LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE — LITTÉRATURE RUSSE —
Vladimir Odoïevski
(Одоевский Владимир Фёдорович)
1803 – 1869
LA VILLE SANS NOM
CINQUIÈME DES NUITS RUSSES
(Город без имени)
1839
Traduction de Morgan Malié, 2012.
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TABLE
PRÉFACE DES NUITS RUSSES 4
CINQUIÈME NUIT — LA VILLE SANS NOM 8
Nel mezzo del cammin di nostra vita
Mi ritrovai per una selva oscura
Che la diritta via era smaritta.
Dante. Inferno1 Lassen sie mich nun zuvorderst
gleichnissweise reden ! Bei schwer
begreiflichen Dingen thut man wohl
sich auf diese Weise zu helfen.
Goethes Wilhelm Meisters
Wanderjahre.2
PRÉFACE DES NUITS RUSSES En tout temps, mue par une force invincible, sans le vouloir elle-même, l’âme humaine, comme un aimant vers le nord, se tourne vers les questions dont la résolution se cache dans la profondeur des éléments mystérieux formant et liant la vie spirituelle et la vie matérielle ; rien n’entrave cette attraction, ni les peines ni les joies de l’existence, ni l’activité effrénée, ni l’humble méditation ; cette ambition est si constante qu’il semble parfois qu’elle existe indépendamment de la volonté de l’homme, ainsi que les fonctions physiques ; les siècles passent, tout est dévoré par le temps : les concepts, les mœurs, les habitudes, le sens et la forme des entreprises humaines ; toute la vie passée sombre dans un gouffre insondable, mais les questions étranges surnagent au-dessus du monde englouti ; au terme de longues luttes, de doutes, de plaisanteries — une nouvelle génération, comme la précédente dont elle s’était moquée, éprouve la profondeur de ces mêmes éléments mystérieux ; le cours des siècles varie leurs noms, modifie même la compréhension qu’on peut en avoir, mais ne change ni leur essence, ni leurs formes d’action ; éternellement jeunes, éternellement puissants, ils demeurent dans leur virginité originelle, et leur harmonie indéchiffrée se perçoit distinctement au milieu des tempêtes qui si souvent agitent le cœur de l’homme. Afin d’expliquer la haute signification de ces grandes forces agissantes, le naturaliste interroge les œuvres du monde matériel, ces symboles de la vie matérielle ; l’historien, les symboles vivants inscrits dans les chroniques des peuples ; le poète — les symboles vivants de son âme.
Dans tous les cas, les moyens d’enquête, le point de vue, les procédés, peuvent varier à l’infini : dans les sciences naturelles, les uns considèrent la nature entière dans toute son unité, comme matière de leurs investigations, et les autres — la construction harmonieuse d’un organisme pris à part ; il en est ainsi dans la poésie.
On rencontre dans l’Histoire des figures entièrement symboliques, dont la vie correspond à l’histoire intérieure de toute l’humanité à une époque donnée ; on rencontre des événements dont le déchiffrage peut signifier, d’un certain point de vue, le chemin parcouru par l’humanité dans telle ou telle direction ; tout n’est pas dit par la lettre morte des chroniques ; toute pensée, toute vie, n’y atteint pas un maturation aboutie, comme chaque plante n’atteint pas le stade de la fleur et du fruit ; mais la possibilité de son développement n’en est pas pour autant réduite à néant ; en mourant dans l’histoire, elle ressuscité dans la poésie.
Dans les profondeurs de la vie intérieure du poète, on rencontre ses propres personnages et événements symboliques ; parfois, ces symboles, à la lumière magique de l’inspiration, sont complétés par les symboles historiques ; parfois, les premiers coïncident parfaitement avec les seconds ; alors on pense habituellement que le poète investit sur les figures historiques, comme sur une victime expiatoire, ses propres visions, ses espoirs, ses souffrances ; à tort ! Le poète ne fait que se soumettre aux lois et aux impératifs de son monde ; une telle rencontre est un hasard, pouvant être ou ne pas être, car pour l’âme à l’état naturel, c’est-à-dire à l’état d’inspiration, il y a des signes plus fiables que tous les parchemins poussiéreux du monde.
Ainsi peuvent exister séparément ou conjointement les symboles historiques et poétiques ; les uns et les autres coulent depuis la même source, mais vivent d’une vie différente : les uns, d’une vie imparfaite, dans l’espace étroit de la planète ; les autres, d’une vie illimitée, dans le royaume infini du poète ; mais, hélas ! Les uns comme les autres conservent au fond d’eux-mêmes, sous plusieurs voiles, le secret intime, peut-être inaccessible à l’homme dans cette vie, mais qu’il lui est permis d’approcher.
N’accusez pas l’artiste, si sous un voile il trouve encore un autre voile, pour la même raison pour que vous ne blâmez pas le chimiste de n’avoir pas du premier coup découvert les plus simples éléments de la matière qu’il étudie, mais les plus complexes. L’antique inscription de la statue d’Isis : « Personne encore ne vit mon visage » — n’a jusqu’ici rien perdu de son sens dans tous les domaines de l’activité humaine.
Voilà la théorie de l’auteur ; vraie ou fausse, ce n’est pas son affaire. Encore quelques mots sur la forme de cette œuvre, qui s’appelle « les Nuits russes » et qui, probablement, subira la critique : l’auteur a considéré possible l’existence d’un tel drame, dont la matière n’est pas la destinée d’un seul homme, mais la destinée d’un sentiment commun à toute l’humanité, manifesté de manières variées par les figures [historico-]symboliques ; en un mot, d’un drame où ce ne serait pas le discours, soumis à des sentiments passagers, mais la vie entière d’un personnage qui servirait de question ou de réponse à la vie d’un autre.
Après ce trop long exposé théorique, il semble à l’auteur superflu d’entrer dans des explications supplémentaires ; les œuvres qui prétendent au titre d’esthétiques doivent répondre d’elles par elles-mêmes, et les défendre à l’avance par un exposé dogmatique détaillé de la théorie sur laquelle elles sont fondées, serait une injuste offense aux droits de l’artiste.
L’auteur ne peut ni ne doit terminer cette préface sans avoir dit « merci » aux personnes dont il a profité des conseils, autant qu’à celles qui ont jugé son œuvre, jusqu’à présent dispersée entre diverses revues, digne d’être traduite ; en particulier au célèbre homme de lettres berlinois Varnhagen von Ense qui, au sein de son activité infatigable et généreuse, a transmis à ses compatriotes, dans une élégante traduction de loin supérieure à l’original, quelques-unes des œuvres de l’auteur de ce livre.
Dans le chemin difficile et étrange que traverse un homme tombé dans le cercle enchanté, duquel il n’y a point d’issue, appelé littérature, c’est un plaisir d’entendre un écho à ses sentiments chez des gens qui nous sont inconnus, séparés de nous à la fois par la distance et par les circonstances de la vie. * * *
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