Parce que j’ai pêché
1
Première semaine. Jeudi après-midi.
Pardonnez-moi mon Père, parce que j’ai pêché.
Asseyez-vous, mon fils, et confessez-vous.
A la demande de l’abbé, l’homme s’assoie.
Ce n’est qu’après avoir longuement hésité sur le parvis de l’église Saint-Ferréol que l’homme s’est finalement décidé à entrer. Ce qu’il s’apprête à faire, il l’a mûrement réfléchi, et c’est un pas décisif dans le scénario qu’il a imaginé dans sa tête malade. Il prend un risque, il le sait. Mais il a besoin de confier cela. Besoin de Lui en parler. Il n’y a pas de doute, Lui va comprendre et même l’approuver.
C’est que ce n’est pas facile, mon Père. Il s’agit de choses graves.
Vous pouvez tout dire ici. Il vous écoute et peut tout pardonner.
Mais vous ? Vous allez me juger ?
Je ne suis pas là pour juger, mon fils. Je suis là pour écouter, soyez sans crainte.
Et vous ne répétez rien à personne ?
Mon fils, rien de ce qui se dit ici ne sort d’ici. C’est si grave que ça ?
Encore pire, mon Père.
Instinctivement, sans même s’en rendre compte, l’abbé Esposito s’est approché de la fine paroi ajourée qui le sépare de l’homme et y a collé son oreille.
Soyez sans inquiétude. Il peut tout entendre. Et tout pardonner. Commencez si vous le voulez par ce qui vous semble sans gravité. Vous avez sûrement de petites choses à vous reprocher, non ?
Des choses inintéressantes. Il mérite mieux. Ce que j’ai fait, c’est pour Lui.
Je vous écoute, alors.
Mes parents sont morts.
L’abbé marque un temps de silence, c’est un homme d’église expérimenté, et qui est capable de faire preuve de compassion quand cela est nécessaire.
C’est une épreuve très difficile, mon fils, et je vous plains.
C’était il y a longtemps, et je m’en souviens comme si c’était hier.
Je comprends. Ces choses-là sont difficiles à surmonter. Mais dites-vous bien que là où ils sont…
Vous ne comprenez donc pas… Laissez-moi parler. S’il vous plait… Je les ai tués ! Mon père, cet incapable obsédé juste bon à me faire du mal. Et ma mère cette pauvre conne qui ne voit rien. Des inutiles. Des nocifs ! Dieu a-t-il crée l’homme pour qu’il ne fasse rien de ses jours ? Non, sûrement pas. Il faut éliminer les inutiles. Comme mon père, ce gros fainéant. Des mois et des mois sans rien faire à la maison. Sans rien faire d’autre que m’emmerder. Fais ceci, fais cela. Pourquoi tu rentres si tard ? Et ma mère qui le plaint. Quelle conne !
Mon fils, si vous ne voulez pas que ce que vous me dites sorte d’ici, vous devriez parler moins fort.
Oui mon Père, vous avez raison, excusez-moi. Je m’emporte. Mais vous ne pouvez pas imaginer ce qu’il m’a fait.
L’abbé Esposito n’est pas un jeune novice, il a quarante-cinq ans dont vingt passées à exercer son sacerdoce. Des propos extravagants, en confession, il en a entendu, mais là, il n’en croit pas ses oreilles. Cela dépasse l’entendement. Que faire sinon écouter ? Écouter et tenter de raisonner cet homme qui à n’en pas douter a un grave problème psychologique.
Vous, un homme de Dieu, je suis certain que vous me comprendrez.
Bien sûr mon fils, mais ne pensez-vous pas qu’il y avait d’autres moyens pour tenter de rendre votre père utile à quelque chose ? Et peut-être allez-vous me dire ce qu’il vous a fait ?
Non, mon Père, je ne peux en parler à personne. Pas encore, mais faites-moi confiance, j’ai fait pour le mieux, et je suis persuadé qu’il faut faire de même pour tous les inutiles.
Que voulez-vous dire par là ?
Vous me comprenez.
J’en ai peur, oui. Mais ces gens dont vous parlez, ce sont des créatures de Dieu. S’Il les a créés ainsi, ce n’est sans doute pas pour que vous leur enleviez la vie, non ?
Je suis également une de Ses créatures, ne vous vient-il pas à l’esprit qu’Il m’a peut être créé uniquement pour remettre de l’ordre dans ce monde qui se dégrade jour après jour ? Croyez-moi, mon Père, des inutiles et des cabossés, j’en voie plus que ma part.
Que voulez-vous dire par cabossés ?
Les cabossés, ce sont tous les abîmés de la vie, les accidentés, les diminués, ceux qui ont trop souffert et qui sont tentés d’abandonner, de se laisser aller. Ceux-là méritent au moins un peu de compassion et d’attention car ils ont une douleur bien réelle. Les autres ? L’élimination. Mais je suis désolé mon Père, je dois vous quitter, il se trouve que je ne suis pas un inutile, moi, et j’ai du travail qui m’attend. Je reviendrai vous voir. Cela vous intéresse, n’est-ce pas ?
Le pauvre curé est atterré par les propos qu’il vient d’entendre et l’absence manifeste de remord ou même d’une quelconque conscience chez cet homme. Mais dans le même temps, il ne peut s’empêcher d’être extraordinairement attiré et intéressé.
Sans aucun doute mon fils, il faut revenir me voir bientôt. Mais, et votre confession ? Il faut aussi penser à faire acte de contrition.
Je vais y penser, mon père. Et peut-être vais-je faire plus qu’y penser… Faites-moi plaisir, restez quelques instants dans votre confessionnal, j’aime mon anonymat, pour le moment.
L’homme écarte un peu le rideau sort la tête dans l’allée centrale. Ayant vérifié qu’il ne va rencontrer personne, il sort prestement et gagne la sortie de l’église le visage incliné vers le bas, dans une attitude de recueillement propice à masquer ses traits.
S’il y avait eu une personne dans l’église, et que cette personne ait observé le fidèle sortant du confessionnal, elle n’aurait pas manqué de remarquer la boiterie bizarre de cet homme marchant la tête basse.
Elle aurait pu penser qu’il s’agissait d’un homme qui voulait masquer sa boiterie, qui souffrait mais que cela gênait de le montrer. Ou bien, au contraire, elle aurait pu penser à une simulation de boiterie tant la démarche était comme forcée, pas naturelle.
Après avoir poussé la grande porte en bois massif l’homme se retrouva en pleine lumière, ébloui par un soleil conquérant et agressif, tel qu’il peut l’être en fin de matinée à Marseille au milieu du printemps. Toujours la tête baissée, mais désormais marchant un peu plus vite malgré cette boiterie singulière, l’homme descendit les marches jusqu’à la rue et pris la direction de la station de Métro la plus proche. Il me plaît bien ce curé, pas à toi ? Si…, si, je l’aime bien moi aussi, il a l’air intéressé en tous cas. Ah, ah, ça c’est sûr qu’il est intéressé, tu me fais rire toi. Tu crois que je ne suis pas intéressant ? Je crois même que je vais lui raconter tout, depuis le début. Ah oui ? Et tu vas lui raconter quoi ? Ben, tout ! Mon enfance malheureuse, les viols incessants que mon père me faisait subir, la misère à la maison…. Arrête tes conneries, tu sais bien que rien n’est vrai là-dedans ! Ton père ne t’a jamais violé, tu as toujours eu l’argent que tu voulais et tu n’as jamais connu la misère. C’est juste que rien ne va dans ta tête. Tu n’en sais rien, toi, je t’ai toujours protégé, mis à l’abri quand il venait le soir dans la chambre pour me dire bonne nuit. Bonne nuit ! Tu ne peux pas te souvenir, tu n’étais pas là, enfui dans un recoin de mon cerveau, là où je te cachais pour que tu n’aies pas mal pendant que je saignais, que j’avais une telle envie de vomir… Tu es complètement cinglé, tu inventes tout ça ! L’homme marche dans la rue, dialoguant avec lui-même comme il le fait toujours et depuis toujours, insensible au regard de certains passants qui cherchent d’où diable peut bien venir cette voix qu’ils remarquent près d’eux. Il s’exprime tellement bas que rares sont ceux qui arrivent à déterminer avec certitude que cet homme qui avance tête baissée, sans rien regarder autour de lui est à l’origine des paroles entendues. Ah, ah, cinglé, j’aime ça moi. Ça sonne bien. C’est sûr que c’est ce qu’ils vont dire quand ils vont recevoir la lettre : encore un cinglé ! Mais non, je ne suis pas cinglé, et tu n’as jamais eu mal, toi, tu ne peux pas savoir. Mais pour moi c’est fini, je n’aurai plus jamais cette souffrance, c’est le tour des autres désormais. 2
L’hôtel de police, au 2 rue Antoine Becker à Marseille, siège du SRPJ est en pleine effervescence. Francis Pondini ainsi que Marcel Santicci viennent de s’évader de la maison d’arrêt de Borgo en Haute Corse où ils étaient incarcérés dans l’attente d’un procès pour extorsion de fonds.
Le commissaire divisionnaire Marlin a convoqué à une réunion exceptionnelle tous les policiers disponibles. Et c’est dans la plus grande salle du SRPJ, au milieu du brouhaha général qu’il prend la parole :
Messieurs, un peu de silence s’il vous plaît, j’ai besoin de toute votre attention. Pour ceux qui ne le savent pas encore, nous venons d’apprendre que Francis Pondini et Marcel Santicci se sont évadés de la prison de Borgo avant-hier mardi en fin d’après-midi.
Le calme qui s’était emparé de la salle au début de l’intervention de Marlin est aussitôt remplacé par un immense vacarme, chaque policier y allant de son exclamation étonnée ou de son grondement de colère, quand ce ne sont pas les deux, successivement, devant l’invraisemblance d’une telle nouvelle.
Allons messieurs, s’il vous plaît !
Le commissaire Marlin connait bien ses hommes, sait par avance qui va obéir rapidement et qui va continuer à brailler malgré sa demande. Jetant un regard circulaire sur le groupe hétéroclite rassemblé devant lui, il ne peut s’empêcher de sourire en constatant qu’il ne se trompe pas, que le commissaire Baillard comme à son habitude gesticule et continue de commenter bruyamment l’évasion des deux truands.
Si tu veux bien me laisser parler, Michel, je pourrais alors vous donner le reste des infos. Et crois moi, ça va vous intéresser !
Baillard ainsi interpelé cesse alors ses commentaires, laisse tomber ses bras qu’il ne peut s’empêcher d’agiter en tous sens dès qu’il prononce un mot et adresse un sourire assorti d’un clin d’œil à son vieil ami et patron, adoptant une mine concentrée de circonstance.
Les moyens utilisés pour cette évasion ont fait que celle-ci n’a été découverte qu’aujourd’hui. Mardi, avant-hier donc, peu après 17 heures, un fax arrive au greffe de la prison, ordonnant la mise en liberté immédiate de nos deux lascars, les sieurs Pondini et Santicci. Ce fax émane du cabinet du juge d’instruction en charge de l’affaire et est signé de la main du vice-président du tribunal de grande instance d’Ajaccio, juge de la détention et des libertés. L’ordre est exécuté séance tenante, un ordre est un ordre, vous le savez aussi bien que moi. Pondini et Santicci sont, vous vous en doutez, plus que ravis, d’autant que eux savent pertinemment que la missive est un faux qui arrive directement d’Aix en Provence et que c’est un comparse qui a signé. Ils n’osaient espérer que le subterfuge fonctionnerai et s’empressent de quitter la maison d’arrêt sans remords ni un seul regard en arrière. Et aujourd’hui, le juge d’instruction, le vrai cette fois-ci, fait parvenir à Borgo une citation à comparaitre demain à Ajaccio pour nos deux braqueurs. Vous imaginez le bordel indescriptible qui a suivi.
Le commissaire divisionnaire s’étant tu, dix secondes d’un silence étonnant suivent puis c’est une explosion de jurons, un déferlement d’exclamations, chaque policier y allant de son commentaire, bien souvent admiratif quant au choix plus qu’inventif du moyen d’évasion, mais également pessimiste quant à la charge de travail supplémentaire qui va de toute évidence écraser les épaules de tous les membres des forces de l’ordre.
Messieurs, encore un instant, s’il vous plait ! Pondini et Santicci ne vont sûrement pas moisir en Corse, vous vous en doutez. On va bientôt avoir de leurs nouvelles ici-même, à Marseille. Je vous le garanti. Donc chacun reste vigilant et ouvre grand ses yeux et ses oreilles, d’accord ? Allez, retournez tous à vos occupations sauf Baillard et Constantin. On a besoin de calme, allons dans ton bureau Michel.
Michel Baillard est déjà debout, prenant la direction du bureau de son supérieur. C’est un grand escogriffe d’un mètre quatre vint six qui est bâti tout en longueur. La première chose que l’on remarque chez lui, hormis ses jambes et ses bras interminables, est sa moustache de mousquetaire qui déborde de partout sous un nez en bec d’aigle. Ensuite viennent ses yeux d’un bleu si foncé qu’il en est presque gris et qui sont capables de vous transpercer lorsqu’ils vous fixent. Personne, pas même le plus abruti des truands ne peut ignorer ces yeux et l’intelligence évidente qu’ils affichent. Quand ils vous prennent pour cible, mieux vaut ne pas insister trop longtemps, ne pas chercher à soutenir le regard du grand commissaire mais tourner la tête et s’estimer très heureux si les choses en restent là. Car ce policier taillé comme une asperge est ceinture noire de Karaté, spécialiste en techniques de combat rapproché, ancien militaire de carrière, avec quelques années passées dans les Forces Spéciales et l’expérience de théâtres d’opérations pour le moins agités. Nombreux sont les malfrats qui regrettent de l’avoir sous-estimé et s’en mordent encore les doigts, quand ils ont la chance qu’il leur reste des dents. Il faut dire que le bonhomme est soupe au lait et que ça bouillonne très vite sous ses cheveux châtains qu’il porte très court. Mieux vaut ne pas le contrarier.
Le commissaire Baillard est né à Marseille il y a quarante-cinq ans dans le quartier de La Rose, quartier sensible et animé du XIIIème arrondissement dont la majorité des habitants sont en difficulté d’emploi. Ses parents ne faisant pas exception à la règle, il lui a fallu très jeune participer financièrement à la marche de la maison tout en poursuivant en parallèle une scolarité chaotique, sa vivacité d’esprit lui permettant néanmoins de se maintenir à un niveau minimum acceptable malgré un absentéisme très important. Trouver un travail n’étant pas plus aisé pour un adolescent que pour un adulte, Michel Baillard et son meilleur ami Marcel Mérini ont bien vite réalisé qu’ils n’avaient quasiment d’autre choix que celui de cambrioler les maisons des beaux quartiers en l’absence de leurs occupants s’ils voulaient se faire un peu d’argent. L’un et l’autre ayant oublié d’être idiots, ils préparaient minutieusement leurs coups, ciblant les résidences suffisamment isolées et exemptes de système d’alarme. Venait ensuite une longue période d’observation du rythme de vie des propriétaires, la durée des absences, s’il y avait du personnel et à quelles heures. Et s’il y avait des chiens, ils vérifiaient qu’ils acceptaient de la nourriture de la main d’étrangers afin de leur donner un somnifère mélangé à du bon poisson le cas échéant. Un travail fastidieux mais nécessaire s’ils voulaient ne pas se faire prendre. Et avec ça, assister malgré tout à un minimum de cours au lycée pour ne pas risquer un redoublement ou pire, un renvoi. Le moment venu, il fallait passer à l’acte calmement, silencieusement et le plus rapidement possible, choisir les objets susceptibles d’être refourgués aisément et bien sûr facilement transportables. Puis se faire la belle, rentrer à la maison comme un gentil garçon et aller tenter de suivre une scolarité ordinaire. Marcel Mérini ayant toujours eu plus de contacts avec la pègre locale que son pote Michel Baillard, c’est lui qui était chargé de la revente des butins. Une chose en entrainant une autre, il s’est trouvé de plus en plus impliqué dans des activités illégales, de moins en moins motivé par le lycée et la poursuite de ses études. Baillard dans le même temps, ayant dû changer de quartier car son père avait trouvé un nouveau travail, avait eu la chance de tomber à son nouveau lycée, sur un directeur qui avait su déceler en lui un réel potentiel et l’avait motivé et encouragé à s’investir bien plus dans ses études. Malgré tout, les problèmes financiers étant toujours là, Michel gardait le contact avec Marcel et tous les deux continuaient à mener de temps en temps mais bien moins souvent qu’avant des petites opérations de « collecte de fonds » comme ils appelaient leurs cambriolages. Jusqu’à ce que Michel décide, lors de son entrée en terminale, à l’âge de 17 ans, que cela suffisait, qu’il avait déjà eu bien de la chance de s’en sortir tout ce temps sans autre problème que plusieurs grosses frayeurs et en accord avec son vieux copain Marcel raccroche les gants de la délinquance et prépare avec le plus grand sérieux son baccalauréat.
Sauf que la vie n’est pas un long fleuve tranquille, et que le père de Michel ayant perdu son emploi, se retrouvant au chômage pour la nième fois avec très peu d’espoir de retrouver du travail en période de crise, Michel reprit contact avec Marcel deux mois avant le bac pour une dernière opération. Mérini qui avait définitivement cessé les études et embrassé la carrière de truand professionnel commença par refuser, d’une part car il jugeait que son vieil et meilleur ami avait bien mieux à faire pour les deux mois à venir et qu’il devait préparer son bac, et d’autre part car pour lui l’époque des petits cambriolages était loin derrière et qu’il en était désormais aux braquages en tous genres, avec une petite préférence pour les bijouteries du centre de Marseille. Mais Michel se faisant insistant, il finit par accepter une dernière « collecte de fond », à l’ancienne. Sauf que le temps de chacun étant désormais compté, Michel beaucoup plus présent en classe, Marcel faisant son trou dans la voyoucratie locale, le cambriolage fut mal préparé et ce qui devait arriver arriva. Les deux amis venaient à peine de s’introduire en pleine nuit dans la maison supposée être vide qu’ils avaient choisie pour ce dernier casse, qu’ils se retrouvaient éblouis par le projecteur du salon brutalement allumé et qu’une voix leur ordonnait de mettre les mains en l’air. Marcel Mérini, avec une rapidité et une précision qui deviendraient légendaire quelques années plus tard dans le Milieu Marseillais, s’empara d’un bibelot qu’il projeta avec force sur la lampe et la fit voler en éclat. Profitant du noir total immédiat, il intima à Michel de prendre la fuite avec lui. Tous deux s’élancèrent par la fenêtre qu’ils venaient d’emprunter pour rentrer et se croyaient tirés d’affaire quand un coup de feu retenti et que Michel, touché sur le haut du corps s’effondra dans l’herbe en proie à une vive douleur. Marcel n’hésitant pas une seconde fit demi-tour pour porter secours à son ami malgré le claquement d’un deuxième coup de feu, et avec l’énergie du désespoir le chargea sur ses épaules avant de s’éloigner avec son lourd fardeau dans la nuit vers la voiture qu’il avait volé le matin même. C’était sans compter sur la pugnacité du tireur qui fit feu une troisième fois, touchant Marcel cette fois-ci, à la cuisse. Voyant Mérini tomber et persuadé d’avoir mis hors d’état de nuire durablement les deux cambrioleurs, l’homme rentra dans la maison pour téléphoner à Police secours. Pendant ce temps, serrant les dents, boitant à peine malgré une douleur fulgurante à la jambe qui saignait abondamment, Marcel transporta un Michel Baillard désormais inanimé et réussi on ne sait comment à ouvrir la voiture, installer son camarade en position allongée à l’arrière, démarrer en trombe tous feux éteints et tourner le coin de la rue quelques secondes à peine avant qu’une voiture de police ne surgisse toute sirène hurlante et ne stoppe devant la maison du cambriolage raté.
Marcel Mérini qui a désormais de nombreux amis parmi les truands sait comment trouver un médecin qui restera discret. Il connait sa ville sur le bout des doigts pour l’avoir sillonnée des milliers de fois, principalement de nuit, c’est donc en évitant les grands axes sur lesquels il risque de rencontrer des patrouilles de policiers, qu’il rejoint l’appartement au rez-de-chaussée qu’il occupe depuis six mois dans le quartier de Sainte Marthe dans le XIVème arrondissement et contacte immédiatement un ami qui sans lui poser de question pourra lui envoyer le chirurgien dont il a besoin et également se débarrassera du véhicule volé.
Fort heureusement la blessure de Michel n’est pas aussi grave qu’elle le paraissait. La balle a traversé au niveau de l’épaule droite, trouvant son chemin entre la clavicule, l’artère sous Clavière et l’omoplate sans rien endommager. Le médecin a nettoyé la plaie et recousu puis appliqué un bandage et administré une bonne dose d’antalgique à Baillard qui avait déjà repris connaissance dans la voiture avant d’arriver à l’appartement.
La blessure de Mérini en revanche a posé un peu plus de problèmes au praticien car il lui a fallu extraire la balle qui avait buté sur le fémur l’entamant sur un demi-centimètre. Mais au final les deux jeunes hommes peuvent s’estimer heureux du dénouement de ce cambriolage avorté. Fiasco total qui va conforter Michel Baillard dans son désir de rejoindre définitivement le droit chemin et, à contrario décider irrévocablement Marcel Mérini à demeurer un gangster, dopé à l’adrénaline, les émotions d’une telle intensité qu’il a éprouvé au plus fort de l’action l’ayant fait se sentir plus vivant que jamais.
Une fois remis sur pied, il s’investira totalement dans les activités illégales, gravissant très rapidement les échelons de la pègre locale puis nationale, enchainant braquages en tous genres, extorsions de fonds, rackets, proxénétisme et bien évidement règlements de comptes entre truands, pour s’élever au niveau de parrain local du crime organisé.
Quant à lui, Baillard, après quelques jours de repos indispensable, retournera au lycée, munis d’un faux certificat médical attestant de la fracture de la clavicule droite suite à une chute à moto et il passera avec succès son bac C pour lequel il aura même la mention Bien, avant de s’engager pour cinq ans dans l’armée, dans le corps des parachutistes, s’éloignant durablement de sa ville natale et de ses mauvaises fréquentations. Pour se retrouver vingt-huit ans plus tard commissaire de police à Marseille, la ville qui l’a vu naitre, faire les quatre cents coups, devenir apprenti cambrioleur et dans laquelle il traque désormais les cambrioleurs, apprentis ou confirmés et où réside toujours sans doute, mais nul ne sait où car il est recherché par toutes les polices de France, celui qui fut son meilleur ami, celui qui l’a sauvé par son courage et sa force d’un destin bien plus sombre et dont il aurait été, lui, Michel Baillard, le seul responsable.
3
L’étrange boiteux après son trajet en Métro vient de rentrer chez lui. Il est satisfait d’avoir enfin eu le courage d’aller se confier à un prêtre. Maintenant il va aller de l’avant et agir concrètement pour sa mission. Un délicieux frisson parcourt son corps qui est comme électrisé. C’est l’aboutissement d’un long chemin. Mis à part celles de ses parents, il n’a jamais pris d’autres vies qu’à des insectes et des animaux. Mais quel plaisir de les voir souffrir ! Rien qu’en y pensant il ressent un début d’érection et frissonne à nouveau. Les animaux ? Facile de les démonter, pièce par pièce. Un petit pied, une patte, une autre patte, encore deux autres puis un corps, un tout petit cou et enfin une tête. Irréel ! C’est vraiment mignon ces petites choses ! Mais pour les remonter c’est une autre paire de manches. C’est mignon mais bien trop petit. Et d’un fragile ! Un rat, un crapaud, ça a des membres qui cassent comme du Crystal. Les chats, oui, c’est bien, ça ! Après quelques déconvenues il est passé maitre dans l’art du remontage de chat. Et puis ils ont de si beaux yeux ! Des yeux de chat, il en a une magnifique collection dans son atelier de La Valbarelle. Il ne va pas les voir assez souvent mais ça va changer, désormais, pour sa mission, il y sera très fréquemment. Démonter et remonter des humains ! Il est obligé de s’assoir car soudain ses jambes le lâchent. Il salive tellement qu’il en bave. Et son pénis est devenu si dur qu’il en a presque mal.
Calme toi mon chéri, tu sais bien que tu ne tiens plus debout quand tu t’excites comme ça ! A la maison ça va encore, mais ne te laisse pas avoir ces pensées dans la rue, tu tomberais. Oh ça va ! J’ai bien le droit à un petit plaisir, non ? Démonter et remonter des humains, des pièces de tout un tas d’humains différents ! Quel dommage qu’on n’ait pas pu s’entraîner avec papa et maman. Ne les appelle pas comme ça ! Le monstre et la vieille conne, rien d’autre ! Et la manière dont tu voulais les découper n’aurait jamais permis de les remonter. Quoiqu’il en soit, il fallait s’en débarrasser. Et grâce à moi tu as pris la bonne décision. Mais arrête donc de parler, il faut faire cette lettre aujourd’hui. Oh oui ! La lettre ! Attend, je reste encore un peu assis, mes jambes me lâchent à nouveau.
Une fois qu’il a retrouvé la maîtrise de son corps l’homme va ouvrir une armoire dans laquelle il attrape une pile de vieux journaux datant de plusieurs années et les pose sur une grande table recouverte d’une toile cirée. Cela étant fait, il retourne à l’armoire chercher quelques feuilles blanche sur la même étagère, ferme l’armoire puis revient poser les feuilles et ajuster parfaitement bien tous les journaux afin que la pile soit uniforme et que pas un ne dépasse. Il va ensuite prendre une paire de ciseaux dans un tiroir de son bureau. Le tiroir est refermé très consciencieusement, l’homme vérifie avec le plat de la main qu’aucune partie ne fait saillie. Il lui faut encore aller chercher un bâton de colle blanche dans un autre tiroir pour lequel il répète le même cérémonial. Satisfait d’avoir à portée de main tout ce dont il a besoin pour écrire sa lettre, il s’apprête à s’emparer du journal qui se trouve sur le haut de la pile quand il se ravise, réfléchi un instant avant de se rendre dans sa salle de bain et d’attraper sur une étagère une boite de gants chirurgicaux dont il en extrait deux pour y enfiler ses mains. A la suite de quoi il replace la boite très exactement à la même place, dans la même position. Il peut enfin commencer SA lettre. Grâce aux gants il ne laissera pas d’empreintes. Il va sélectionner des lettres de toutes formes et de polices différentes pour que ce soit plus joli. Le fait d’employer le terme police le déconcentre un instant et le fait même sourire : sa lettre est justement destinée à la Police. Le texte doit être accrocheur, qu’il interpelle son lecteur. Et qu’il dise ce qu’il a à dire de façon concise, il ne va pas passer deux heures à préparer cette lettre, non plus.
4
S’étant levé le premier, Baillard précède Roger Constantin, le capitaine de police qui le seconde depuis six mois, et Pierre Marlin son supérieur immédiat qui dirige avec talent et autorité le SRPJ de Marseille.
Messieurs, asseyez-vous. Michel, je prends ton fauteuil si ça ne te dérange pas. Roger, tu es nouveau à Marseille, six mois, c’est peu, et je dois donc t’expliquer ce que Michel sait déjà, en l’occurrence pourquoi l’évasion des compères Pondini et Santicci nous concerne au premier chef. Je vais faire bref, autant que possible. Une rapide petite leçon d’histoire locale. Au milieu des années 70, s’est formé le gang du Mistral. C’était bien avant l’épidémie de cocaïne et de crack, bien avant que les mafias Russes ne viennent chercher leur part de gâteau à l’ouest et que n’importe quel jeune voyou de 15 ans ne soit armé comme pour gagner la quatrième guerre mondiale, je te parle des années 74-75. Tu n’étais même pas né. C’était une époque où les gangsters étaient ce qu’on appelle désormais des gangsters à l’ancienne, ils étaient avant tout des hommes même s’ils braquaient des banques armés de mitraillettes, même s’ils mettaient de pauvres femmes sur le trottoir et même s’ils n’hésitaient pas à bousculer, voire plus, un restaurateur récalcitrant pour qu’il accepte leur protection. Même si tout ça, c’étaient des gens comme vous et moi. Ils avaient juste choisi une voie différente de la nôtre. Mais on pouvait leur parler, ils réfléchissaient avant de défourailler leur artillerie et tirer sur tout ce qui bouge comme maintenant. J’ai même eu beaucoup de plaisir à en côtoyer quelques-uns que j’avais serré. Certains étaient très cultivés. Le goût de l’action et du risque les avaient guidés vers cette voie, mais très franchement, une grande similitude existait entre eux et nous. Ils auraient pu être à notre place et nous à la leur. Qu’en penses-tu Michel ?
Tout à fait d’accord avec toi, patron. Et inversement.
Fous-toi de ma gueule. Mais bon, je me perds, là. Tout ça pour dire donc, qu’entre 75 et 80, un gang s’est formé, composé de jeunes gars qui n’avaient pas froid aux yeux et qui ont procédé à plusieurs dizaines d’attaques à main armée contre des banques en France mais aussi en Belgique et en Suisse. Ces voyous, originaires de Marseille pour la plupart, nés d’immigrés Corses et Italiens, avaient pris l’habitude de se réunir dans un bar de l’Estaque, le Mistral. C’est de là que leur est venu le nom de gang du Mistral. Ils agissaient souvent en ordre dispersé et se partageaient également le contrôle des établissements de nuit et des jeux clandestins sur l’île de beauté et sur le continent, notamment dans la région d’Aix en Provence. Les principaux membres fondateurs du Mistral avaient pour nom Francis Pondini, Marcel Santicci, Maurice Constanzo et André Michelli. Par la suite, un petit nouveau est venu se joindre au groupe. Marcel Mérini, jeune truand aux dents longues, féroce, rapide, intelligent et très ambitieux qui était le beau-frère du chef du gang. Ce chef, considéré comme le parrain du sud de la France était Jérome Buonchristiani, dit Jéjé. Il avait fait ses armes au début des années 70, avec l’épopée de la French Connection, à Marseille. Arrêté en 73 pour trafic de stupéfiants, il s’était évadé l’année suivante et après une courte cavale au Costa Rica il était rentré en Corse, demeurant introuvable par nos services mais faisant régner l’ordre parmi la pègre. Sa mort accidentelle à la suite d’une crise cardiaque au volant de sa voiture a aiguisé des convoitises, notamment au sein du Mistral. La rivalité d’abord sourde entre Pondini et Constanzo s’est très vite envenimée. Chacun a été sommé de choisir son camp dans un affrontement interne où les morts ont appelés les morts. Au milieu de tout ça, Mérini s’est vite imposé comme le successeur de Jéjé. Mais la guerre n’est pas finie, elle concerne également les seconds couteaux et n’épargne pas les jeunes. Nous avons eu ici à Marseille notre dose de règlements de compte en tous genres il y a deux ans : quinze assassinats dont les victimes auraient appartenues au Mistral. A ce jour, les meurtres restent non élucidés. L’an dernier une accalmie a eu lieu car le champ de bataille s’était déplacé en Corse. Mais avec l’évasion de ces deux lascars j’ai bien peur qu’il faille de nouveau nous attendre à du grabuge. Je rappelle que Mérini, Pondini et Santicci sont suspectés d’être les auteurs du braquage en 1993 de l’Ankerbank à Genève. Quarante-deux millions de francs Suisses jamais retrouvés. De quoi exciter les convoitises. Mérini est recherché par toutes les polices de France mais reste introuvable. C’est clair qu’il bénéficie de soutien au sein même de la Police ou de la Magistrature. Cherchons donc Pondini et Santicci qui doivent déjà à l’heure qu’il est se trouver sur le continent, sans aucun doute à Marseille même. Ils nous mèneront à Mérini. C’est ta mission Constantin, je te laisse carte blanche mais il me faut Mérini, et avant que les rues de cette belle ville ne soient encore une fois jonchées de cadavres de truands. Ce n’est pas que ça me fasse de la peine, mais le Maire n’aime pas ça. Dans la mesure du possible, tu disposes de tous les moyens nécessaires. Tu réfères des avancées de ton enquête à Michel qui fera le lien avec moi. J’ai besoin de sang neuf sur cette affaire, et je veux de la célérité et de l’efficacité. Une promotion n’est pas à écarter en cas de résultat rapide. Tu dois mettre tous tes hommes sur le coup. Secouez les indics, interrogez qui vous voulez, mais remuez-vous sinon nous n’allons pas tarder à perdre nos meilleurs truands. Michel, je compte sur toi pour apporter toute l’aide possible à Roger. Tu connais mieux que personne au SRPJ le milieu Marseillais. Avec ton expérience et la fraîcheur de Constantin, vous allez faire le miracle que j’attends !
Je n’en mettrai pas ma main au feu, mais si tu le dis… Et merci en tous cas de me rappeler si gentiment que je suis passé dans le camp des vieux.
Le commissaire de police Michel Baillard reste un instant silencieux, perdu dans ses pensées. Pensées qui le ramènent dans le quartier de La Rose où il a grandi, à son enfance et son adolescence, aux mille conneries qu’il a pu faire avec Marcel Mérini, son meilleur ami. Marcel Mérini, ennemi public numéro un… Pas facile d’envisager de mettre tout en œuvre pour aider à capturer celui qui lui a sauvé la vie. Puis il sort de ses rêveries et se tourne vers Constantin et ensemble, durant une demi-heure, ils élaborent un plan de bataille.
Dans l’immédiat il n’y a pas grand-chose d’autre à faire que d’aller rencontrer les personnes susceptibles d’être contactées par les deux évadés et leur faire comprendre tout l’intérêt qu’ils ont à ne pas les aider mais bien au contraire à avertir la police si d’aventure l’un ou l’autre les approchait. Il faut également établir une surveillance non-stop des proches parents, demander les autorisations nécessaire à la mise sur écoute de leurs téléphones et enfin aller secouer bien gentiment les quelques indics qui pourraient savoir quelque chose. A la suite de quoi, Baillard se lève de sa chaise, déplie sa grande carcasse et s’étire consciencieusement. Il vient de décider qu’il en a assez fait pour cette journée et laisse à son second tous les soucis générés par cette rocambolesque évasion.
Roger, ce n’est pas que je ne t’aime pas, mais on est jeudi, jour de mon entraînement de karaté. Vois avec le juge Ducret pour l’autorisation des écoutes, moi je me sauve. Si jamais tu as besoin, appelle-moi. Sinon, à demain.
5
Jeudi soir.
Baillard aime le karaté. Il s’agit pour lui de bien plus qu’un sport de combat. Au-delà de la philosophie de ce sport à laquelle il adhère et qu’il respecte, il y voit un moyen irremplaçable de se défouler, de se vider de la rage qui l’habite la plupart du temps. C’est pour lui un moyen de s’immuniser contre la laideur qu’il côtoie tous les jours dans son métier. Ce métier qu’il aime et qu’il n’échangerait pour rien au monde. Mais qui le ronge jour après jour. Sur le tatami, tous les monstres qui viennent le hanter, tous les corps sans vie qu’il a dû examiner, tous les visages des assassins qu’il a appréhendés sont combattus violemment, repoussés au loin, hors de sa vie. A coups de pieds, à coup de poings, à grands cris. Au moins pour un moment, un instant, quelques heures. Le temps que sa rage revienne, que le commissariat le rappelle pour un nouveau meurtre, un nouveau viol qui va le confronter une fois de plus à l’inhumanité de la race humaine.
Sans le karaté, qui dit qu’il ne serait pas comme tant d’autres collègues, devenu alcoolique, écumant les bars dès et même avant la fin du service et rentrant à la maison pour ignorer ou injurier sa femme et sa fille ? Chacun trouve son exutoire là où il le peut. Les siens sont le karaté et l’humour. L’humour, qu’il s’efforce de garder dans le maximum de circonstances. La dérision pour ne pas hurler. Rire plutôt que pleurer.
Ce soir, il est pleinement apaisé lorsqu’après s’être douché et changé il sort du club d’arts martiaux de la rue de la République. La journée a été bonne, ce qui n’est pas si fréquent. L’évasion des deux braqueurs, même si elle laisse envisager de gros problèmes à court terme est un intermède qui prête à rire. Baillard imagine la tête du directeur de la prison lorsqu’il s’est rendu compte de son énorme bévue. En voilà un qui risque de devoir changer d’emploi dans un avenir proche. Pondini et Santicci. Deux têtes brûlées, braqueurs endurcis, indécrottables et irrécupérables. Et surtout n’ayant pas inventé l’eau chaude. Le commissaire n’en mettrait pas sa main à couper, mais il pense savoir qui est à l’origine de cette idée géniale.
Il récupère sa voiture et prend la direction de son domicile. Il habite le VIIIème arrondissement, un quartier chic de Marseille et peut être fier du chemin parcouru depuis La Rose et les petits cambriolages minables de son adolescence. Même si chez lui la vie n’est pas toujours facile, il a plaisir à y rentrer chaque soir. Il aime son épouse, il l’a toujours aimée. Durant sa jeunesse, au début de son mariage, lorsqu’il était encore dans l’armée, il était du genre coureur et n’avait aucun scrupule à tromper sa femme. Pour lui, ça ne portait pas à conséquence. Il aimait tendrement sa compagne et pour rien au monde n’aurait envisagé de la quitter. Mais son physique atypique et l’aura du béret rouge de para faisait tourner la tête de beaucoup de belles jeunes femmes auxquelles il lui était impossible de résister. Il n’était pas stupide au point de penser qu’il ne se ferait jamais prendre, mais n’imaginait pas les conséquences dramatiques que cela pourrait entrainer. Un jour, funeste jour, alors qu’ils habitaient à Pau où Michel était instructeur, Josyane, sa femme avait découvert qu’il la trompait avec sa meilleure amie. Enragée, en pleurs, elle avait pris sa voiture pour venir l’insulter, le tabasser, le tuer, passer sa rage avant d’aller faire de même avec la traitresse qui se disait son amie. Mais malheureusement, le destin en avait décidé autrement. Un feu rouge ignoré par Josyane dans la précipitation, et ce fut le terrible accident. Le poids lourd qui traverse le carrefour, insouciant, Josyane qui tente de freiner mais beaucoup trop tard, et la voiture est déjà encastrée sous les roues de l’imposant trente-huit tonnes. En miettes. Josyane transportée en mille morceaux à l’hôpital dans un coma profond et qui reste inanimée huit jours pleins. Le douloureux réveil. La lente récupération de ses fonctions essentielles. Les opérations qui se succèdent afin de remettre en place et recoller tous les os cassés. Ses premières paroles. Puis le temps de la rééducation et de la souffrance quotidienne, celle qu’on sait devoir supporter une vie durant.
Michel a fait le serment de ne plus jamais trahir sa femme. Il a tenu parole. Il porte en lui le poids de la culpabilité et s’efforce autant qu’il le peut d’être le meilleur mari possible pour Josyane. Malgré ou à cause de ce terrible accident, ils forment maintenant, envers et contre tout, un couple soudé, amoureux. Josyane haineuse au début, aidée d’une thérapeute, a eu le temps, huit mois clouée sur un lit d’hôpital c’est long, de tenter de comprendre et de commencer à pardonner. Mais les séquelles du carambolage sont très importantes, et Josyane tant d’années après, reste fragile et d’une mobilité considérablement réduite. Trois fois par semaine, un infirmier vient à leur domicile lui prodiguer de longs massages et lui faire faire une palette d’exercices adaptés. Cela ne réduit pas totalement la douleur, mais lui permet néanmoins de rester mobile. Au moins n’est-elle pas obligée de se déplacer en fauteuil roulant. Non, mais le jour de ce terrible accident, elle a perdu à tout jamais la possibilité d’avoir une vie qui se développe en elle. Lorsqu’elle a finalement véritablement repris conscience, elle a dû comprendre que désormais elle ne mettra jamais un enfant au monde.
Après avoir garé son Audi A1 dans le parking dont il dispose au sous-sol de la résidence Le Prado, Michel prend l’ascenseur qui le mène directement à son appartement au deuxième étage. Il apprécie grandement la tranquillité dont il jouit dans ce logement qu’il trouve magnifique et pour lequel ils ont eu, Josyane et lui, un coup de foudre immédiat dès leur première visite. Il faut dire qu’ils en avaient déjà visité au bas mot une vingtaine, tous plus décevant les uns que les autres et ils commençaient à être sérieusement découragés. Mais le miracle s’était produit, et à peine le seuil franchis, ils savaient que ce serait celui-ci et pas un autre. Chacun craignant de son côté que son conjoint ne soit pas séduit et qu’il faille renoncer. Mais, non, ils étaient conquis l’un et l’autre et pouvaient dès lors entamer les démarches pour accéder à leur rêve, posséder leur appartement. Celui-ci, un grand T5 doté de trois chambres dont deux avec salle de bain et WC, d’un immense séjour/salon, d’une non moins immense cuisine semi-ouverte avec une multitude de placards et, pour parfaire le tout, un large balcon donnant sur le parc arboré de la résidence. Le seul bémol, mais il était de taille, était bien évidement le prix de vente. Le salaire d’un fonctionnaire de police ne permettant pas d’assumer les échéances du remboursement d’un prêt de la taille requise, il y eu fort heureusement la retraite du Lieutenant Baillard, ancien parachutiste décoré de la Médaille Militaire pour acte de courage au combat, pour compléter les mensualités. Cela n’aurait sans doute pas suffit, mais le banquier, une fois n’est pas coutume, était quelqu’un d’intelligent et qui, séduit par l’enthousiasme de ce jeune couple, s’est débrouillé pour imaginer un montage du dossier contournant les principales difficultés, et arriver à terme à l’autorisation de prêt. Et pour finir, les Baillard ont toujours pu assumer les mensualités, et ils vivent dans leurs murs depuis quinze ans. Encore quelques années et l’emprunt sera intégralement remboursé. La porte repoussée avec le pied droit, Michel se rend directement dans la chambre où se trouve sa femme, allongée en train de lire un roman qu’elle dévore depuis la veille. Après une bise affectueuse sur les lèvres, il sourit et dit :
Bonsoir ma chérie, tu ne l’as pas encore fini ? Quand j’ai vu que tu t’en emparais directement ce matin, j’étais sûr que ce soir tu en aurais entamé un autre.
Ça a failli, effectivement, mais j’ai lu moins longtemps que prévu. Niala, tu sais, le nouveau kiné que j’ai, Alain, je crois qu’il s’appelle, ne pouvait pas venir demain comme d’habitude. Alors il a appelé pour savoir si je pouvais aujourd’hui. Et donc il est venu. Ça s’est bien passé ta journée chez les fous ? Tu as eu le temps d’aller au karaté à ce que je vois, non ? On dirait que tu sors de la douche.
Non, tu as raison. J’ai fini tôt et j’ai filé à l’entrainement. La journée a été calme. Sauf qu’on a appris l’évasion de deux truands Marseillais en Corse. Un truc excellent ! Le directeur de la prison a reçu un fax ordonnant leur libération. Il n’a pas cherché à vérifier quoi que ce soit, et hop, il leur a ouvert la porte. Tu parles que les gusses ne se sont pas fait prier ! Ils doivent encore être en train de se pisser dessus tellement la blague est bonne ! Mais le truc c’est qu’on ne va pas tarder à entendre parler d’eux à Marseille. On va encore avoir droit à des fusillades dans les quartiers nord. Et peut-être même qu’on va devoir ramasser les cadavres de ces deux zozos troués comme du gruyère sur les trottoirs de Frais Vallon. Bon, on oubli ça, je nous sers à boire et je fais quoi à dîner ? A moins que tu veuilles aller dehors ?
Je veux bien un petit Martini, merci. Et je crois qu’on va rester ici. J’ai assez mal partout et en plus Laura est bizarre ce soir. Tu devrais aller la voir, elle est dans sa chambre.
Qu’est-ce qu’elle a ?
Je n’en sais rien. Pas en forme, pas bavarde. Pas souriante.
Tu parles ! Elle est comme ça depuis que son Bernard l’a larguée.
Non, là c’est pire. Va lui parler, à toi elle dira peut-être ce qu’elle a. Sinon tu l’amènes au poste, en salle d’interrogatoire.
Non, pitié, telle que je la connais elle va demander un avocat. Allez, à boire, ensuite je lui parle.
Laura Baillard est une fille adoptée, Josyane ne pouvant avoir d’enfant à la suite de son accident. Elle est au courant, ses parent ne lui ayant jamais caché. C’est une adolescente de dix-sept ans, intelligente, vive et souriante la plupart du temps. Elle poursuit une scolarité sans histoire, travaillant juste ce qu’il faut pour conserver une moyenne légèrement supérieure à celle de sa classe. En juin de cette année, elle va passer un bac littéraire et elle envisage une école de langues, avant de se diriger vers le droit international. Mais depuis huit jours son petit copain a rompu et effectivement, elle n’est plus la même.
Baillard ayant servi son apéritif à Josyane a tenté sans conviction d’entamer un dialogue avec sa fille qu’il adore et ne veut pas bousculer. Il sait que ce genre de blessure prend du temps pour cicatriser, surtout un premier amour, surtout à cet âge-là. Il n’insiste donc pas quand elle lui demande de la laisser tranquille. Il se rend à la cuisine et ayant vérifié qu’il possède tous les ingrédients nécessaires à la confection du plat préféré de son épouse, il se lance dans la préparation de la sauce bolognaise qui accompagnera les spaghettis al dente qu’il servira ce soir.
6
Vendredi après-midi.
Isabelle Faivre déambule dans les rayons de son supermarché Casino du boulevard Baille sans se douter un instant que les yeux d’un dangereux psychopathe l’observent. Elle n’a envie de rien et pourtant ne cesse de jeter dans son caddie les pires aliments qu’elle puisse ingurgiter. Si son ancien diététicien voyait ça ! Mais elle n’a plus de diététicien, plus vraiment d’amis. Elle n’a plus personne, en fait. Depuis que son François chéri l’a laissé tomber comme la plus crade de ses chaussettes de course, elle n’a plus le goût à rien. Fini les victoires sur les stades de la France entière. Fini les ovations des supporters admiratifs. Fini tout. Elle n’a plus envie de rien. Elle bouffe. Elle bouffe n’importe quoi de préférence. Et elle grossit. Depuis que François a rompu elle a dû prendre vingt kilos. Non, trente au bas mot. Si ça continu le cabinet d’assurance qui l’emploi en tant que secrétaire va la licencier, elle le sait. Avant elle pesait quoi ? Cinquante-cinq kilos ? Machinalement, elle attrape un paquet de chips et le laisse tomber dans le caddie. Oui, alors ça fait qu’elle en a pris au moins trente-cinq, des kilos… Qui voudrait d’un boudin pareil ? Bon, la semaine prochaine, elle commence un régime, promis. Ça ne peut plus durer, il lui faut se reprendre. Elle n’arrivera pas à redevenir comme avant, c’est certain. Mais avec un peu d’effort, de la volonté, elle peut quand même perdre un peu de poids.
L’homme qui suit sa progression dans les rayons est réellement dégouté par ce qu’il voit. Un rebut de l’humanité. Une inutile ! Tellement de potentiel, et en arriver à ça ! Non, vraiment, heureusement qu’il est là, et qu’il va remettre de l’ordre dans Son œuvre. Elle est devenue énorme, c’est sûr, mais elle a toujours ses yeux magnifiques… Sa collection va être encore plus belle. Et il va tellement aimer la démonter cette grosse ! Non, ne pas penser à ça, tes jambes vont te lâcher. Il est venu l’observer, mais il n’en avait pas vraiment besoin. Tout est prêt. Il connait toutes ses habitudes, sait à quelle heure elle part travailler, à quelle heure elle rentre chez elle. Il pourrait même citer avant qu’elle ne les mette dans son chariot, les aliments qu’elle va prendre en rayon. Cela fait bien longtemps déjà qu’il l’étudie. Il lui laisse encore quelques jours à vivre, si on peut appeler ça vivre. Bouffe de débile, travail de débile. Inutile. Inutile. Inutile !
Le matin même il posté la lettre, bien loin de chez lui. Il a dû annuler des rendez-vous pour avoir le temps de se rendre à Aubagne afin de la déposer dans une boite complètement anonyme. Mais ça vaut le coup et ses patients peuvent attendre. Ainsi, les flics n’arriveront jamais à le trouver. Et lui va éliminer les inutiles. Satisfait de lui, il laisse sa future victime continuer ses courses. Qu’elle profite du peu qu’il lui reste, cette truie !
Il doit encore aller acheter la poupée, et pour cela il lui faut modifier son apparence. Si la police, par le plus grand des hasards, réussissait à retrouver le point de vente, personne ne doit pouvoir se souvenir de son vrai visage. Pour aujourd’hui, il sait que c’est trop tard, pas le temps et pas du tout envie de prendre la voiture et d’aller dans un grand centre commercial. Il aurait dû faire ça ce matin, en allant à Aubagne. Non, ce qu’il lui faut, ce dont il a vraiment envie, c’est de cul. Il va aller se faire une bonne vidéo dans un sex-shop. Ou mieux, il va aller dans un sauna gay du centre-ville. Comme ça il va pouvoir compléter sa petite collecte.
Tout excité, absorbé dans ses fantasmes, l’homme quitte le magasin sans remarquer qu’il vient de croiser Isabelle Faivre près des caisses et que celle-ci après un instant d’étonnement en le voyant, s’était retournée vers lui et s’apprêtait à lui faire signe. Mais comme il avait continué sa route en ne s’apercevant de rien, elle avait laissé tomber.
7
Lundi matin.
Au SRPJ c’est le calme plat. Constantin est en ville à explorer des pistes qui ne le mèneront sans doute nulle part, mais qu’il ne peut ignorer. Elles lui permettront peut-être d’avoir des renseignements sur les deux évadés, sait-on jamais ? Baillard a été prévenu par Marlin lui-même qu’il ne devait pas s’éloigner car deux inspecteurs de l’IGS avaient demandé à le voir. Cela n’augure rien de bon, et il rêvasse depuis une demi-heure en se demandant ce qu’on peut bien lui vouloir quand enfin on frappe à la porte et que rentrent les officiers Gourjut et Sorney, de l’inspection générale des services. Baillard leur ayant indiqué d’un geste deux mauvaises chaises près du bureau, ils posent leurs attachés case et s’assoient.
Messieurs, bonjour. Asseyez-vous. Permettez que j’appelle le commissaire Marlin qui m’a demandé de le prévenir dès que vous seriez là.
Baillard décroche son téléphone et compose le numéro interne du bureau de son supérieur.
Patron, ils sont là. Ok, on t’attend. Messieurs, quel bon vent vous amène ?
Le plus âgé des deux, l’inspecteur Henry Sorney, est affublé de deux énormes oreilles bien décollées et son visage est constellé de très vilains trous noirs, stigmates d’une acné mal traitée. Par ailleurs, de grosses poches sous les yeux lui donnent constamment l’air épuisé et triste d’un chien battu. Mais à cet instant précis, alors qu’il se tourne vers Michel Baillard, son visage semble se réveiller, et c’est de l’arrogance qu’on peut lire dans son regard. Il va prendre la parole, mais le commissaire divisionnaire rentre à ce moment précis, Baillard l’invitant à prendre le seul fauteuil restant. Et Sorney, une fois les salutations d’usage effectuées, s’exprime enfin.
Baillard, vous êtes un bon flic, cependant vous avez la réputation de forte tête indisciplinée. Ce n’est jamais un bon vent qui nous amène. En l’occurrence une affaire de la plus haute gravité, alors s’il vous plaît, facilitez-nous la tâche en ne commençant pas à faire de l’humour douteux. L’inspecteur Gourjut et moi-même sommes chargés de faire toute la lumière sur les présumés contacts que Mérini peut avoir dans la police.
Il serait grand temps en effet que le ménage soit fait. Mais en quoi cela me concerne-t-il ?
Ça c’est ce que vous allez nous dire… Tout d’abord, nous aimerions que vous nous confirmiez que vous connaissez très bien notre petit caïd local.
Malheureusement, je ne peux en aucun cas vous confirmer ça. Comme vous le savez, puisque je ne m’en suis jamais caché, nous avons habité un temps dans le même quartier et je suis donc allé à la même école. Donc effectivement nous nous sommes côtoyés et bien connus. Mais vous l’avez dit, je suis un bon flic, et lui un truand. Il y a bien longtemps que nos chemins ont divergés. Mais venez-en au fait, vous nous ferez économiser notre temps qui est très précieux. Le vôtre, on s’en fout.
Surveillez votre langage, Baillard. A l’heure qu’il est Mérini devrait être sous les verrous depuis une éternité. S’il n’y est pas c’est qu’il est renseigné par quelqu’un de la maison. Et vous êtes notre suspect numéro un.
Ce sont de très graves accusations que vous portez-là Sorney ! Elles viennent de vous ? Non, sans doute pas, vous êtes trop nul, même pour imaginer une connerie pareille. J’ai juré de protéger et servir. Et c’est ce que je fais depuis vingt ans. Vous, vous avez dû jurer de faire chier, non ? Je dois dire que vous le faites très bien ! Déjà du temps de l’école de Police je vous trouvais stupide, et vous n’avez jamais rien fait pour changer mon opinion.
Méfiez-vous Baillard, je vais vous faire casser !
Vous croyez me faire peur ? Vous avez déjà entendu parler du chevalier Bayard, sans peur ET sans reproche ? Et bien c’est moi. Alors allez vous faire foutre !
Je vais vous faire ravaler votre arrogance ! Et je vous avertis que vous êtes dès maintenant suspendu de vos fonctions, jusqu’à nouvel ordre.
Le commissaire Marlin fait un bon dans son fauteuil et se lève aussitôt.
Il n’en n’est pas question ! Je manque déjà d’effectifs et Baillard m’est indispensable ! Et si vous n’avez que ça comme argument, votre théorie ne tient pas la route. Ce sont là les seules charges que vous avez contre mon meilleur élément ? Il a joué aux billes dans la cour de l’école avec Marcel Mérini quand il avait huit ans ? Revenez me voir quand vous aurez un vrai dossier. Jusque-là laissez mes hommes tranquilles ! Et vous pourriez vous tenir un peu plus droit sur vos chaises, on dirait deux petits vieux ! Vous êtes lamentables.
Ce n’est pas notre faute, les chaises sont comme ça.
Bien sûr. Je vais de ce pas appeler votre patron, et croyez-moi, ça va barder ! Maintenant, sortez.
Et les deux hommes sortent de la pièce sous le regard résolument moqueur de Baillard. Une fois la porte refermée, il se laisse aller à une franche rigolade qui lui amène les larmes aux yeux.
Tu n’as pas remarqué mes chaises ? Celles que j’ai refilées aux deux abrutis ?
Non, elles ont quoi ?
Regarde, ce sont mes spéciales interrogatoire foutage de gueule. J’ai scié d’un centimètre les deux pieds de devant. Le pauvre gars assis là-dessus est automatiquement penché en avant. S’il veut se tenir droit, il a le dos tordu. Sinon, il regarde ses pieds.
Mais t’es un vrai connard, toi ! Et moi qui leur demande de se tenir droit !
Tu veux les mêmes ?
Marlin s’apprête à répondre quand on tape à la porte et que le planton de service rentre comme un bolide sans attendre de réponse.
Commissaire, regardez ça !
Il tend à Marlin une missive composée de lettres découpées dans un journal puis collées une à une pour en faire des mots :
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