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Envoyé par Tony. Ronsard élégie Sans ame, sans esprit, sans pouls et sans haleine, Je n’avois ny tendon, ny artere, ni veine, Qui dissoute ne fut du combat amoureux. Mes yeux estoient couverts d’un voile tenebreux, Mes oreilles tintaient, et ma langue seichée Estoit à mon palais de chaleur attachée. A bras demi-tombez ton col j’entrelaçois ; Nul vent, de mes poumons, pasmé, je ne poussois ; J’avois devant les yeux ce royaume funeste, Qui jamais ne jouist de la clairté celeste, Royaume que Pluton pour partage a voulu, Et du vieillard Charon le bateau vermoulu. Bref, j’estois demi-mort, quand tes poumons s’enflerent, Et d’une tiede haleine en souspirant soufflerent, Un baiser dans ma bouche, entrecoupé de coups De ta langue lezarde, et de ton ris si doux : Baiser vivifiant, nourricier de mon ame, Dont l’alme, douce, humide et restaurant flame Esloigna de mes yeux mon trépas et ma nuict, Et feit que le bateau du vieillard qui conduit Les ames des amants à la rive amoureuse, S’en alla sans passer la mienne langoureuse. Ainsi je fus guary par l’esprit d’un baiser. Il ne faut plus, Maistrese, à tel prix appaiser Ma chaleur Cyprienne, et mesmement à l’heure Que le Soleil ardent sous la Chienne demeure, Et que de son rayon chaudement escarté Il brusle notre sang, et renflame l’esté. En ce temps faisons tréve, espargnons notre vie, De peur que mal-armez de la philosophie, Nous ne sentions soudain, ou après à loisir, Que tousjours la douleur voisine le plaisir. _______________________________ [L’exposé comporte deux parties : une explication proprement dite dans la première partie, un élargissement à la question du pétrarquisme, et en particulier du pétrarquisme ronsardien, dans la deuxième.] L’ambiguïté du texte vient de son incertitude entre le sérieux et le badinage : est-ce seulement par jeu que Ronsard s’ingénie à rapprocher l’amour et la mort, ou au contraire le poète est-il sérieux lorsqu’il nous invite à réfléchir sur ces liens mystérieux qui unissent de façon paradoxale Éros et Thanatos ? En apparence, le jeu domine, comme en témoignent la rapidité de la résurrection (v. 18-19) et l’aspect pseudo-philosophique de la chute, d’où toute notation de l’émoi et du vertige ont disparu. Ronsard n’est pas sérieux. Pourtant, tout le poème, sous son apparence, détachée, souligne la double proximité de l’amour et de la mort, de la souffrance et du plaisir. Sous la plaisanterie, il semble bien que nous ayons une illustration de l’érotique ronsardienne et de sa complexité, ce que je vais tenter de vous montrer.
Le poète décrit l’état d’abandon qui succède à l’amour. Si les poèmes sur les souffrances de l’amour sont nombreux, dans la plupart d’entre eux ces souffrances sont liées à l’insatisfaction et aux refus de la maîtresse, éventuellement à la jalousie envers le rival. Or il apparaît ici que l’amour comblé apporte lui aussi son lot de souffrances. Ronsard choisit en effet de commencer son poème à l’instant précis qui suit le trop éphémère éblouissement de la jouissance, au moment où tous ses souhaits de l’amoureux ont été exaucés et où l’organisme s’apaise. L’évocation de cette seconde tellement attendue, tellement espérée, vers laquelle tendait, on l’imagine, toutes les forces de l’amant, n’est pas décrite sur le mode fait pas l’objet d’une description heureuse. Au contraire, c’est un récit funèbre qui nous est donnée à lire. Dans un curieux dédoublement de lui-même, le poète décrit non la joie de l’amour comblé, mais l’expérience par définition indescriptible de sa propre mort, et de surcroît au passé. Très vite, dès le vers 3 et l’apparition de l’oxymore pétrarquiste du “ combat amoureux ”, le lecteur comprend qu’il ne s’agit pas réellement d’une narration post mortem de son trépas par le poète, mais d’une hyperbole renvoyant au moment d’engourdissement et de léthargie qui suit immédiatement l’orgasme sexuel. Ronsard, certes, ne fait preuve d’aucune originalité lorsqu’il décrit cet état comme tout semblable à la mort – on sait depuis longtemps qu’au paroxysme du plaisir amoureux succède “ la petite mort ”, moment où se relâchent tous les muscles (v. 7 : absence de vigueur) et où l’assouvissement brutal du désir laisse place dans l’âme à un sentiment de vide et, d’après toute une tradition littéraire qui va d’Ovide à Mallarmé en passant par saint Augustin, à une impression de profonde tristesse et de mélancolie : c’est au paroxysme de la fête des sens que le poète découvre, en effet, cette tristesse bien connue de la chair. Le comble du plaisir se fait souffrance et épreuve – la douleur voisine le plaisir, ou plutôt, le plaisir est en même temps souffrance : ces deux sensations que l’on ressent intuitivement comme opposées se révèlent, à la faveur de l’acte amoureux et de la poésie, parfaitement identiques. Les contraires se rejoignent, les opposés coïncident : cette coïncidence des opposés, qui est un des principes de la science renaissante, donne toute sa force au beau paradoxe pétrarquiste, mais on reviendra sur ce point. Ce qu’il importe ici de constater, c’est qu’au terme du désir ne se trouve pas la satiété repue et tranquille espérée par l’amant, mais au contraire une mélancolie profonde et un sentiment atroce, intolérable, de la vanité du monde, du vide de la vie, qui se traduit par les images macabres et cadavériques. Pendant les douze premiers vers, Ronsard décide donc de prendre au sérieux cette image conventionnelle, et décrit la petite mort du plaisir sexuel comme une mort véritable, pour en faire mieux sentir les affinités profondes : Éros et Thanatos, l’Amour et la Mort, qu’on croirait si opposés, se ressemblent étrangement jusqu’à se confondre. Cette proximité, dont joue Ronsard ici, nous rappelle que tout désir, au fond, ne tend qu’à sa propre mort, que désirer, c’est toujours désirer ne plus désirer, et qu’au fond tout désir n’est jamais qu’un désir de mort, la mort du désir confinant en effet à la disparition de l’être en tant qu’être de désir. Le poète découvre dans l’acte amoureux qu’Eros et Thanatos sont inséparables. Aussi, à l’intensité du plaisir et à la fin brutale du désir succède inévitablement la pensée anxieuse de la mort, dont le poète éprouve dès à présent les inquiétants symptômes : v. 1 absence de souffle vital (esprit), absence de conscience, arrêt des fluides vitaux et des mouvements physiques de la vie ; cette mort est à la fois spirituelle et corporelle (v. 1) . Ne reste qu’un sentiment de dissolution, de fragmentation, de dispersion des membres écartelés à la suite du combat amoureux comme ils le seraient au terme d’un combat guerrier qui aurait laissé son corps déchiqueté par l’ennemi. Dans le vertige de la jouissance, Ronsard ressent en effet la menace de sa propre dissolution, ce qui l’amène à décriree comme une agonie la disparition du désir dans la satisfaction amoureuse; le spasme amoureux ressemble vraiment trop à la convulsion de la mort. D’où, dans notre texte, cette délectation morose, plus ou moins authentique, plus ou moins jouée, qui pousse le poète à décrire sa mort future en évoquant la petite mort présente: elle est ressentie comme un morcellement de l’être, si détruit par la violence et l’intensité de l’expérience amoureuse qu’il ne parvient plus à maintenir l’unité de son moi disloqué ; cette agonie se caractérise aussi par une impression de sécheresse intérieure insupportable – dans l’ancienne médecine, la vie dépend, nous l’avons vu la semaine dernière, de liquides vitaux répandus à travers le corps, et l’acte amoureux a abouti à une déperdition de ces liquides, d’où cette sensation d’aridité qu’aucune humidité ne vient plus apaiser. Au lieu de nous décrire le plaisir de l’amour, Ronsard nous le montre comme source de souffrances qui troublent tous les sens : yeux, oreilles et langues sont frappées d’impressions pénibles et douloureuses. Le pire réside peut-être dans les visions macabres et cauchemardesques provoquées par cette agonie: malgré l’euphémisation qu’offre le recours aux figures mythologiques – celle-ci évoque la hantise de la disparition en l’adoucissant par des images – c’est bien la peur du néant et du trépas inévitable qui se dissimule derrière les antonomases fabuleuses (Pluton, Charon). Quel est le sens de cette hallucination ? Elle ne renvoie pas seulement aux symptômes physiques de la “ petite mort ”, mais aussi, plus profondément, à une inquiétude existentielle : le poète, que la jouissance a privé de son désir, rentre en lui-même, et prend soudainement conscience de la vanité de toutes choses. On songe à la thématique du divertissement rendue célèbre par Pascal, mais bien présente dans toute la tradition moraliste depuis l’Antiquité (cf. Sénèque, De Tranquilitate animi, de vita beata, etc.) : le désir est ce qui nous fait oublier notre condition mortelle – c’est ce que Pascal appelle le divertissement. Pendant que nous courons après un objectif futile – ici la possession de la maîtresse – nous oublions que cette vaine possession n’apportera pas le bonheur et, une fois assouvi le désir, reste ce qui fait le fond de notre être : l’angoisse de la mort au bout de notre course. La “ petite mort ” possède ainsi une double valence, corporelle et morale (ces deux notations s’entremêlent partout dans le texte) : au désir et au plaisir succèdent non seulement l’accablement de la chair, mais aussi celui de l’âme, en proie à la peur de la disparition. Rien ne vient plus s’interposer entre sa conscience et la certitude de l’anéantissement. C’est ainsi à plus d’un titre que cette petite mort est décidément l’image et la prémonition de la grande – le sentiment de désarroi corporel et certitude de la marche au tombeau succèdent aux éphémères plaisirs de l’amour. Bien plus qu’au phénomène d’asthénie et d’accablement qui succède au combat amoureux, les enfers mythiques renvoient en effet bien plus à l’angoisse terrifiante et métaphysique éprouvée par Ronsard, que le bonheur de l’amour heureux a dépouillé de son désir. On ne saurait imaginer plus raffinée variation sur le vers fameux d’Ovide : Post coïtum animal triste – après l’amour, la bête est triste.
Une deuxième partie, qui obéit à un principe d’organisation interne similaire à la première, raconte le retour à la vie : c’est le baiser de la maîtresse qui apaise les souffrances de l’amant, selon la logique de la médecine allopathique qui préconise de soigner le mal par son contraire – ce principe, qui est encore celui de la médecine actuelle, remonte à la Grèce d’Hippocrate et de Galien. La perte du souffle au v. 1 est compensée le souffle issu des poumons de la Dame ; la sécheresse qui collait la langue sur le palais est guérie par l’humidité du baiser ; autre parallèle entre les deux parties du texte : elles sont toutes les deux closes par l’image de Charon, reprise par la périphrase “ le bateau du vieillard qui… ”. À la mort succède la résurrection, grâce à une femme maternelle (“ nourricier ”, v. 17) qui guérit le mourant. Dans ce texte ambigu à la tonalité si incertaine, la femme est elle aussi particulièrement équivoque : dans cette deuxième partie de l’élégie, elle est à la fois la meurtrière qui tue, et la mère qui donne et conserve la vie ; elle est le vampire qui absorbe le poète et la substance même du poème, et la mère qui donne sa substance : on a ici la même connexion entre la femme vampirique et la femme maternelle que chez Baudelaire, par exemple. Ce traitement complexe de la femme, tantôt rassurante et tantôt inquiétante, est un des éléments qui nous invitent à chercher sous la légèreté le poids d’une méditation d’ordre existentiel.
Alors que le texte semblait s’achever avec le vers 23, dont la structure est conclusive, le poète relance le poème : il cesse son récit et commence un discours à la Dame qui sera en même temps une exhortation, et presque un reproche : le prix à payer pour cette résurrection est trop élevé. Cette fin de texte compose aussi une leçon. La traversée de la mort constitue, traditionnellement et dans toutes les cultures, une épreuve initiatique qui permet au héros d’accéder à une connaissance supérieure. Tous les grands héros ont dû, pour devenir véritablement héroïques, franchir les portes des enfers et en revenir : Ulysse, Enée, Hercule dans la mythologie grecque, Dante dans l’Italie du XIIIe siècle… Ici, le poète revient effectivement des portes de la mort porteur d’un savoir nouveau, qui lui permet de conclure le poème dans la troisième partie : douleur et plaisir sont inséparables, de même qu’Éros et Thanatos ne sont jamais loin l’un de l’autre, telle est la leçon que le poète retire de son expérience amoureuse. Ronsard (le poète) dégage de ce voyage aux frontières du pays des morts non seulement un savoir, mais une morale – une morale de l’économie et de l’épargne (“ prix ” trop élevé, “ épargnons ”). À la logique de la dépense totale qui préside au désir amoureux, jusqu’à aboutir à l’extinction de l’être démuni de sa puissance vitale (comme en témoigne la sécheresse vue plus haut), se substitue une logique de la thésaurisation. C’est que le poète a pris conscience du cercle infernal que constituait la dialectique sans issue du désir et de sa satisfaction : pour rendre vie au poète, la maîtresse a dû en effet réveiller son désir ; mais le poète, devenu étrangement philosophe, souhaite d’échapper à cette roue infinie qui mène du désir à la petite mort et à ses angoisses morbides, dont seul le désir peut le libérer. [Pascal dirait aussi que c’est un étrange paradoxe que de chercher le repos par le divertissement]. Le bonheur semble donc être pour Ronsard, comme pour Baudelaire, de s’aimer doucement. Les deux derniers vers ne sont pas sans faire songer en effet au vers des Fleurs du mal “ aimons-nous doucement ”, tout le problème consistant à trouver le secret d’un amour minimal qui apporterait les plaisirs de l’amour, mais sans les mener au point qu’on ne les distingue plus de la douleur, et pour finir de la mort. Mais cet idéal est une illusion inaccessible, car l’amour est par essence du côté de l’excès, de la dépense vitale et énergétique, et s’accommode mal du relatif. C’est pourquoi l’image de la femme oscille entre la mère nourricière qui guérit, et la femme-serpent tentatrice suggérée par la “ langue lézarde ” et dans une moindre mesure par le rire (c’est le diable qui rit, tandis que le Christ pleure) : la femme serpent excite un désir mortifère qu’elle seule peut soigner. Ces deux derniers vers sont une allusion au platonisme, pour qui le plaisir n’est que la satisfaction consécutive à un sentiment de souffrance pré-existante : boire n’apporte du plaisir que parce que cela apaise la souffrance de la soif ; la sagesse consiste dans la suppression de l’un et de l’autre, du plaisir et de la souffrance – c’est ce que Ronsard conseille à sa maîtresse, afin d’échapper au cycle infernal du désir amoureux et d’une satisfaction qui n’aboutit bientôt qu’à exacerber davantage ce désir, sans qu’aucun repos ne puisse jamais être trouvé. L’ambiguë maîtresse est une figure divine, puisqu’elle rend la vie au poète de la même manière que le Dieu de la Genèse donne vie aux enfants du limon, en soufflant sur eux ; mais la régénération qu’elle offre ici au poète n’est possible qu’en rendant vie au désir, ce désir terrible dont on a vu le goût amer qu’il laissait, qu’il fût ou non couronné par la jouissance à laquelle il tend : voilà pourquoi Ronsard trouve le prix trop élevé. Animé d’un désir en quelque sorte religieux, il rêverait de supprimer le désir sans supprimer l’amour, et de connaître un Éros doux sans l’amertume de Thanatos – vœu impossible, bien sûr, car ils sont consubstantiellement liés l’un à l’autre. Vivre, c’est désirer, et désirer mène à la mort – la petite aujourd’hui, et la grande demain, qui n’en sera au fond que la version définitive, mais sur le fond identique. -> économie du désir est ainsi à entendre en deux sens : il renvoie à la compréhension de son fonctionnement (économie d’un système=agencement, articulation des parties d’un système, c’est le premier sens), mais aussi à l’usage parcimonieux qu’il convient d’en faire pour éviter les excès mortifères auxquels il mène. Le texte s’achève sur le paradoxe d’un désir, par définition du côté de la dépense, et de la parcimonie avec laquelle il conviendrait d’en user. CCL première partie : Un texte au premier abord léger, donc. Le ton badin sur lequel Ronsard choisit d’achever le poème vient du décalage entre la légèreté du propos, et la gravité, la solennité du recours à Platon et aux subtilités de la pensée du grand philosophe. Mais ce ton léger, au fond n’est qu’un masque très sérieux, qu’adopte Ronsard soit par pudeur, soit par crainte devant une vérité trop grave pour être abordée sans précaution. Ce texte comporte sans doute un effet conjuratoire : le ton léger dit le vertige d’une manière qu’on présume dès lors inoffensive – il y a un jeu entre la gravité et la plaisanterie. L’ensemble du poème vise ainsi à dire l’expérience érotique en termes de mort. Cela signifie deux choses : 1) la proximité entre ces deux notions : l’expérience érotique donnant une idée de ce que peut être la réalité de la mort et l’expérience de la mort, si tant est qu’on puisse utiliser ce mot pour un événement par essence singulier. 2) cela signifie aussi, deuxièmement, l’impossibilité de die transcrire l’expérience érotique, si ce n’est au moyen d’images de mort : Pluton, Charon, le nocher des enfers ; notez la symétrie : Charon apparaît à la fin de la première et à la fin de la seconde partie (12+20) Deux mots aussi sur la fonction de ces innombrables références mythologiques, qui nous paraissent si curieuses aujourd’hui et semblent compliquer tellement la lecture, puisque la culture humaniste est complètement disparu aujourd’hui. En fait, ces allusions sont bien sûr un hommage rendu à une Antiquité que Ronsard vénérait, mais leur véritable fonction est de donner à voir des réalités ineffables, de faire passer le sentiment dans le domaine de la vision : “ devant les yeux ”, v. 9. Le vertige amoureux, qui confine à l’expérience de la mort, est foncièrement indicible (notez les quatre privatifs sans au vers 1, et les trois ni au vers 2). La mythologie fournit des images qui permettent de dire quand même ce qui ne semble pas pouvoir se dire.
Si les modernes doutent de Ronsard, c’est à cause de l’emploi d’une rhétorique stéréotypée, commune à tous les auteurs de la période (et d’après), et connue sous le nom de “ pétrarquisme ” (étiquette au demeurant un peu facile, car Pétrarque n’a pas tout inventé, les images pétrarquistes ayant surtout été mises au point par ses prédecesseurs). Ce pétrarquisme est massivement présent dans les Amours de Cassandre, bcp moins dans les Amours de Marie, parce que ce recueil s’adresse théoriquement à une paysanne, mais d’une manière générale Ronsard est demeuré plus longtemps fidèle au pétrarquisme que Du Bellay, qui s’en méfie très rapidement.
Quels sont les éléments pétrarquistes que nous découvrons ici : 1) le thème du combat amoureux : l’amour est une lutte, - à la fois entre l’homme et la femme (le désir masculin se heurtant au refus de la femme, au rival ou à la mort, par exemple – la Laure de Pétrarque meurt de la peste en 1348) - mais aussi à l’intérieur du poète lui-même, car l’amour libère des forces antagonistes et crée un désordre dans l’âme ; c’est pourquoi, à la fin du poème, le poète réclame une “ trêve ” 2) le goût de l’antithèse : tout le texte est construit sur une opposition entre la mort et la vie, ou plutôt tout le texte est placé sous le signe d’une oscillation. 3) le goût de l’oxymore – attention, c’est une figure très différente de l’antithèse : l’antithèse disjoint, l’oxymore conjoint, l’oxymore, en maintenant deux éléments contradictoires dans le même énoncé, dans le même syntagme, parvient à les faire coexister ensemble, d’une façon qui défie la logique. Ici : “ l’humide flamme ” : la vie, aux yeux des médecins du XVIe siècle, possède en elle-même quelque chose de paradoxale, car elle provient de l'équilibre fragile entre des qualités contraires (sécheresse+humidité; froideur+chaleur); l'évocation de l'humide flamme est donc bien autre chose qu'un jeu précieux et gratuit, pétrarquisant au mauvais sens du terme, visant à conjoindre de façon spirituelle et brillante la chaleur morale et abstraite de l'amour et l'humidité, toute matérielle et concrète, du baiser. Il s'agit en fait de rendre, grâce à des moyens littéraires, l'idée que la vie elle-même est un fragile équilibre du sec et du froid; l'humide flamme, au delà du jeu de mots, renvoie au principe vital, transmis par le baiser de la maîtresse. 4) La tentation des hyperboles, des périphrases emphatiques : “ la chaleur cyprienne ” pour la périphrase, l’exagération dans la description des symptômes de la petite mort (ni tendon, ni artère…) ; l’hyperbole de la description de la mort. 5) L’utilisation d’un arsenal d’images stéréotypées : l’amour comme flamme, flèche, poison (ici nous avons la flamme, métaphore filée par les termes de chaleur et de dessèchement). Ces traces de pétrarquisme sont-elles des clichés? Ronsard a-t-il eu tort de persister à les employer, alors que Du Bellay, par exemple, à préférer y renoncer, les jugeant trop artificielles et désuètes? En fait, Ronsard ne reprend ces motifs que parce qu'ils s'accordent avec ce qu'il veut en dire. Ils sont parfaitement justifiés, et ne constitue en rien une convention gratuite, ni chez Pétrarque ni chez Ronsard.
Vous connaissez l'histoire de Pétrarque (1304-1374). Humaniste italien, il oscillait entre son goût pour les honneurs et une aspiration à la retraite et au repos. Il écrivit toutes sortes d'ouvrages littéraires, et pas slmt de la poésie amoureuse, même si par cet aspect qu'il resta célèbre. Vous connaissez sa rencontre avec Laure de Noves, le 6 avril 1327 en l'église de Sainte-Claire à Avignon, qui lui inspira une violente passion, sans doute, mais surtout de nombreux vers dont la plupart sont réunis dans le Canzoniere (Le Chansonnier) en 1370. De cette Maîtresse, on ne sait presque rien – elle était belle, avait des tresses blondes, et meurt pendant la peste de 1348, ce qui ne contribua qu'à purifier encore sa passion). C'est pour la chanter qu'il élabore ces savantes antithèse, oxymores et métaphores qui, dès le temps de Du Bellay, semblent si rebattues et convenues, mais qui étaient parfaitement adaptées à l'expression de cette passion et surtout à son projet poétique. Chez Pétrarque, ces images traduisent 1) l'épreuve du moi que constitue l'amour: dans l'amour, le moi est soumis à des forces qui le dépassent et lui font sentir sa précarité. L'amour constitue toujours un défi à l'intégrité du moi, menace de le faire éclater, d'où l'omniprésence des fameuses antithèses qui désignent cette fragmentation, et des oxymores qui sont autant de tentatives pour préserver l'unité paradoxale d'un moi écartelé entre des directions contraires. 2) Par ailleurs, la suprême jouissance, pour Pétrarque, est celle de la contemplation quasi mystique de Laure. Pétrarque, a un fort sentiment de l'interdiction du plaisir, lié à une forte conscience de la loi morale: le désir est ainsi placé sous le signe de la censure, et l'amour tel que le conçoit Pétrarque ne peut être qu'un amour platonique, ressenti dans la distance du regard: Laure est la Maîtresse idéale et inaccessible, descendante de la Dame de la lyrique courtoise. Or cette distance infranchissable entre l'amoureux et l'objet aimé est la condition même de l'écriture poétique chez Pétrarque. L'insatisfaction, consubstantielle de ce sentiment amoureux qui ne s'éprouve que dans l'écart, est en effet chez Pétrarque l'aliment de la poésie. La poésie est écriture du désir insatisfait; pour le dire autrement, la littérature n'est autre chose, dirait Freud, qu'une sublimation de l'impuissance du désir – une conversion de ce désir qui, ne pouvant être assouvi dans la réalité, est déplacé vers le domaine symbolique de l'art et nourrit la création littéraire. La parole poétique fonctionne donc comme une compensation, puisqu'elle vient se substituer à la jouissance réelle. Inversement, cette jouissance tuerait toute possibilité d'écriture, puisque l'assouvissement, en éliminant la distance et la frustration, mettrait inévitablement à mort ce désir d'où seul procède la poésie – si vous avez soif et que vous buvez, en satisfaisant votre désir de boire, vous le tuez par la même occasion – la satisfaction du désir entraîne toujours la mort de ce désir, et, parfois sans le savoir, ne tend qu'à la mort du désir. La poésie amoureuse chez Pétrarque est ainsi, par nature, une poésie de l'échec de l'amour, puisqu'elle ne s'élabore que sur son impossibilité. C'est bien aux rigueurs de la “ cruelle ”, de l'inhumaine aussi insensible qu'un “ rocher ”, de la “ biche insaisissable ” qu’on doit la naissance de ce qui est devenu le paradigme de la poésie amoureuse, sous le signe du manque, de la perte, et de la possession indéfiniment reportée. La mort même de la Maîtresse est un élément presque nécessaire de cette poésie : elle est l’obstacle suprême, qui achève de dérober l’amie et la rend définitivement hors d’accès. Cette dérobade ultime n’est pas la fin de l’écriture, au contraire : elle contraint le poète à purifier encore davantage sa passion. Le feu du désir doit, pour subsister et s’élever au niveau de l’âme de la morte, se spiritualiser jusqu’à faire disparaître toute scorie charnelle. On comprend, dès lors, l’intérêt des figures pétrarquistes : - les figures d’opposition désignent le poète dépossédé de son moi, aliéné dans la contemplation de la Dame inaccessible, dissocié, par le jeu des contraires, entre la douleur du désir impuissant et l’espoir inextinguible d’une satisfaction à venir. Cette poésie, qui s’élabore donc sous le signe de la tension et jusqu’à la folie, ne peut être rendue que par le cliquetis des antithèses et des oxymores. - les images sont choisies de manière à constituer un régime d’écriture sous le signe de la contradiction : l’amour y est poison, car soumet l’être à une tension insoutenable ; le feu, la flèche tendent à dire l’exaltation du désir. - l’intégrité du moi est mise en péril, le désordre s’instaure, et se développent alors un système de synecdoques renvoyant à la fragmentation du sujet comme de l’objet du désir : le corps devient la main ou même le seul regard. - L’exacerbation insupportable du désir se traduit également en figures d’amplification et d’exagération comme l’hyperbole - la pointe finale tend à dégager l’essence de la beauté, ou à pointer une bizarrerie de l’amour dont l’essence est la contradiction.
Ronsard emprunte beaucoup de choses à Pétrarque : images, figures, périphrases, et hyperboles abondent ; mais il ne garde pas toujours l’esprit du poète italien. Il réemploie l’arsenal des figures et des images pour leur faire dire autre chose. L’imitation pétrarquiste est remodelé par sa vision personnelle du monde ; ainsi, son tempérament voluptueux transforme le traitement des thèmes pétrarquistes : le combat allégorique devient par exemple (comme ici) combat amoureux. L’abstraction du pétrarquisme, volontiers cérébral et énigmatique, se mue ici en une poésie de l’amour beaucoup plus concrète. Ici, dans notre texte, la poésie naît de l’assouvissement du désir, et de la petite mort que constitue le sommet de la relation amoureuse : c’est l’état d’abandon, au moment où le désir a disparu, et les conditions de sa renaissance, qui suscitent ici le poème et constitue son sujet. On voit que l’esprit de Pétrarque est fort loin, en fait, même si on en retrouve la lettre… On n’imagine pas le poète italien au sortir d’une nuit d’amour avec Laure ! Inversement, on n’imagine pas Ronsard se contenter d’une relation platonique. À la Renaissance, le pétrarquisme se colore des teintes du néo-platonisme, qui fait de la beauté le vecteur menant à une Beauté idéale, à un savoir supérieur – cf. ce qu’on a dit la semaine dernière. Ronsard, lui, ne se contente pas d’Idées abstraites, il veut jouir. Ronsard ne partage donc pas avec son prédecesseur l’idée que la poésie se nourrit d’insatisfaction – il faut faire une place à part aux Sonnets pour Hélène, recueil de la maturité destiné à une beauté hautaine et fière qui refuse ses avances et ne fait ainsi qu’irriter son amour. Mais ce n’est pas le cas dans les Amours de Cassandre, ni dans les Amours de Marie, où la destinataire est une petite paysanne fort éloignée des complications courtoises ou pétrarquistes, – ni dans notre élégie. Au fond, Ronsard n’adhère pas à l’idéalisme de Pétrarque : il était pour cela trop terrien, trop païen. Il va donner aux images pétrarquistes une signification beaucoup plus érotique. Ainsi, le combat allégorique qui caractérise le poème pétrarquiste (cf. sonnet du polycopié distribué) prend chez Ronsard des notations bcp plus directement charnelles, et devient synonyme d’acte d’amour perçu comme le conflit, ou la conjonction, des contraires en lutte : le chaud et le sec contre le froid et l’humide, le principe masculin contre le principe féminin – l’ordre du monde résultant de la coïncidence de ces contraires.. En fait, on le sent déjà, en apparence moins compliqué, le projet poétique de Ronsard est plus ambitieux que celui de Pétrarque : il ne s’agit pas pour lui de ressaisir son moi, mais d’embrasser, à travers l’expérience amoureuse, l’univers tout entier. Un projet de conquête cosmique détermine en effet la poétique ronsardienne. Sa poésie est une poésie totale, et l’expérience érotique sert de médiation à cette volonté de saisie totale du monde. Comment ce texte, qui semble ne parler que d’un jeu amoureux, comporterait-il de telles dimensions cosmiques ? En fait, Ronsard est appelé à parle de la nature dans le même temps qu’il parle de l’homme, à cause de la croyance, partagée par tous au XVIe sicèle, en une relation analogique entre l’homme et le monde. Pour Ronsard comme pour ses contemporains, le moi est à l’image du monde, et le monde est un gigantesque reflet du moi. D’après la science de la Renaissance, l’homme est un petit monde, un “ micro-cosme ”, un raccourci de l’univers entier, dont on retrouve, en petit, tous les éléments : le soleil : les yeux sont des soleils, les artères sont les fleuves, la chair est la terre, etc. De même, le monde n’est qu’un grand corps, et même un grand corps humain : un système très précis de correspondances réglait les relations entre l’homme et le monde. Il ne s’agit pas seulement de comparaisons ludiques : ces images possèdent une réelle valeur épistémologique: la pensée analogique, bannie et proscrite par la science actuelle, était au fondement de la rationalité scientifique à la Renaissance, époque ou connaître, c’était établir des comparaisons ; mettre en parallèle le microcosme et le macrocosme, c’était enrichir notre savoir sur le premier comme sur le deuxième (voir Foucault). Tout notre poème suggère ce type de connexions : 1 - en vertu d’un mimétisme macrocosmique, la chaleur du sang appelle l’évocation de la chaleur de l’été aux vers 27 et 28, cette dernière contribuant encore à réchauffer les ardeurs érotiques du poète : le parallélisme des hémistiches met sur le même plan le bouillonnement du sang et la chaleur de l’été. La facture même du vers montre que le soleil et les mouvements des étoiles, en un mot les objets du savoir astronomique, sont en rapport direct avec le cœur et les sens du poète, et agissent sur lui ; la chaleur de la canicule et celle de ses sens ne sont pas d’une nature différente : elles sont unies par un rapport d’analogie, elles se ressemblent. 2 - De même, le combat amoureux qui met aux prises les deux amants est un modèle réduit du conflit entre les quatre éléments constitutifs de l’univers dans la science ancienne : c’est de ce conflit perpétuellement surmonté que résulte l’ordre du monde. Nous retrouvons dans l’expérience amoureuse ces quatre éléments conférant à la relation entre les amants cette dimension cosmique : l’air (v. 1), le feu (v. 28), l’eau (humide, v.17), la terre et même le monde sous-terrain (Pluton). On peut noter ici l’importance particulière du souffle, “ esprit ” vital, métaphore de la vie et de l’inspiration, symbole d’une présence religieuse aussi (le Saint-Esprit se manifeste sous la forme d’un souffle de vent, aussi bien dans l’Ancien Testament que dans le Nouveau). Le souffle relie ainsi l’homme au divin, le feu à l’air, le corps à l’âme. 3 – Troisième correspondance : celle qui unit le je au tu : l’amant, après avoir été dépossédé, “ dissout ” par l’embrassement de l’amante, ressuscite grâce à elle et s’en nourrit. Le poème meurt et ressuscite dans le corps de l’aimée ou par une émanation de son corps. C’est en cela que la conjonction amoureuse rédie à la mort qu’elle a elle-même provoqué en substituant à la substance dissoute du poète la substance de la maîtresse (cf. le parallélisme mes poumons/tes poumons). Notons aussi que, dans la médecine ancienne, l’homme est chaud et sec, la femme froide et humide, et que c’est bien ainsi qu’ils sont ici décrits : l’étreinte et l’union amoureuses permettent ainsi la conjonction des contraires, la coïncidentia oppositorum grâce à laquelle le monde parvient à rester en équilibre, un équilibre dynamique fondé sur cette tension entre des pôles contraires. réflexion pétrarquiste sur les ambiguités du désir, tentative de conquête du monde via celle de la maîtresse, les ambitions du texte sont donc infiniment plus profondes qu’il ne semblait au premier abord. Apostille : je dis Ronsard ou le poète, car on ne dit JAMAIS “ le narrateur ” lorsqu’on commente un poème, let terme est réservé à la littérature de fiction. Toutefois, il serait vain, bien sûr, de chercher une quelconque “ sincérité ” dans les poèmes d’amour de Ronsard. Si on lit ces vers à la manière romantique –les Romantiques avaient une fâcheuse tendance à confondre la vie et l’œuvre, et à chercher dans l’œuvre des reflets de la vie, voire à n’accorder de valeur à l’œuvre que dans la mesure où celle-ci réfléchissait quelque chose de la vie réelle – si l’on lit ces vers à la manière romantique, donc, on conclura vite à l’insincérité dommageable de cette poésie : Ronsard a à peine connu Cassandre Salviati, et préférait sans doute les paysannes peu compliquées aux pétrarquités de Cassandre et d’Hélène. C’est que l’œuvre de Ronsard ne renvoie à aucune expérience personnelle –ce serait terrible, toute sa poésie amoureuse se résumerait dans l’expression de sa seule sensualité, sans même la dimension spirituelle qu’ajoute un Maurice Scève, par exemple. L’œuvre de Ronsard se nourrit d’expériences, sans doute, mais ne les transcrit pas : l’œuvre réellement littéraire, qui prétendre atteindre à la généralité, ne saurait se contenter d’écrire un simple “ vécu ” ; le poème est le lieu d’une reconstruction alchimique où l’expérience dans le cadre d’une méditation plus vaste, dont il importe peu qu’elle nous renseigne sur la vie superficielle de l’auteur – ce qui compte, dirait Proust, c’est son “ moi profond ”. _______________________ ELUCIDATION : - v. 18 : alme = nourricier (racine : alo, is, ere, nourrir ; alma mater : [mère nourricière] métaphore plaisante qui désignait, au Moyen-Age, l’Université… - v. 25 : cyprienne : périphrase mythologique, pour Cypris, déesse de l’amour - Chienne : il s’agit de Sirius, encore appelée canicule, petit chien ou, comme c’est une étoile, petite chienne. Sirius se lève et se couche avec le soleil du 24 juillet au 24 août, période de la plus forte chaleur. L’expression “ les jours de canicule ”, ou par ellipse “ la canicule ”, par métonymie, désigne non seulement l’étoile, mais l’époque où cette étoile se lève et se couche avec le soleil, et par extension toute période de grande chaleur. -> “ Sous la Chienne ” = “ au temps où Sirius est au plus haut dans le ciel ” = “ pendant le fort de l’été ”. - l’élégie : chant de plainte, chant triste et mélancolique, et surtout chant funèbre, qui a partie liée avec la mort La plaintive élégie, en longs habits de deuil, Sait, les cheveux épars, gémir sur un cercueil. Elle peint des amants la joie et la tristesse; Flatte, menace, irrite, apaise une maîtresse. Mais, pour bien expliquer ses caprices heureux, C'est peu d'être poète, il faut être amoureux (Boileau, Art poétique) |
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