13.La traduction des exigences abstraites de prévention Les différentes pratiques de surveillance que nous avons évoquées alimentent les nombreuses négociations entres les préventeurs du client et du titulaire et les équipes du sous-traitant. Ces négociations doivent prendre en charge les tensions générées par l’existence de différentes cultures de sécurité et la relative dépendance des préventeurs par rapport aux intervenants sur le chantier. L’objectif des acteurs de la prévention est de parvenir à obtenir des améliorations tout en évitant le conflit direct avec les équipes opérationnelles. Pour cela ils ont développé un ensemble de pratiques qui visent à produire collectivement de la connaissance sur les situations et négocier le niveau d’exposition au risque et le niveau de prévention. Ces pratiques s’exercent dans la proximité mais aussi dans une forme d’échange social entre des acteurs qui se perçoivent comme interdépendants.
Un management participatif et ouvert à la critique au sein de l’entreprise titulaire Au sein de chacune des entreprises, en particulier au sein de l’entreprise titulaire, le chef de projet joue un rôle majeur dans la fluidité des échanges. Un espace est laissé à chacun pour s’exprimer et contredire le chef de projet, émettre des opinions différentes et de pouvoir les justifier sans crainte de l’erreur ou d’un mauvais jugement. Le style de management participatif porté par le chef de projet permet en fait de « multiplier les événements de parole » et libère le langage des individus (Borzeix, 1995). Nous avons pu faire ce constat plusieurs fois que ce soit sur des questions d’interprétation du contrat, sur des détails techniques, organisationnels…
Par exemple, lors d’une réunion interne par exemple, un jeune inspecteur QC (Quality & Control), qui n’était présent chez TITU que depuis six mois, montre clairement son désaccord avec le chef de projet concernant la catégorisation d’une situation de travail, catégorisation qui impliquait d’obtenir une certification coûteuse pour l’équipe. Le chef de projet a une idée bien tranchée de la nature de l’activité, mais son autorité n’exclut pas la contradiction par le jeune inspecteur, elle pousse au contraire les acteurs à chercher les justifications de ce qu’ils avancent, à argumenter et donc à progresser dans leur connaissance.
Ce mode de management présente plusieurs avantages : non seulement il permet à différents points de vue divergents de s’exprimer avec toute la richesse que cela comporte pour le projet, mais en plus il favorise la remontée des alertes et des erreurs. Dans ce contexte, faire une erreur n’est pas condamnée donc les acteurs ne chercheront pas à les dissimuler mais au contraire à les assumer et à demander de l’aide aux autres membres de l’équipe lorsque cela est nécessaire.
« Donc il y a quand même pas mal de relations informelles, on est tous là pour bosser, c’est un fonctionnement à l’anglo-saxonne donc, on est là pour bosser, on est payé pour notre boulot et puis on reconnaît nos erreurs quoi, c’est-à-dire qu’ on fait tous des conneries, quand on reconnaît pas nos erreurs, c’est un faute, mais c’est pas gênant de faire une connerie quoi, et la connerie est pas jugée comme une erreur […] Quand quelqu’un fait une erreur, pour moi c’est un vecteur qui fait que ça se passe aussi bien. Quand quelqu’un fait une connerie et que c’est rattrapé, ben c’est clairement un vecteur où… Du coup, la personne elle se lâche et ça envoie (?) beaucoup plus. Quand quelqu’un demande un coup de main c’est pas parce qu’il sait pas, c’est parce qu’il demande un coup de main parce qu’il pense que le point de vue est intéressant quoi. Et ça projette vers l’avant, on est vraiment poussé vers l’avant parce que ben on sait qu’il y a quelqu’un qui va passer un coup de main et y’a le staff qui est derrière pour passer un coup de main pour faire avancer le truc quoi ». (Responsable des contrats).
Ainsi, la forte présence du chef de projet au sein de son équipe n’amenuise pas la capacité de chacun à trouver et à prendre sa place, que ce soit dans la fonction qui lui est attribuée mais aussi selon ses compétences, sa personnalité, ses envies, ses différences. Ce mode de management à « visage humain » prend l’individu dans sa globalité et favorise la prise d’initiatives, l’intégration et le sentiment d’appartenance à l’équipe projet. L’organisation se fait donc collectivement, chacun se l’approprie et participe à la construction identitaire du collectif. Elle n’est pas le seul fait d’une hiérarchie trop lourde qui imposerait ses orientations avec rigidité.
Cette pratique managériale est facilitée au sein de l’entreprise titulaire car celle-ci ne comporte que des cadres, techniciens ou ingénieurs qui ont à peu près le même statut social, même s’il existe une différence d’expérience ou de responsabilité dans le projet. Nous n’avons pas pu vérifier que cette pratique managériale concernait aussi l’entreprise sous-traitante. Mais il est fort probable que ce ne soit pas le cas : l’entreprise sous-traitante est davantage marquée par des différences de statut et de niveau de compétence, entre les fonctions d’encadrement et les fonctions d’exécution.
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