit. Porfiry Vladimiritch se comporta au sujet du malheur de son fils d’une façon assez singulière. Il ne recevait pas de journaux, n’entretenait de correspondance avec personne pouvant lui fournir des renseignements sur le procès où avait figuré Pétinka. Il est même douteux qu’il eût envie d’apprendre quelque chose à ce sujet. En général, c’était un homme qui faisait son possible pour éviter toute inquiétude, qui s’était plongé jusqu’aux oreilles dans la boue des bagatelles, était tout occupé de sa propre conservation, et dont l’existence n’avait laissé aucune trace derrière elle. Le monde renferme passablement de gens de cette sorte, vivant d’une vie isolée, ne sachant ou ne voulant s’associer à quoi que ce soit, ne voulant prévoir ce qui les attend au moment d’après, et crevant comme crèvent les bulles de pluie d’orage. Ils n’ont point de relations amicales, car pour l’amitié l’existence d’intérêts communs est indispensable, ni relations d’affaires, car même dans les affaires aussi dépourvues de toute vie que le sont celles de la bureaucratie, ils manifestent une absence de vitalité poussée à un degré insupportable. Trente ans durant, Porfiry Vladimiritch s’était rendu à son bureau, puis un beau matin, il avait disparu et personne ne s’en était aperçu. Il apprit donc le dernier le sort de son fils, lorsque cette nouvelle se fut déjà répandue parmi les gens de service. Ici encore, il fit mine de ne rien savoir. Et lorsqu’un jour, Evprakséiouchka essaya de mentionner le nom de Pétinka, Judas, agitant les mains, s’écria :
— Non, non, non ! je ne sais rien, je n’ai rien entendu et ne veux rien entendre. Je ne veux pas connaître ces sales affaires.
Mais enfin il fut obligé de « connaître. » Il arriva une lettre de Pétinka, informant son père de son prochain départ pour un gouvernement éloigné et demandant si papenka avait l’intention de lui envoyer de l’argent dans sa nouvelle situation. Tout le jour qui suivit la réception de cette lettre, Porfiry Vladimiritch demeura dans une visible perplexité, il passait d’une chambre à l’autre, pénétrait dans la chapelle, faisait des signes de croix et poussait des gémissements. Vers le soir cependant, il reprit ses esprits et écrivit :
« Piotre, fils criminel !
Comme sujet fidèle de l’Empire russe, obligé de respecter les lois, je ne devrais même pas répondre à ta lettre. Mais comme père, sujet aux faiblesses humaines, je ne puis, par sentiment de compassion, refuser un bon conseil à mon enfant tombé par sa propre faute dans l’abîme du mal. Ainsi voici sommairement mon opinion à ce propos. La punition qu’on t’a infligée est pénible, mais pleinement méritée par toi — telle est la première et la principale pensée qui, dorénavant, doit t’accompagner dans ta nouvelle vie. Et tu dois abandonner tes autres caprices et même jusqu’à leur souvenir, car dans ta position, tout ceci ne peut qu’irriter et pousser à la révolte. Tu as déjà goûté des fruits amers de l’arrogance, essaye maintenant de manger les fruits de l’humilité, d’autant plus que tu n’as à compter sur rien d’autre dans la vie. Ne te plains pas de ta punition, car les autorités ne te punissent même pas, puisqu’elles te donnent les moyens de te corriger. Remercier et tâcher de réparer ce que tu as fait — voilà à quoi tu dois penser sans cesse et non à un passe-temps luxueux, passe-temps que je n’ai jamais eu moi-même, quoique je ne me sois jamais trouvé appelé devant la justice. Suis ce conseil de sagesse et renais à une nouvelle vie, te contentant de ce que les autorités dans leur bonté trouveront utile de t’ordonner. Et moi, de mon côté, je prierai le Dispensateur de tous biens de t’envoyer la fermeté et l’humilité. Ce jour même où j’écrivis ces lignes, je suis allé à l’église et j’ai prié ardemment pour toi. Sur ce, je te bénis dans ta nouvelle vie et je reste
Ton père indigné, mais persistant encore à t’aimer.
PORFIRY GOLOVLEFF »
On ne sait pas si cette lettre parvint jusqu’à Pétinka, mais un mois au plus après son envoi, Porfiry Vladimiritch reçut l’avis officiel que son fils était mort à l’hôpital d’une des villes qu’il devait traverser en se rendant au lieu de sa déportation. Judas se trouva seul, mais pourtant il ne comprit pas encore qu’avec cette nouvelle perte, il était lancé définitivement dans le vide, face à face avec des balivernes. Ceci arriva bientôt après la mort d’Arina Pétrovna au moment où il était entièrement plongé dans les comptes et les calculs. Il relisait les livres de la défunte, vérifiait chaque kopeck, recherchait les liens de ces kopecks avec ceux de la tutelle, ne voulant pas, comme il disait, s’approprier l’argent d’autrui ou perdre quoique ce fût du sien. Au milieu de toutes ces occupations, il ne s’était même jamais demandé pourquoi il faisait tout cela et qui profiterait des fruits de son tracas. Du matin au soir, il restait cloué à son bureau, critiquant les règlements de la défunte et rêvant, de sorte que, grâce à cette occupation, il négligea peu à peu les comptes de son propre ménage.
La maison maintenant était plongée dans le silence. Les domestiques qui, autrefois, aimaient à passer leur temps dans les bâtiments de service désertaient actuellement la maison presque toujours et lorsqu’ils apparaissaient dans les chambres, ils marchaient sur la pointe des pieds et parlaient à demi-voix. On sentait quelque chose de mort et dans cette maison, et dans cet homme ; quelque chose d’on ne sait quoi qui vous donnait une peur involontaire et superstitieuse. Les crépuscules qui enveloppaient Judas devaient de jour en jour devenir plus épais. Au carême, lorsque la saison des spectacles fut terminée, Anninka arriva à Golovlevo et déclara que Lioubinka ne pouvait venir avec elle, car elle avait pris un engagement pour tout le carême et devait se rendre à Romny, Izioum, Krementchoug, ainsi que dans quelques autres petites villes pour chanter dans plusieurs concerts. Durant sa courte carrière artistique, Anninka s’était considérablement développée. Ce n’était plus cette jeune fille naïve, anémique et un peu molle qui, à Doubrovino et à Pogorelka, en se balançant disgracieusement, fredonnait entre ses dents ou flânait d’une chambre à l’autre comme si elle ne savait où mettre sa personne. Non, c’était une jeune fille tout à fait accomplie, aux manières assurées et même un peu libres et dont on pouvait dire qu’elle n’avait pas la langue dans sa poche. Son aspect avait aussi subi des changements et frappa assez agréablement Porfiry Vladimiritch. Devant lui se trouvait une femme de haute taille, bien faite, la poitrine développée, d’un visage au teint coloré et animé par de grands yeux gris à fleur de tête ; encadré de belles tresses cendrées retombant lourdement sur sa nuque. Cette femme était visiblement consciente d’être réellement cette « Belle Hélène » après laquelle messieurs les officiers étaient condamnés à soupirer. Elle était arrivée à Golovlevo de grand matin et aussitôt s’était retirée dans sa chambre d’où elle sortit pour venir prendre le thé dans la salle à manger, vêtue d’une magnifique robe de soie à longue traîne qu’elle savait manœuvrer très adroitement au milieu des chaises. Certes, Judas aimait son Dieu plus que tout autre choses, mais cela ne l’empêchait pas d’avoir du goût pour les jolies et surtout les belles femmes. Aussi, après avoir d’abord béni Anninka d’un signe de croix, l’embrassa-t-il sur les deux joues avec on ne sait quelle précision particulière, en jetant sur sa poitrine un regard si étrange qu’Anninka sourit imperceptiblement. On se mit à table pour prendre le thé ; Anninka leva les deux bras et s’étendit en bâillant.
— Ah, oncle, comme c’est ennuyeux chez vous ! dit-elle.
— C’est joli ! À peine arrivée — que cela lui paraît ennuyeux. Lorsque tu auras passé quelque temps avec nous, peut-être alors cela te semblera-t-il gai ! répondit Porfiry Vladimiritch dont les yeux prirent tout à coup une expression mielleuse.
— Non, ce n’est pas intéressant ! Qu’y a-t-il ici ? De la neige aux alentours ; pas de voisins… Je crois cependant qu’un régiment stationne ici ?
— Et un régiment stationne, et il y a des voisins aussi, mais, à vrai dire, cela ne m’intéresse pas. Du reste si…
Porfiry Vladimiritch lui jeta un regard, mais au lieu de finir sa phrase, il laissa échapper un léger soupir. Peut-être aussi s’arrêta-t-il avec intention voulant piquer sa curiosité de femme ; en tout cas, le même sourire imperceptible effleura les lèvres d’Anninka. Elle s’accouda sur la table, regardant fixement Evprakséiouchka qui, toute rouge, lavait les verres et la regardait aussi de ses grands yeux ternes.
— C’est ma nouvelle économe… une femme zélée ! dit Judas.
Anninka fit un petit signe de tête et se mit à fredonner |