Chapitre 1 Le Mythe féminin dans les chansons de Brassens








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TROISIEME PARTIE
IMAGES FEMININES DANS LES CHANSONS D’ANNE SYLVESTRE
Introduction :
Nous venons de voir que pour mener sa carrière d’auteur-compositeur-interprète, Anne Sylvestre est allée au-delà des limitations imposées aux femmes de son époque, relevant ainsi de nombreux défis. Nous avons vu aussi que si certaines similarités existent entre elle et Brassens à qui elle est souvent comparée, ils divergent au niveau de leur conception des femmes telle qu’elle est exprimée dans leurs textes. Dans ce chapitre, nous allons voir ce qu’Anne Sylvestre apporte de nouveau dans la chanson française en matière de représentations féminines. Pour ce faire, nous examinerons ce que Beauvoir entend quand elle parle de « mythe féminin » et verrons comment il s’exprime dans la chanson masculine de l’époque, plus particulièrement dans l’œuvre de Georges Brassens. Enfin, nous examinerons ce qu’Anne Sylvestre propose comme alternative dans son œuvre et étudierons les différences qui existent entre sa vision des femmes et celle de Beauvoir dans le Deuxième Sexe.
Chapitre 1 - Le Mythe féminin dans les chansons de Brassens
Le concept de « mythe féminin » occupe une place centrale dans l’explication que Beauvoir donne de la condition subalterne des femmes. Selon elle, comme il est dans l’intérêt des femmes de plaire aux hommes, elles ne s’envisagent que comme les hommes les définissent1 et ne se posent pas comme sujets. Elles ne créent pas de mythes de transcendance pour elles-mêmes et aspirent à des rêves masculins de féminité :

Tout mythe implique un Sujet qui projette ses espoirs et ses craintes vers un ciel transcendant. Les femmes ne se posant pas comme Sujet n'ont pas créé de mythe viril dans lequel se refléteraient leurs projets. Elles n’ont ni religion, ni poésie qui leur appartiennent en propre : c'est encore a travers les rêves des hommes qu'elles rêvent.2
La définition de ce mythe étant difficile, Beauvoir énumère les images qu’il conjure :

Elle est une idole, une servante, la source de la vie, une puissance des ténèbres ; elle est le silence élémentaire de la vérité, elle est artifice, bavardage et mensonge ; elle est la guérisseuse et la sorcière ; elle est la proie de l’homme, elle est sa perte, elle est tout ce qu’il n’est pas et ce qu’il veut avoir, sa négation et sa raison d’être3.
D’après elle, telles sont les images qu’ont les hommes des femmes et donc que celles-ci ont d’elles-mêmes. Or, comme nous l’avons déjà dit, selon Hawkins, les principaux protagonistes de la chanson française tendent à être misogynes, ou tout du moins « à considérer les femmes comme faisant partie d’une espèce différente4 », donc tout laisse à penser qu’ils perpétuent dans leurs chansons une certaine image des femmes. Il sera par conséquent instructif de voir quelles images Brassens renvoie aux femmes d’elles-mêmes dans ses chansons.

Tout d’abord, il convient de mentionner le fait que les femmes occupent une place de choix dans les chansons de Brassens et Paul Ghézi estime « qu’elles sont évoquées plus ou moins directement dans les trois quarts de ses écrits5 ». Cet auteur consacre même près d’un quart de son ouvrage aux descriptions physiques que Brassens fait des femmes. La femme apparaît comme idole dans nombre de chansons et mention est souvent faite, de sa beauté et de ses caractéristiques physiques :
Le ciel l’avait pourvu de mille appas

Qui vous font prendre feu dès qu’on y touche (Une Jolie fleur6 v. 9-10)
Tout est bon chez elle y a rien à jeter

sur l’île déserte faut tout emporter (Rien à jeter7 v. 1-2)
Elle avait la taille faite au tour

Les hanches pleines (Le Mauvais sujet repenti8 v. 1-2)
Dans «  Je suis un voyou9 », il est question d’une jolie fille qui est séduite ou violée par le narrateur sur le chemin de l’église. Sa description comme « Princesse vêtue de laine, Déesse en sabots » laisse à penser qu’il s’agit d’une belle femme et que sa beauté en fait une proie aux charmes de laquelle le narrateur ne peut résister:

J’ai croqué dans son corsage

Les fruits défendus

Ell’ m’a dit d’un ton sévère :

« Qu’est-ce que tu fais là ? »

Mais elle m’a laissé faire

Les fill’s c’est comme ça

Puis j’ai déchiré sa robe

Sans l’avoir voulu

Le Bon Dieu me pardonne

Je n’y tenais plus (Je suis un voyou v. 39-48)
Cependant, la plupart du temps, dans les chansons de Brassens ces appas ne font pas d’elle une victime. Ils lui servent à manipuler l’homme, voire même à le traiter comme un chien dans la chanson suivante :

Je n’avais jamais ôté mon chapeau

Devant personne…

Maintenant je rampe et je fais le beau

Quand elle me sonne (Je me suis fait tout petit10 v. 1-4)
Une jolie fleur dans une peau d’vache

Une jolie vache déguisée en fleur

Qui fait la belle et qui vous attache

Et qui vous mène par le bout du cœur ( une Jolie fleur v. 5-8)
Ce thème de la belle femme manipulatrice rappelle ce que dit Beauvoir : «  la transcendance érotique consiste afin de prendre à se faire proie11 ».

Pour ce qui est du degré d’intelligence des femmes, Brassens semble penser que beauté et intelligence s’excluent mutuellement et en cela se fait l’écho de Beauvoir quand elle dit que toute affirmation d’elle-même diminue chez une femme ses chances de séduction12. Les femmes sont souvent décrites comme stupides. La « Brave Margot13 » de la chanson éponyme est décrite comme  « simple et très sage », Marinette14 comme étant « belle, traîtresse » et ayant « une p’tite cervelle », la protagoniste de « Jolie Fleur »comme une idiote :

Ell’ n’avait pas de tête, ell’ n’avait pas

L’esprit beaucoup plus grand qu’un dé à coudre

Mais pour l’amour on ne demande pas

Aux filles d’avoir inventé la poudre (Une Jolie fleur v.10-14)
Nous voyons ici que ces images féminines correspondent à ce que dit Beauvoir de la condition féminine en France et perpétuent l’image de l’idole, belle, manipulatrice et stupide. Qu’en est-il du portrait que Brassens fait de la femme comme servante?

Dans ses chansons, les femmes et en particulier les épouses sont souvent occupées par des travaux domestiques et se montrent dévouées à leur mari :


Je bats la campagne
Pour dénicher la
Nouvelle compagne
Valant celle-là
Qui, bien sûr, laissait beaucoup
Trop de pierr's dans les lentilles
Mais se pendait à mon cou
Quand j'perdais mes billes
(Auprès de mon arbre15 v. 47-54)
Qui raccommode ces malheurs

De fils de toutes les couleurs

Qui brode, divine cousette

Des arcs-en-ciel à nos chaussettes (La femme d’Hector16 v. 24-27)
Malgré la bise qui mord

La pauvre vieille de somme

Va ramasser du bois mort

Pour chauffer Bonhomme (Bonhomme17 v. 1-4):
Si seulement l’était cuisinière

Je dirais « tout n’est pas perdu,

Elle est sotte, c’est entendu

Mais quelle artiste culinaire ! »

Malheureusement sa chère m’a

pour toujours gâté l’estomac. (Si seulement elle était jolie18 v. 30-36):
Bien que je ne sois pas de la côte d'Adam,
Je vis seul sur la terre et c'est débilitant,
Débilitant.
Au sein de mon foyer, pas l'ombre d'un grillon,
Jamais le plus léger frou-frou de cotillon,
Un amour de p'tite Ève avec de longs cheveux,
Qui filerait la laine assise au coin du feu,
Qui partagerait ma joie et ma mélancolie,
Qui m'aiderait à faire et défaire mon lit.
(Une petite Eve en trop19 v. 1-9)


Occupée par ses travaux, la femme-servante n’a plus le même esprit vainqueur que la femme-idole que nous avons vue précédemment. L’opinion qu’avait Brassens, qui ne se maria jamais, du mariage est en cela révélatrice : « par le mariage, la femme va être dépoétisée, elle va cesser d’être une Vénus…Ça enlève quelque chose, le mariage20 » Il rejoint en cela Beauvoir quand elle dit que « L’usage même que l’homme fait d’elle détruit ses vertus les plus précieuses21 ».

Nous voyons donc en examinant le traitement des images d’idole et de servante dans les chansons de Brassens que, si celles-ci ne sont pas très élogieuses, elles rejoignent le discours de Beauvoir sur la condition féminine en France. Néanmoins, Brassens qui perpétue dans ses chansons le mythe de la femme comme objet sexuel à la disposition des hommes, révèle dans deux chansons qu’il est conscient de sa réputation de misogyne. Cependant, il tente de se justifier dans ces deux chansons-réquisitoires en exprimant la difficulté pour les hommes de se comporter auprès des dames dans la mesure où, selon lui, leurs discours émancipatoires contredisent leurs véritables attentes et aspirations. Sous couvert de s’expliquer, il persiste dans ses positions misogynes :


Oui mais depuis qu'Adam se fit charmer par Eve
L'éternel féminin nous emmerde et je rêve
Parfois d'aller m' faire enculer.
Sous les coups de boutoir des ligues féministes
La moitié des messieurs brûle d'être onaniste,
L'autre d'aller s' faire enculer.
(v. 10-15)

Quand on veut les trousser, on est un phallocrate,
Quand on ne le veut point, un émul' de Socrate,
Reste d'aller s' faire enculer.
(v. 19-21)
Oui la plupart du temps sans aucune équivoque
En tortillant du cul ces dames nous provoquent,
Mieux vaut aller s' faire enculer.
(S’faire enculer22 v. 33-36)
Quand ell’ passe avec ses appas,

Et qu’on ne la contemple pas,

On est un muffle un esprit bas,

Un vieux fossile.

Mais quand on la dévore des yeux,

On est un pourceau malicieux,

Pour lui complaire, justes cieux,

C’est difficile.(le Vieux fossile23v. 1-8)

Nous voyons donc que Brassens révèle par ses textes un certain mépris pour les femmes qui y sont souvent réduites à leur aspect physique ou à leur dimension domestique et sexuelle. Ghézi tente d’expliquer pourquoi il se montre assez sévère à l’égard des femmes : c’est selon lui parce que même s’il les aime, il aime avant tout la liberté et que celle-ci n’est pas compatible avec l’amour24. En tout cas, il définit principalement les femmes dans un rapport de dépendance aux hommes, ce qui correspond nettement aux idées de Beauvoir sur le mythe féminin.
Chapitre 2 - Le Mythe féminin dans les chansons d’Anne Sylvestre
Les femmes ont intérêt à plaire aux hommes car ceux-ci, nous l’avons vu, se trouvent dans une situation avantageuse. Selon Beauvoir, jeunesse, santé et beauté sont des attributs féminins prisés25. Nombre des chansons d’Anne Sylvestre traitent de l’obligation faite aux femmes de plaire et de soigner leur apparence physique. Cependant, ces thèmes sont le plus souvent abordés avec un certain humour, comme pour dénoncer l’absurdité de ce règlement tacite ou pour exposer l’envers du décor et la réalité vécue par les femmes au delà des apparences.

Dans le contexte historique et culturel que nous étudions, les femmes se doivent d’être minces pour plaire. «Plate prière26» traite des sacrifices faits au nom de la minceur. Celle-ci est acquise et maintenue au prix d’une vie austère, dénuée de joie et de plaisir:

Ces tristes drôlesses (v. 3)
Faites qu’autour de la table

On leur réserve le banc

C’est assez inconfortable

Sans un certain répondant

Et faites que la salade

La tomate et le citron

Rendent beaucoup plus malade

Qu’un modeste mironton (v. 6-13)
L’omniprésence de la nourriture dans la chanson rappelle l’obsession bien connue des personnes au régime pour la nourriture :

Faites que dans leur trente-six

On les prenne pour des salsifis (v. 27-28)

Rangées à douze par page

Des sardines très mini

Des haricots sur la plage

Ou d’élégants spaghettis (v. 46-49)
Cette chanson écrite sur le mode d’une prière, comme son nom l’indique, contraste par sa forme et son sérieux avec la futilité du sujet traité pour créér l’humour :

Seigneur délivrez-nous de ces filles sans fesses

Qui regardent les nôtres avec réprobation (v. 1-2)
Et dans votre bonté

Faites aussi que le thé

Donne plein de calories

Vierge Marie (v. 14-17)
Dans « Ronde Madeleine27», elle expose la rondeur du personnage éponyme comme un acte de résistance aux diktats modernes de la mode qui réclament aux femmes d’être minces :

A la mode elle résiste (v.23)

Je ne crois pas qu’elle ignore

Tous les mauvais plaisants

Tous ceux qui se déshonorent

En propos méprisants (v. 55-58)
Dans la chanson qui suit, en juxtaposant rondeur et vie, elle nous rappelle que les sociétés primitives privilégiaient la rondeur chez les femmes comme symbole de leur fertilité, donc garantie de survie de l’espèce humaine. Elle souligne ainsi l’arbitraire de cette obligation à la minceur, car comme le souligne Beauvoir, « l’idéal de beauté est variable28» :

Et qui voudrait que les rondes

Refondent le monde

Puisqu’enfin ça se devine

Elles sont à l’origine

Et que même la terre est ronde (v. 67-71)
Il n’est donc pas surprenant que la vieillesse, qui signifie la fin de l’obligation de plaire donc celle d’être mince, est célébrée comme une libération dans «Mon Mystère29» :
Je me vautrerai dans mon âge

Je boufferai n’importe quoi

Sans qu’on m’emmerde à chaque page

Avec tout ce qu’il ne faut pas (v.57-61)
La femme est esclave des exigences sociales car on ne se prive pas de la juger sur ses attributs physiques. Tel est le cas dans «Marie30», «Ronde Madeleine31», « l’Histoire de Jeanne-Marie32» où le physique des femmes de la chanson est un sujet de conversation. Dans «Jérémie33»et «Bergère34», les hommes se sentent autorisés à faire part directement à la protagoniste de la chanson de ce qu’ils pensent de son physique et même à lui en donner une critique détaillée :

Tu disais qu’j’étais pas jolie Jérémie (v.1)
Dis-moi dis-moi bergère

Pour qui te prends-tu donc

Soit dit sans vouloir te déplaire

Tu as le nez beaucoup trop long

Tu as la taille fine

La jambe beaucoup moins

Tu n’as pas assez de poitrine

Et tu aurais besoin d’un shampooing (Bergère v.33-40)
Ceux qui se croient en droit d’exprimer ce jugement sont tour à tour des hommes et la société toute entière, donc composée d’hommes et de femmes. Par la médiation de ces «juges» potentiels, nombreux et divers, le corps féminin est mis en scène comme une sorte de prison, de carcan. On comprend ainsi l’enjeu que peut représenter la beauté physique pour une femme. A cet effet, Anne Sylvestre défend dans ses chansons le point de vue que la beauté peut être autre que physique. Ainsi la Marie de la chanson est-elle belle car génereuse et aimante, Madeleine car elle est gaie et aime la vie.

Anne Sylvestre expose aussi l’aspect laborieux de la beauté physique, qui bien qu’apparaissant comme naturelle est le résultat de tricherie et d’une lutte constante contre la nature. Beauvoir explique ce paradoxe : « souhaitant saisir dans la femme la nature, mais transfigurée, l’homme voue la femme à l’artifice. Elle n’est pas physis seulement, mais tout autant antiphysis35.» En d’autres termes, ils aiment une version amendée des femmes et c’est à cela que se réfère ce passage :

Il vous faut
Etre comme le ruisseau
Comme l'eau claire de l'étang
Qui reflète et qui attend
S'il vous plaît
Regardez-moi je suis vraie
Je vous prie
Ne m'inventez pas
Vous l'avez tant fait déjà
(Une sorcière comme les autres36 v. 41-48)
La beauté physique est dénoncée comme factice car souvent artificielle. «Le deuxième œil37» traite avec humour de la transformation qui s’opère grâce au maquillage et de la difficulté de maquiller les deux yeux de la même manière :
Mais comme vous avez bonne mine

En pleine forme quel éclat

Sûrement personne ne s’imagine

Ce qu’il faut travailler pour ça

Il faut souffrir pour être belle

Bon le crépi ça va tout seul

En deux ou trois coups de truelle

Ça vous a une tout autre gueule

Il faut franchir tous les écueils

Jusqu’au satané deuxième œil (v. 1-10)
Et elle décrit la lutte perpétuelle contre la nature pour aboutir à la beauté dans «Mon Mystère38» :

Je suis la fleur tendre et fragile

Ouvrant sa corolle au matin

A condition que je m’épile

Mais ça repousse et c’est vilain

Ma fraîcheur sera comme neige

Il serait pourtant plus prudent

Qu’après cinq heures je m’asperge

D’un odoricide dément (v. 23-30)
ou dans «Les blondes39» :

On n’est pourtant pas repoussante

On s’est épilé les mollets

On a l’incisive éclatante

L’œil crayonné les ongles faits (v. 21-24)
Il y a beaucoup à gagner à être belle, quel qu’en soit le coût, car le statut d’idole est perçu comme désirable car couronné de récompenses et d’hommages:
Quand j’étais belle et soumise

Vous m’adoriez à genoux (Une sorcière comme les autres40 v. 61-62)
Selon Beauvoir, cette course aux suffrages masculins est souvent fatale aux amitiés féminines :

Pour la plupart des jeunes filles, la conquête d’un mari devient une entreprise de plus en plus urgente. Ce souci est souvent néfaste aux amitiés féminines. Dans ses compagnes, la jeune fille voit plutôt que des complices des rivales41.
Le thème de la rivalité entre femmes et du manque de solidarité féminine qui en découle est cher à Anne Sylvestre et est illustré dans diverses chansons :

Un peu plus tard c’est la beauté

Qu’on nous érigea en barrière

On se trouvait insultée

Si on n’était pas la première (Frangines42 v. 31-38)
La séduction ou le tombeau

On se met dans tous nos états

Pour émerger un peu du tas (Les blondes v. 28-30)
Pleure Pleure Maryvonne

Ton mari je te l’ai pris (Maryvonne43 v.1-2)
Dans «Petit Bonhomme44», elle tente d’imaginer la force que les femmes tireraient de leur solidarité au lieu de maintenir un statu quo de rivalité pour avoir les faveurs des hommes, car au fond, ce sont eux qui en bénéficient. Il y est question d’un homme qui abandonne sa femme pour une maîtresse. Quand celle-ci se lasse, car les tâches domestiques sont loin d’être reparties équitablement, il repart chez sa mère. Celle-ci s’en va pour la même raison et il retrouve une autre maîtresse. La mère, l’épouse et la première maîtresse partent habiter toutes ensemble dans le Sud de la France et enjoignent la nouvelle maîtresse de les y retrouver. Cette chanson humoristique invite ses auditeurs à imaginer ce que seraient les rapports des femmes entre elles si on supprimait leur subordination au mâle. Elle illustre ce que dit Beauvoir des rapports des femmes entre elles et de leurs limites : « il n’y a pas entre elles cette solidarité organique sur laquelle se fonde toute communauté unifiée.45»

L’accent sur l’apparence physique, cet ancrage dans l’immanence et le paraître pour autrui est exposé dans l’œuvre d’Anne Sylvestre comme divisif et réducteur de ce que les femmes peuvent réaliser. Dans «Frangines46», elle va encore plus loin et dénonce le lien causal entre rivalité féminine et manque de réussite professionnelle des femmes :
C’est tout pareil dans nos métiers

On nous oppose et on nous monte

En épingle pour mieux montrer

Qu’on se trouve en dehors du compte

Pour peu qu’on dépasse la tête

On est toujours une exception

Chacune sur notre planète

Ce qu’on a pu tourner en rond
Si on se retrouvait frangines

On n’aurait pas perdu son temps

Unissant nos voix j’imagine

Qu’on en dirait vingt fois autant

Et qu’on ferait changer les choses

Et je suppose

Aussi les gens (Frangines v. 50-64)
Cette idée fait écho à ce que dit Beauvoir du manque d’ambition des femmes qui n’osent pas viser trop haut par manque de confiance en elles-mêmes et par le manque de confiance en elles placé par autrui, qui résulte dans le fait que ni hommes, ni femmes, n’aiment se trouver sous les ordres d’une femme47, ce qui est toujours le cas en France en 200548. Par conséquent, Anne Sylvestre pose la question des gains potentiels qui pourraient être acquis par les femmes si au moins elles se décidaient par solidarité à s’accorder mutuellement confiance. A cet égard, il est intéressant de noter que selon Moi49, les personnes qui ont le plus critiqué Simone de Beauvoir étaient des femmes.

Nous venons de voir que nombre de chansons ont trait à la fonction d’idole des femmes. Voyons maintenant comment elle traite des fonctions domestiques qui incombent aux femmes et qui ne sont guère compatibles avec la fonction d’idole. L’absurde et même l’impossible cumul de ces deux fonctions est abordé dans les deux chansons suivantes :

Qui c'est qui fait la vaisselle?
Faut pas qu'ça se perde!
Qui c'est qui doit rester belle
les mains dans la merde ?
(La vaisselle50 v. 1-4)
Je suis la fée, je suis l’ondine

Qui récure ses cabinets

Avec une poudre divine

A côté du papier duvet

Je suis l’unique la première

Je suis l’adolescente en fleur

Celle qui montre son derrière

Pour vendre un réfrigérateur (Mon mystère51 v. 14-21)

«Comment je m’appelle52» traite de la perte d’identité qui va de pair avec la servitude domestique, de la répétitivité des tâches et de leur nature ingrate avec qui la femme semble même fusionner  :

Quand je fus berceau et puis biberonne
J'oubliais tout ça quand je fus rosier
Puis me réveillais un matin torchonne
J'étais marmitasse et pierre d'évier
J'étais ravaudière et j'étais routine
On m'appelait soupe on m'appelait pas
J'étais paillasson carreau de cuisine
Et j'étais l'entrave à mes propres pas
(v. 22-29)
Mais certaines chansons présentent une déviation au modèle traditionnel. Ici, c’est l’homme qui fait le ménage et s’occupe de son enfant pendant que son épouse est au travail. Le « quelle merveille » souligne l’originalité de sa participation aux tâches domestiques et ne s’appliquerait pas à une protagoniste, car coulant de source :

Mais tout change {2x}
et voici Jules qui lange
les fesses de l'héritier.
Il balaie {2x}
et bientôt, quelle merveille,
il astique le plancher.
(La vaisselle v. 5-10)
Dans «Lonlère53», il est question d’une femme qui avoue, presque sur le ton de la confidence, qu’elle n’est pas une fanatique du ménage, mais qu’au moins on se sent bien chez elle :
J’ai une maison

Que je ne balaye guère

J’ai pas l’âme ménagère

Je suis loin de Cendrillon

Mais quand s’ouvrent les lumières

Qu’au dehors la neige fond

Qu’il y fait bon (Lonlère v. 2-8)
« Peu de tâches s’apparentent plus que celle de la ménagère au supplice de Sisyphe54 » dit Beauvoir qui maintient que la recherche effreinée de l’ordre et de la propreté a pour corollaire la perte de la joie de vivre, car la vie est une constante menace pour l’ordre. Anne Sylvestre semble donc inviter son auditoire à prendre le partie de la vie sur celui de l’ordre.
La fonction domestique apparaît pourtant comme indissociable des femmes dans l’esprit collectif et c’est de quoi il est question dans « Clémence en vacances55». Quand la Clémence de la chanson cesse de travailler, tout le monde en parle et cherche une explication : « S’est-elle fait mal ? S’est-elle disputée avec son mari ? Est-elle devenue folle ?».

On l'a dit à la grand-mère
Qui l'a dit à son voisin
Le voisin à la bouchère
La bouchère à son gamin
Son gamin qui tête folle
N'a rien eu de plus urgent
Que de le dire à l'école
A son voisin Pierre-Jean

Clémence Clémence
A pris des vacances
Clémence ne fait plus rien
Clémence Clémence
Est comme en enfance
Clémence va bien

Ça sembla d'abord étrange
On s'interrogea un peu
Sur ce qui parfois dérange
La raison de certains vieux
Si quelque mauvaise chute
Avait pu l'handicaper
Ou encore une dispute
Avec ce brave Honoré

Clémence Clémence...

Puis on apprit par son gendre
Qu'il ne s'était rien passé
Mais simplement qu'à l'entendre
Elle en avait fait assez
Bien qu'ayant toutes ses jambes
Elle reste en son fauteuil
Un peu de malice flambe
Parfois au bord de son œil

Clémence Clémence...

Honoré c'est bien dommage
Doit tout faire à la maison
La cuisine et le ménage
Le linge et les commissions
Quand il essaie de lui dire
De coudre un bouton perdu
Elle répond dans un sourire
Va j'ai bien assez cousu

Clémence Clémence ...

C'est la maîtresse d'école
Qui l'a dit au pharmacien
Clémence est devenue folle
Paraît qu'elle ne fait plus rien
Mais selon l'apothicaire
Dans l'histoire le plus fort
N'est pas qu'elle ne veuille rien faire
Mais n'en ait aucun remords

Clémence Clémence ...

Je suis de bon voisinage
On me salue couramment
Loin de moi l'idée peu sage
D'inquiéter les brave gens
Mais les grand-mères commencent
De rire et parler tout bas
La maladie de Clémence
Pourrait bien s'étendre là

Toutes les Clémence
Prendraient des vacances
Elles ne feraient plus rien
Toutes les Clémence
Comme en enfance

Toutes les Clémence
Prendraient des vacances
Elles ne feraient plus rien
Toutes les Clémence
Comme en enfance
Se reposeraient enfin

On imagine aisément qu’un homme qui ne ferait rien à la maison ne susciterait pas tant de commentaires ni conjectures. Selon Beauvoir, si les charges domestiques retombent en grande partie sur les femmes, c’est que cela fait partie de leur lot dans l’institution du mariage, tout comme la fonction reproductrice et la satisfaction des besoins sexuels du conjoint en échange de quoi celui-ci s’engage à l’entretenir56.  « La louve et l’Afghane57 » traite de l’aspect contractuel du mariage. La louve demande a l’Afghane ce qu’elle doit faire pour obtenir les mêmes avantages et voici la réponse :

Presque rien cuisiner faire un peu de ménage

Elever des enfants s’assurer qu’ils ont sages

Être aimable toujours amoureuse parfois

Mais jalouse jamais en échange de quoi

On a tout ce qu’il faut pour être longtemps belle

Massages thalasso et dessous de dentelles

Caresses le dimanche et pas les autres jours

Et puis si on insiste quelques mots d’amour (v. 25-32)
Dans « La faute à Eve58», il est question de l’inégalité de la répartition des tâches entre hommes et femmes. En l’attribuant au péché originel, elle raille la justification qu’ont certains de leur vision misogyne des femmes et des rôles respectifs des deux sexes.

Après ça, quelle triste affaire.
Dieu leur a dit: "Faut travailler".
Mais qu'est-ce qu'on pourrait bien faire?
Eve alors a dit :"J'ai trouvé".
Elle s'arrangea, la salope,
pour faire et porter les enfants.
Lui poursuivait les antilopes
et les lapins pendant ce temps.
C'est vraiment la faute à Eve
si Adam rentrait crevé.
Elle avait une vie de rêve,
elle s'occupait des bébés,
défrichait un peu la terre,
semait quelques grains de blé,
pétrissait bols et soupières,
faisait rien de la journée.
(La faute à Eve v. 33-48)
Dans cette chanson, Anne Sylvestre donne la parole à un point de vue volontairement misogyne sur les femmes et leur travail, non sans une certaine ironie : deux lignes décrivent le travail d’Adam, cinq celui d’Eve. La différence est dans la nature du travail et du contexte dans lequel il s’opère : celui de la femme est répétitif, celui de l’homme est spectaculaire, de nature ponctuelle et le conduit à l’extérieur du foyer. Cette chanson illustre ainsi ce que dit Beauvoir des caractéristiques respectives du travail des deux sexes : « la vocation du mâle, c’est l’action59», alors que la femme « s’use à piétiner sur place ; elle ne fait rien, elle perpétue seulement le présent60 ». Il est intéressant de noter que dans ce parallèle, Beauvoir glorifie le travail masculin et réduit le travail féminin à peu de chose, alors qu’Anne Sylvestre dénonce dans « La Faute à Eve » le fait que certains accordent au travail masculin plus de valeur qu’au travail féminin, sous prétexte que ce dernier est moins visible. Cette glorification du masculin et des valeurs masculines est une des principales critiques qui est d’ailleurs faite à Beauvoir. C’est d’ailleurs en cela que réside la principale différence entre Sylvestre et Beauvoir. Nous allons donc examiner dans le chapitre suivant ce qui lui est reproché et voir dans les chansons d’Anne Sylvestre où elles diffèrent dans leur conception du féminin.
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