L'île, un bon objet géographique








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L'île, un bon objet géographique


Philippe pelletier

« Lorsqu'il comble le besoin, l'objet est identifié à la bonne image et se trouve idéalisé ; quand il ne le comble pas, il est vécu comme mauvais, dévastateur, agressif, persécuteur. L'objet est ainsi fractionné (clivé) ».

Hanus Michel (1990), Psychiatrie de l'étudiant,

Maloine,p.80

En tant que discipline, la géographie a connu une très forte évolution depuis un demi-siècle au moins, sur le plan tant scientifique que pratique Peut-être moins que la physique quantique mais probablement plus que l'histoire ou la sociologie. Non seulement parce que les outils ont consi­dérablement progressé, ceux de la géographie physique, de la statistique de la cartographie, de l'informatique, outils qui sont en prise directe avec la pratique des géographes. Mais aussi, sinon et surtout, parce que le monde a changé : banalité que de le dire, à condition de se mettre d'ac­cord sur ce qu'on entend par changement. À cet égard, il me semble que c'est moins la nature que le degré des problèmes qui ont évolué. La ques­tion sociale y est toujours d'actualité, s'y ajoute peut-être la question écologique mais, pour moi, ce n'est qu'un aspect de la question sociale.

Dans les deux cas la géographie reste concernée : connaissance des territoires, maîtrise des aménagements, compréhension de l'interface environnement-société. Mais elle est aussi confrontée à des limites quasi ontologiques, en ce sens que l'ontologie - le discours de l'être en philoso­phie - s'interroge sur le possible, le réel et l'impossible, le potentiel el l'actuel, le contingent et le nécessaire, le déterminé et l'indéterminé, le fini et l'infini, le parfait et l'imparfait, la substance et le mode, l'essence et l'accident. « Dieu est parfait, donc il existe », nous affirmaient les onto-logues. La question est ensuite devenue à partir du XIXe siècle : commenl passer du sujet à l'objet ? Depuis, la géographie oscille entre la subjecti-

vite et l'objectivité. D'un côté, autrefois l'écriture littéraire, actuellement une fascination pour la culture - la géographie culturelle - qui redonne du crédit aux systèmes de valeurs, même en les critiquant, la redécouverte de la phénoménologie - Eric Dardel est ressuscité, Augustin Berque est salué. De l'autre, l'objectivité scientifique dite classique, largement ratio­naliste, qui retrouve ses esprits (...) grâce aux incessantes mutations tech­nologiques, l'obnubilation pour les statistiques passant la main au rouleau compresseur des acronymes barbares tels que les SIG.

Cette oscillation fait la richesse de la géographie, mais tout cela est finalement connu. En revanche, ses limites actuelles se situent dans un autre domaine, qui est moins analysé en tant que tel car remettant en cause trop de choses, trop de certitudes : celui de la découverte des faits et des espaces. Assez curieusement, la géographie ne dispose pas d'un terme générique transcrivant ce processus de « découverte ».

Le débat sur ce point a néanmoins existé à l'occasion des explorations ibériques du long seizième siècle, et il a rebondi chez les historiens contemporains quant à leur signification. En castillan, « descrobrir » et « descubrimiento » impliquaient à l'origine non pas l'idée d'une nou­veauté totale, mais celle d'un « dévoilement » de ce qui était alors « cou­vert» (étymologie latine de «dis-cooperire»)1. Puis leur sens a rapide­ment pris celui d'« explorer » et d'« exploration ». Le terme d'heuristique ne convient pas à cette idée de découverte et de connaissance du monde appliquée à notre époque puisqu'il décrit plutôt le processus de recherche intellectuelle, avec son résultat (eurêka, «j'ai trouvé»). On peut alors proposer, sous réserve d'affinements ultérieurs, le néologisme de «dier-chomèse». Formé à partir du verbe grec ancien «dierchomai», celui-ci signifie traverser, parcourir jusqu'au bout, explorer et exposer2.

Toujours est-il que, dès son origine formulée, la géographie a pour objet la découverte du monde, et sa mise en connaissance. Depuis le grec Hérodote (Ve BC) ou le chinois Pei Xiu (IIP BC) - mais on peut remonter plus loin dans le temps, à Anaximandre (VIe BC) ou à Yu Gong (Ve BC) - les géographes sont des aventuriers et des collecteurs (de récits de voyage, d'explorations), en bibliothèque - en cabinet disait-on autrefois -ou sur le terrain. Ils décrivent, cartographient, expliquent.

Problème de finitude

Pendant des siècles, les géographes ont donc été les explorateurs, découvreurs, cartographes éliminateurs des terrae nulliae au service des rois, des empires, des États, ou de leurs propres passions et ambitions. Mais depuis que les prospecteurs pétroliers, les commandants de cargos ou les journalistes de la télévision-spectacle traquent le moindre espace avec souvent infiniment plus de moyens que les géographes, c'en est pratiquement fini pour eux de leur mission d'explorateurs. À moins d'en être réduits à un rôle de commentateurs et d'illustrateurs, fonction d'ailleurs amplement dépassée par le déferlement des images télévi­suelles, les géographes ont dû tenir d'autres rôles. Désormais, ils n'ont plus le privilège de la connaissance des espaces. Certes, ils peuvent rester les conseillers du Prince ou, plus modestement, du bureau d'études d'une collectivité locale mais la fonction historique qui leur était dévolue s'est diluée.

Le monde semble couvert et découvert. Il n'y a plus de terra inco-gnita, plus de tâches blanches sur les cartes. Tout est répertorié, cartogra­phie. La Lune, l'Antarctique ou l'Everest semblent aussi familiers que la forêt de Fontainebleau. On traverse les océans à la rame sur un canoë ou en windsurf, d'abord au sexe masculin puis au sexe féminin pour donner du piment à la primauté socio-médiatique et aux sponsors, là où les galions de la Renaissance erraient sur plusieurs dizaines de jours... Les derniers trous de la carte blanche, les miettes (encore belles) des dernières découvertes font le miel des anthropologues, mais plus des géographes. La moindre tribu indigène est mieux traquée par une équipe de journa­listes télévisée ou par une escouade d'anthropologues que par les géogra­phes. On peut en dire autant des sociétés et des paysages - autrefois décrits, racontés, actuellement de plus en plus imagés par la photogra­phie, le cinéma, la télévision et par le nouveau fétiche, celui qui prend tout dans sa toile : internet.

Cette cognition spatiale a pour conséquence sociale, culturelle, anthro­pologique même en terme de civilisation, d'engendrer consciemment ou inconsciemment une certaine angoisse chez les êtres humains. Le bornage et la finitude donnent une impression d'encagement. Même si les indi­vidus ne le vivent pas physiquement, ils le ressentent psychologiquement. Bien sûr, le « désir du rivage », selon la belle expression d'Alain Corbin à propos des Européens du XVIIIe siècle, prend actuellement d'autres formes et se dirige vers d'autres horizons3. Les derniers téléphériques partent à l'assaut des pointes alpestres, les fusées sont déclenchées à intervalle régulier pour explorer le cosmos, le nouvel espace, certains parlent d'aller sur Mars et d'autres d'habiter la Lune


1. En revanche « hallar » en castillan et « achar » en portugais indiquaient une non-
préméditation dans la découverte. «Ainsi les Portugais ont-ils dit qu'ils avaient «achado»
le Brésil et « descoperto » l'Inde dont l'existence leur était connue » : Mahn-Lot Marianne
(1970): La Découverte de l'Amérique. Paris, Champs-Flammarion (1991), p. 117. Sur
:ette question de terminologie liée aux découvertes géographiques de cette époque, cf de
nombreux auteurs comme Marianne Mahn-Lot, Armando Cortesào, Juan Manzano,
Bartolomé Benassar, Georges Boisvert...

D'autres mots grecs proches du français découverte ne conviennent pas : euresis
signifie plutôt l'invention, diereunêsis plutôt l'investigation (y compris policière), kata-
loeien ou kataskopeien examiner attentivement.


3. Corbin Alain (1990) : Le Territoire du vide - L'Occident et le désir du rivage, 1750-1840, Paris, Champs-Flammarion, éd. or. 1988,408 p.

. Si les Russes et les Américains l'ont fait, les Chinois peuvent bien s'y essayer. Mais il faut bien voir que ce ne sont point des facilités données à tous. Admettons que tout le monde puisse emprunter un téléphérique, une fois que chacun se sera rendu au pic de l'Aiguille du Midi comme d'autres se rendent à Katmandou, est-ce que l'humanité aura pour autant trouvé sa quiétude ? Ce n'est pas certain... Quant aux poètes, aux randonneurs et aux chemi-neurs, leur existence semble socialement nulle, même si la fierté (l'or­gueil ?) est de leur côté. Leur résistance aux manitous médiatiques, quand ceux-ci daignent déserter la vulgarité et s'intéresser à leur démarche, est salutaire : des Bernard Ollivier nous font encore rêver...4

L'autre conséquence qui découle de la précédente est double. D'une part, les individus peuvent rechercher l'aventure ailleurs, vers des horizons autres, moins géographiques - même s'il reste des terres, c'est-à-dire des hommes et des femmes, à découvrir - et qui s'avèrent parfois plus barbares : le retour des mercenaires, la déferlante des drogues, la mode des scarifications ou des signes ostentatoires, le renouveau des sectes et des intégrismes en sont quelques exemples. D'autre part, ils sont tentés de recréer des espaces inaccessibles, purs, sanctuarisés - ce qui n'est pas sans relation avec la dimension mystique et intégriste présente dans certaines des trajectoires précédentes. Mais par qui, pour qui et à quel prix ?

Le Monde est-il pour autant bien connu et bien compris ? Rien n'est moins sûr. Il semble au contraire que plus l'apparence de connaissances augmente, plus la curiosité demeure, sous des formes multiples. Le public va se passionner pour le Zanskar en France, pour la Route de la soie au Japon. Il va souscrire dans l'Hexagone à la publication d'une revue de vulgarisation géographique abondamment pourvue de belles photos, prolongeant ainsi de ce côté de l'Atlantique la tradition américaine du National Géographie. Le géographe lui-même, délaissant quelque peu les formules quantitativistes récemment apprises, se passionne pour la (re)découverte des paysages, « traditionnels » de préférence, des hauts-lieux ou des montagnes. Dans ce panorama se placent en bonne position les îles, pour ne pas dire les sur-îles...

Les huit raisons de l'île

Les îles ont en effet, de ce point de vue, encore beaucoup à nous apprendre, à nous faire rêver. Elles peuvent aussi nous aider à comprendre les récentes évolutions du Monde. J'y vois huit raisons, qui relè­vent du spécifique et du général, deux dimensions qu'il conviendra d'exa­miner par la suite dans leur rapport. On peut déjà dire que, scienti­fiquement, l'île constitue à la fois un échantillon et un laboratoire de cette nouvelle géographie du Monde.

Première raison, les îles sont, substantiellement, au cœur de la problé­matique de la finitude. La quasi-totalité des définitions de l'île dans toutes les langues sont là pour nous le rappeler : il s'agit d'une terre entourée d'eau de tous côtés, donc d'un espace clos. Il est du moins jugé comme tel si l'on considère la mer comme une barrière, ce qu'elle n'est pas forcément puisque tout dépend des conditions maritimes, nautiques, tech­nologiques, économiques, etc. De fait, les sociétés insulaires ont une perception particulière de cette finitude, qu'elles ne ressentent pas forcé­ment. Par rapport aux continentaux, dont la perception est souvent diffé­rente, elles en ont en tout cas l'expérience, ainsi que les modes de gestion socio-spatiaux. Sur le plan culturel et anthropologique, retenons par exemple tous les modes insulaires d'échappatoire à des situations d'enfer­mement et de clôture, d'étouffement au sein de sociétés où tout le monde se connaît parfois, tels que les mascarades, les labyrinthes (dédales des ruelles, cheminent des jardins) ou les utopies5.

Deuxième raison, les îles occupent une nouvelle place dans la décom­position et la recomposition des grands ensembles politiques, des empires, dans l'évolution du

4. Ollivier Bernard (2000, 2001, 2003) : Longue marche - A pied d'htambul à Xian en Chine. I. Longue marche ; II. Vers Samarcande ; III. Le Vent des steppes. Paris, Phébus. Cette magnifique, exceptionnelle, trilogie est recommandée à tout géographe, tout étudiant(e) en géographie, tout individu.
capitalisme flexible. Cette place hérite parfois de celle qu'elles ont occupée à la suite des grandes découvertes du « long seizième siècle » et tout au long de la colonisation jusqu'au XXe siècle. L'expansionnisme devait passer par les mers, et par leur contrôle : îles de plantations, îles-relais, havres, ports, bases baleinières, bases militaires... De nos jours, encore vectrices d'un capitalisme pionnier, avant-gardiste mais éloigné des cœurs métropolitains, de nombreuses petites îles sont devenues des zones franches ou des places financières « off-shore » libé­ralisées, propices à tous les trafics juteux et à toutes opérations discrètes. Pratiquement dans la même foulée, les « îles paradisiaques » se sont ainsi transformées en « paradis fiscaux » (bancaires et judiciaires de surcroît) -Nassau, Caïmans, Grenade, Maurice, Nauru... - même si elles ne sont pas toutes situées sous les tropiques - Man, Jersey.

Troisième raison, l'apparition de nouveaux États, à la suite de la déco­lonisation, et de nouvelles revendications partout dans le monde, notam­ment pour le contrôle des richesses et de l'espace marins, ont modifié la donne au cours de la seconde moitié du XXe siècle. Ce processus aboutit à la convention internationale du droit maritime dite de Montego Bay (1982), notamment caractérisée par la définition des Z.E.E. de 200 milles nautiques. La ratification de ladite convention et la délimitation des zones en question au cours des années 1990 ont brutalement redonné du prix aux îles et au moindre îlot, lequel peut sans coup férir agrandir le terri­toire national dans des proportions considérables, vers ce qu'il faut appeler le « merritoire ». Car même si la convention ne donne pas à la Z.E.E. les mêmes droits juridiques que les eaux territoriales de 12 milles nautiques, les pouvoirs souverains sont en pratique identiques. Les cartes ont donc été dépoussiérées, les lignes de base retracées, les fantasmes géopolitiques ressuscites, les îles reconsidérées, et les litiges frontaliers souvent relancés.

Mais, quatrième raison, on doit, dans cette opération, distinguer les îles rattachées à des pays continentaux (France, Espagne, Portugal, Italie, Grèce pour s'en tenir au cas européen) ou bien rattachées à de grands archipels - où elles deviennent dans ce cas des « sur-îles » (Royaume-Uni, Irlande, Japon, Indonésie, Philippines...) - et celles qui correspondent à de petits États : mono-insulaires (Jamaïque, Porto-Rico, Ste-Lucie, Domi­nique, Grenade, Nauru, Chypre... ou bi-insulaires : Malte, Sâo-Tomé & Principe, Trinidad & Tobago, Antigua & Barbuda...), multi-insulaires (ensemble insulaire où se détache une grande île : Taïwan, Vanuatu, Kiribati, Fidji...) et archipélagiques (ensemble insulaire où ne se détache pas, ou mal, une grande île: Féroé, Cap-Vert, Bahamas, Marshall, Salo-mon, Maldives, Marquises, Seychelles, Comores...). Ces petits États insu­laires, dont plus d'une trentaine est reconnue par FO.N.U. sur un total supérieur à 180 États membres, occupent donc une place « merritoriale » supérieure à leur surface initialement « territoriale ». Ils deviennent par là même des enjeux stratégiques, diplomatiques et économiques plus consé­quents (halieutiques, ressources pétrolières sous-marines...). Or, on le sait, les grandes puissances ne goûtent guère que les petites viennent troubler leur ordonnancement. En cette période où les empires sont en pleine décomposition, recomposition ou redéploiement (États-Unis, bloc sovié­tique, Chine, Union européenne...) les jeux sont toutefois loin d'être totale­ment fixés. Mais c'est matière à un autre débat.

Cinquième raison, cette petitesse des États micro-insulaires n'entre pas vraiment en contradiction avec l'actuelle recomposition impériale ou, à tout le moins, «régionale» (Alena, U.E., Asean + 3 ...) des Etats-nations. Leur échelle humaine - conception totalement phénoménolo­gique qui résiste à toute métrique mais qui fait fantasmer les esprits -semble terriblement attractive pour les métropolitains entassés. Le désir d'île favorise au moins leur tourisme, qui n'est pas forcément celui de la petite plage tranquille ou de la montagne reculée... En outre, la spécificité revendiquée par les îliens eux-mêmes, qui n'hésitent plus à cultiver leur insularisme, leur donne de l'énergie, des arguments voire des atouts pour négocier leur place au sein des macro-ensembles par un contournement des antiques Etats-nations bien souvent considérés comme les éternels ennemis (Corse, Sardaigne...), parfois par le biais d'un nouvel ensemble régional (les Baléares dans la Catalogne).
5. Meistersheim Anne (2001) : Figures de l'île. Ajaccio, DCL, 178 p..
Sixième raison, étroitement liée à la précédente mais aussi à la « fini-tude » de la première, cette « échelle humaine » correspond parfois à une gestion originale des tensions socioculturelles qui pourrait devenir un modèle. Ce phénomène est toutefois l'un des moins abordé et analysé en tant que tel. Il faut donc se montrer prudent quant aux déductions que l'on pourrait en tirer. François Taglioni esquisse ainsi une typologie des îles dans ce domaine, analysant la variété des métissages fondée sur le brassage de groupes immigrés tiraillés entre divers héritages, les réussites et les limites du multiculturalisme créole (Antilles, Réunion, Maurice...), le moindre développement humain des sociétés autochtones homogènes (Micronésié, Polynésie occidentale, Maldives, Comores...), l'instabilité engendrée par les ethnonationalismes, notamment dans les îles bipolari-sées (Fidji, Kanaky...)6.

Septième raison, le développement des moyens de transport tant nautiques qu'aériens a bouleversé la problématique de l'accessibilité, de l'éloignement et de la périphéricité des îles, même petites. Continentaux et insulaires ayant une perception différente de cette problématique, le décalage permet même aux seconds de jouer sur la corde sensible d'un « misérabilisme de l'éloignement » et, parfois, d'en tirer profit auprès des instances métropolitaines : des ensembles macro-régionaux (Union euro­péenne par exemple) déversent alors la manne, des décideurs financiers de tous ordres favorisent les paradis fiscaux (cf deuxième raison). Du coup est remise en cause la pertinence de certains critères affublés aux îles, tels que les indices de périphéricité qui se conjuguent avec des indices de vulnérabilité économique, voire de dépendance. On notera la relation implicite qui est effectuée entre ces trois facteurs par certains décideurs et qui, un quart de siècle après les grands mouvements d'indé­pendance, est mise à plat : car elle ne concerne pas seulement les îles !

Enfin, huitième et dernière raison, l'ensemble de ces facteurs conduit à un réexamen de l'approche géographique, à la fois heuristique et métho­dologique. La réflexion sur l'île renvoie directement à la déconstruction du « mythe des continents » amorcée par Martin Lewis et Karen Wigen7, Les bouleversements de la seconde moitié du XXe siècle nous obligent en effet à reconsidérer notre métagéographie, à savoir l'ensemble des struc­tures spatiales à travers lesquelles les individus et les groupes d'individus ordonnent leur connaissance géographique du monde. Elle concerne ce que j'appelle les « mégazones » ou grandes distinctions géographiques -en fait politiques, économiques et culturelles - du monde, et se rapproche de l'éternel questionnement sur les civilisations (avec ou sans « chocs » de celles-ci, pour reprendre la vulgate huntingtonienne).

L'émergence économique des NPIA et la crise socioéconomique de certains espaces au sein des PID ont démantibulé la notion de tiers-monde, tandis que la disparition du « deuxième monde » avec l'effondre­ment du bloc soviétique a rendu caduque la tripartion. L'opposition entre le Nord et le Sud, qui tente de pallier cette recomposition, bute sur ses propres apories : il ne manque pas de régions riches au sud comme de régions pauvres au nord. La discrétisation géographique du monde en continents est de moins en moins pertinente. Même du point de vue géologique, l'analyse des plaques tectoniques nous donne différents découpages. Sur le plan socio-économique et culturel, la tendance au regroupement des Etats-nations par zone continentale (Union européenne, Alena, Asean) rencontre des difficultés à la fois d'analyse géographique et d'ordre géopolitique. Il ne manque pas d'États à cheval sur plusieurs continents, et de cas où les rattachements posent problème : il suffit de penser à la Turquie pour l'Union européenne mais aussi à Chypre, à l'Egypte à cheval sur l'Afrique et sur l'Asie, de songer à l'Azerbaïdjan au Kazakhstan ou tout simplement à la Russie, pays où se redéveloppe un courant « eurasiatique », à la frontière américano-mexicaine du Rio Grande/ Rio Bravo, au clivage qui sépare le Maghreb de l'Afrique noire, pourtant réunis dans une même Union africaine... Bref, à part l'Antarctique, la distinction entre continents semble de moins en moins opérationnelle et pertinente.

  1. Taglioni François (2003) : Recherche sur les petits espaces insulaires et sur leurs
    organisations régionales. Mémoire d'habilitation à diriger des recherches, vol. II, Univer­
    sité Paris IV-Sorbonne, 220 p., p. 35.


7 Lewis Martin, Wigen Kàren (1997) : The myth of continents - A critique ofMeta-
geography. University of California Press, 346 p.


Petit continent, grande île (et inversement)

Ce qui nous ramène à l'île. Car la définition d'un continent repose sur la délimitation en taille et en contours d'une surface terrestre : ce qui n'est rien moins que la question de la définition d'une île. Autrement dit : quel est le plus petit continent, quelle est la plus grande île ? La réponse à cette question n'est pas si évidente que cela8. Si l'on considère l'Australie (7,7 millions de kilomètres carrés) comme un continent du point de vue géologique, mais aussi, de façon biogéographique et géopolitique, comme un espace à part, si l'on récuse le Groenland (2,2 millions de kilomètres carrés) comme n'étant pas une île, car entouré d'eau de tous côtés, certes, mais de l'eau gelée en permanence en certains endroits qui permettent des passages à pied sec, ce qui le désinsularise par définition, on en arrive à la Nouvelle-Guinée (786 000 km2) puis à Bornéo (736 000 km2) et Mada­gascar (590 000 km2).

Pour la question qui en découle - quelle est la plus petite île ? -, la réponse semble encore plus délicate : jusqu'où doit on s'arrêter ? Doit-on prendre en compte les récifs, que fait-on des bancs de sable, des espaces recouverts ou découverts par la marée - dont les îles Chausey et le plateau des Minquiers comptent parmi les plus brillants exemples dans le paysage hexagonal ? La réponse à cette question nous entraîne du côté de la métrique et de la physique (taille, périmètre, émersion...) mais aussi, el surtout, du côté de la phénoménologie9.

Pour Françoise Péron, «une île est considérée comme petite quand chaque individu qui y vit a conscience d'habiter un territoire clos par la mer. Une île est considérée comme « grande » lorsque l'ensemble de la société a conscience d'être insulaire, alors que les individus peuvenl ignorer ou oublier qu'ils habitent une île »10. Ainsi, au Japon, le terme commun d'île, ou shima, ne s'applique pas aux grandes îles comme Honshû, Hokkaidô, Kyûshû et Shikoku, qui sont regroupées sous le vocable de Hondo, qui signifie Mainland ou la Terre. En revanche, i] s'applique aux petites îles qui en sont éloignées (ritô), bien que l'on puisse noter d'autres appellations. Selon l'usage, on parlera en français d'îlot ou d'îlet, en anglais d'island, d'isle ou d'islet. On sent que l'île sous son nom, ne peut être considérée qu'en altérité : par rapport à une autre chose (continent, grande terre), par rapport à un autre regard (îliens insulaires, continentaux).

Je ne donnerai pas de réponse à la question sur la plus petite île car i] est préférable de s'arrêter sur ce critère décisif dans la double approche de l'île et du continent : la question des seuils - qui renvoie à celle des limites et des discontinuités. La définition des seuils peut contenir une part d'arbitraire mais elle relève aussi d'une réflexion scientifique. Pour s'en tenir à l'île, on doit souligner que l'analyse des îles nous interpelle non seulement sur les caractéristiques de tel espace, mais aussi sur les facteurs généraux qui lui sont liés : afin de comprendre toute leur richesse, afin de saisir toute leur complexité dans l'étude des cas particu­liers. Bref, la bonne vieille dialectique entre idiosyncrasie et nomothétie. En ce sens, l'île est bien un objet géographique11.

La discussion sur ce statut scientifique n'est pas nouvelle chez les géographes. Au début du XXe siècle, Jean Brunhes avait insisté sur l'étude de ce qu'il appelait les « petits mondes géographiques » donl la conception tournait autour de la figure de l'île : «... quatre types de« petits mondes » géographiques, quatre types d'îles ou d'îlots

  1. Moles Abraham, Rohmer Elisabeth (1982) : Labyrinthes du vécu - L'Espace :
    matière d'actions. Paris, Librairie des Méridiens, 186 p., en particulier le chapitre III :
    « Nissonologie ou science des îles ».


  2. Peron Françoise (1993) : Des îles et des hommes, l'insularité aujourd'hui. Rennes
    Ouest-France, 286 p.,p. 3.


  3. « « Les faits sont faits », fabriqués selon des procédures plus ou moins explicites
    mais non éludables. (...) On doit en passer par la médiation de construits cognitifs (...). Le
    géographe appréhende donc l'espace en créant des objets géographiques, qui supportenl
    son travail de spécialiste, deviennent ses terrains. La ville est un objet géographique, l'ur­
    bain en est un autre, mais aussi le finage, le terroir, le fleuve, le système productif local
    (...)». Levy Jacques, Lussault Michel dir. (2003) : Dictionnaire de la géographie, et de
    l'esoace des sociétés. Paris. Belin. 1036 d.. entrée « Obiet eéoeraDhiaue ».



d'huma­nité semblent prédestinés à notre observation, je veux dire : les îles de la mer, les oasis qui sont les « îles » du désert, les « îles » ou « oasis » peuplées de la grande forêt boréale ou équatoriale, et les hautes vallées fermées des régions montagneuses, qui sont encore des « îles » ou « oasis » isolées dans la haute montagne»12. Dans sa thèse (1902), Brunhes ne cachait pas la raison de sa démarche : « Le désert impose à l'homme une sorte de régime insulaire : et comme dans les îles, les hommes manifes­tent plus clairement leurs relations directes avec les conditions géogra­phiques locales».

Marie-Claire Robic rappelle que cette approche s'est attirée deux types de réplique épistémologique : l'une assez rapidement formulée par Lucien Febvre (1922), qui récuse l'exemplarité du cadre monographique et dénonce l'idée d'une « loi des îles » pesant sur les hommes13, suivi par Maurice Le Lannou (1949) qui critique celle des «petits mondes»; l'autre qui consiste à modéliser la monographie dans une systémogé-nèse14. L'île, en tant qu'isolat, semblait un terrain privilégié. Or la quasi-modification physique de cet isolât par les mutations de l'accessibilité n'entraîne pas la fin de l'île comme objet à la fois spécifique et générique, comme on peut le constater à travers les faits exposés dans les huit raisons. Elle reste un microcosme du plus grand intérêt pour l'heuristique géographique et la dierchomèse.

Contrairement à ce qu'affirment par exemple Didier Benjamin et Henri Godard15, ce n'est pas parce que l'île peut être un objet d'étude en soi (une île, les îles, l'île) qu'elle échappe à deux choses : d'une part, l'application à l'île de problématiques et de concepts généraux, univer-saux, ce que reconnaissent d'ailleurs ces deux auteurs ; d'autre part, l'ex­tension, avec prudence, à des espaces autres qu'insulaires des probléma­tiques particulières voire des concepts spécifiques aux îles. Autrement dit, pour prendre quelques illustrations concrètes, les acquis de la géographie urbaine peuvent nous permettre de comprendre les processus qui se déroulent dans telle ville insulaire, les réflexions sur l'accessibilité insu­laire peuvent nous être utiles pour comprendre mutatis mutandis les phénomènes d'enclavement dans les régions montagneuses. On ne peul pas appréhender la Corse sans prendre en compte la dimension de l'insu­larité ou de l'iléité, mais sans oublier non plus que la définition de ces deux phénomènes n'est pas réductible à l'objectivité, ni qu'elle échappe à la manipulation - comme dans toute science humaine.

Il ne s'agit donc pas de confondre l'objet - l'île - et la méthode d'ap­préhension de l'objet - les principes généraux. Un objet fait partie d'un champ. C'est la sélection d'un point particulier au sein de ce champ. Champ et objet sont deux artefacts, sachant que les pré-requis de la cons­truction d'un champ interfèrent sur la construction de l'objet16. La théma­tique du champ n'est pas l'île mais l'insularité, l'iléité, l'insularisme, la surinsularité ou l'hypo-insularité. En nous reposant la question des seuils, des particularismes - réels ou imaginés - de l'intensité localisée des phénomènes généraux, l'île enrichit sans conteste la vision géographique.


  1. Brunhes Jean (1906): «Une géographie nouvelle: la géographie humaine».
    Revue des Deux Mondes, 1er juin, p. 561-574, p. 557-558. Repris en 1910 dans La Géo­
    graphie humaine, essai de classification positive, principes et exemples.


  2. Febvre Lucien (1922): La Terre et l'évolution humaine - Introduction géogra­
    phique à l'histoire. Paris, La Renaissance du Livre, 474 p., p. 268 : « Actions et réactions.
    Ici encore, on chercherait une nécessité, une « loi des îles » pesant sur les hommes, sur les
    sociétés humaines : on ne trouverait que variété et que diversité». Cf l'épigraphe dans
    l'introduction de La Japonésie, p. 11. Pelletier Philippe (1997) : La Japonésie, géopoli­
    tique et géographie historique de la surinsularité au Japon. Paris, CNRS Editions, 400 p.


  3. Robic Marie-Claire (2001) : « Le « val » comme laboratoire de géographie humaine ?
    Les avatars du Val d'Anniviers ». Revue de Géographie Alpine, 89-4, p. 67-94.


  4. « L'île ne semble pas être un objet d'étude en soi, nécessitant la mise en œuvre de
    problématiques particulières, et de concepts spécifiques pour expliquer leurs dynamiques
    sociales, spatiales et économiques, leur fonctionnement et leurs dysfonctionnements».
    Benjamin Didier et Godard Henry (1999) : Les Outre-mers français : des espaces en muta­
    tion. Paris, Ophrys, 270 p., p. 57.



Extrait de « Les dynamiques des petits espaces insulaires » ; Ph. Pelletier, p. 7-17

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