Luc-Olivier d’Algange
Notes sur l’œuvre de Novalis A la mémoire de Henry Corbin, Commandeur de l'Ile Verte. L'apparition de la monnaie unique européenne, en substituant le néant de la représentation fiduciaire à la réalité symbolique, semble marquer ce moment fatidique, cette éclipse où l'Europe s'est rendue absente à elle-même et étrangère au monde. Ce que l'on nomme le « mondialisme » n'est sans doute que la disparition du cosmopolitisme, signe de reconnaissance de ceux que Nietzsche nommait « les grands européens », Dante, Goethe ou Novalis qui surent entretenir avec l'Orient des âmes comme avec l'orient géographique, à travers la tradition des Fidèles d'Amour et une certaine Idée impériale étrangère à l'uniformisation (de l'Empereur Julien jusqu'à Frédéric II de Hohenstaufen) une mythologie créatrice des formes artistiques et morales du meilleur aloi. L'oubli de la « conscience européenne de l'être » cependant ne date pas d'aujourd'hui, ni d'hier. Elle débute avec l'occultation de l'Encyclopédie de Novalis et le triomphe de la « volonté rationnelle » hégélienne. L'œuvre de Novalis, comme celle de Hölderlin demeure, comme l'écrivait Heidegger « en réserve ». Elle nous est cette possibilité, encore inaccomplie, de retrouvailles avec les arborescences hermétiques, orphiques, pythagoriciennes ou néoplatoniciennes qui accomplirent le génie européen à travers le génie des nations. Ce n'est certes point en étant moins Français ou moins Allemands que nous deviendrons davantage européens mais bien en cherchant au plus profond de nos traditions la vox cordis qui nous ouvrira sur l'universel. La salutation angélique
Que nos entendements puissent être transfigurés par une gnose aurorale, par une herméneutique générale dont la transdisciplinarité serait le sel alchimique réconciliant le Mythe et le Logos, nous l'avons oublié et cet oubli nous asservit aux fondamentalismes démocratiques ou religieux, à l'obscurantisme du « progrès », au totalitarisme de la « vertu et de la terreur » chères à Robespierre. La division funeste du Logos du poème et du Logos de la logique nous laisse subjugués par les ombres de la Caverne. En fermant une à une les hypothèses ouvertes par Novalis dans son Encyclopédie, nous nous sommes exclus des œuvres philosophales de la nature naturante, de l'accord resplendissant de notre âme avec l'Ame du monde, de même que nous nous sommes interdit les fulgurations verticales de l'Intellect. Les politiques du XXe siècle furent à l'image de ces sinistres restrictions où il n'est point difficile de discerner le travail, sans cesse remis sur le métier, de la haine du Logos et du Verbe. « Tout était, jadis, apparition d'esprits. Maintenant nous ne voyons plus qu'une répétition morte, que nous ne comprenons pas. La signification des hiéroglyphes fait défaut ». Rien cependant n'est perdu. Nul, moins que Novalis ne nous incline à pécher contre l'espérance. Ce que nous sommes n'est « presque rien » selon la formule de Fénelon, mais ce presque rien est le germe de possibilités prodigieuses. « La poésie est le grand art de la construction de la santé transcendantale... La poésie se joue et dispose à son gré du déprimant et du tonique, du plaisir et de la douleur, du vrai et du faux, de la santé et de la maladie. Elle mélange tout pour ce qui est son but suprême: l'élévation de l'homme au-dessus de lui-même. » Ces fragments amphictyoniques pour Novalis et pour une poésie à hauteur d'Ange seront à la fois de l'ordre de la réminiscence et du pressentiment. Avant tout il importe de reconquérir cet espace que Henry Corbin a nommé l'Imaginal, qui n'est autre que l'imagination vraie de la Théologie, espace des météores, des signes du Ciel et salutation angélique !
Jadis nous vivions dans un monde orienté; chaque aube et chaque crépuscule étaient des événements digne de célébration; et l'Ange auroral ou vespéral, dont une aile est blanche et l'autre noire, transparaissait dans le visible, silhouette belle comme une promesse exaucée. La surface de la mer, semblable à une étendue mercurielle, divisait et recomposait fastueusement les vocables et les nombres des temples de la lumière. De même que le Temps, ainsi que l'écrit Platon, est l'image mobile de l'éternité, les nombres et les couleurs sont la diffraction lumineuse de l'Un. Toutes les saisons ont une infante qu'une réminiscence divulgue à nos regards. L'or du Temps n'est point dans le Temps. Le sens de l'Exil n'est point dans l'exil. Le véritable désir, soif que seule comble une soif nouvelle, ne s'achève pas dans l'assouvissement. Un seul instant gracié de l'usure du devenir suffit à iriser le monde et ré-enchanter les apparences. La science des correspondances n'est point un artifice de l'intelligence ni une extrapolation de l'irréel mais bien ce pressentiment d'Ange qui transfigure toute nostalgie et lève les chevaleries de l'Aurore pour la reconquête du Graal miroitant qui réunit le ciel et la terre. La crypte cosmique
L'Ange, la beauté, le miroir... Notre désir sera de montrer leur connivence dans le Mystère. L'Ange se manifeste dans la splendeur qui est le nom de lumière de la Beauté. La Beauté qui n'appartient pas seulement à ce monde est, en vérité, comme une image apparue sur le miroir de l'âme, une miroitante théophanie dont le mystère chatoyant nous divulgue l'unité de l'amour humain et de l'amour divin par la confrontation en miroir, infinie, du sujet et de l'objet, l'un et l'autre s'abolissant dans l'incommensurable. Ainsi s'accomplit l'identité de l'amour, de l'amant et de l'aimée. L'épreuve du voile est surmontée. La Voie qui commence avec Dieu s'achève dans le Sans-Limite; et nous voyons par Ses Yeux comme Il voit par notre regard. A ce Mystère furent dévoués Dante et les Fidèles d'Amour, Maître Eckhart et la mystique rhénane, et plus proche de nous Novalis et Gérard de Nerval, nous montrant ainsi qu'au sens le plus profond et le plus étymologique, la vision participe d'un mouvement de spéculation. Dans la poétique hermésienne ce mouvement est orienté par l'Imagination active qui n'est plus une représentation ou une déformation du monde visible mais l'instance qui en éprouve le Sens dans la présence même d'une souveraineté aurorale.
Gnose matutinale, la poétique d’Hermès nous arrache des complaisances du savoir empirique et nous porte vers une connaissance non plus repliée sur les apparences mais ouverte comme les ailes de colombe de l'Esprit-Saint. Le monde visible redevient alors la crypte cosmique du Temple dont l'Ange qui nous éveille de la torpeur sublunaire est le messager clair et bruissant. Toute poésie use de symboles. Loin d'être des signes arbitraires ou des images gratuites, les Symboles sont des silhouettes de l'Intelligible apparues sur le miroir des sens. Le symbolisme s'avère impossible dès lors dans un système de pensée qui se voudrait en rupture radicale avec l'idéalisme. Comme le rappelle Henry Corbin symbole vient de symbolon. Le verbe symballein, en grec, veut dire joindre ensemble. Novalis nous disant que le visible est relié à l'invisible éclaire cette vertu cognitive du Symbole, qui est envol. Toute pensée symbolique est ailée et universelle car, ainsi que l'écrit Platon, « il est de la nature de l'aile d'être apte à mener vers le haut ce qui est pesant, en l'élevant du côté où habite la race des dieux ». Age de l'aile brisée et de l'impossible verticalité, la modernité ne peut qu'ignorer cette vertu mystique et unifiante du Symbole qui est comme une passerelle entre les mondes. Une sophiologie du désir
De tous temps les poètes hermésiens forment une communauté de Veilleurs. Contemporains de l'éternité, ils se rencontrent par-delà les contingences historiques et les géographies profanes. Ainsi Le Bateau ivre de Rimbaud répond aux Visions hermétiques de Clovis-Hesteau de Nuysement, l'Idée mallarméenne répond à la Délie de Scève et René Magritte trouve dans les récits visionnaire d'Avicenne une résonance à son image peinte intitulée « La Fée ignorante » qui « renverse le rapport lumière-vie et obscurité mort ». De même les Romantiques allemands sont contemporains, du point de vue ésotérique, de Franciscus Kieser, auteur d'une Kabbale chimique ou de Gernhard Dorn, auteur de L'Aurore des philosophes. Semblables aux Justes Secrets de la tradition hébraïque, les poètes hermésiens sont les Yeux par lesquels Dieu regarde encore le monde. Si ces yeux venaient à se fermer le monde s'effondrerait sur lui-même car il n'y aurait plus de lien entre le Ciel et la terre.
Ainsi pouvons-nous affirmer la nécessité d'une nouvelle chevalerie dont la fonction est de veiller sur l'unique souveraineté de l'Esprit, au-delà des formes et des préceptes des religions réduites à leurs aspects purement légalitaires. A l'encontre des utopies totalitaires, le mot d'espérance retrouve son sens en fondant la demeure de ce Graal qui « plane entre le ciel et la terre invisiblement soutenu par les Anges » comme il est dit dans le Nouveau Titurel d'Alberecht von Scharfenberg. Ainsi les poètes qui dans l'aire pénombreuse de la modernité furent au mieux des « obsédés textuels » ou des « machines désirantes » redeviendront des herméneutes du Secret, des Hommes de Désir, amants mystiques de Sophie dont Serge Boulgakov évoque admirablement le Temple à Constantinople: « dôme céleste qui s'incline vers la terre pour l'embrasser figurant par ses formes finies, l'infini, l'unité multiple du tout, l'éternité immuable dans l'image de la création ». Certains intellectuels, épigones tardifs du Monsieur Homais de Flaubert, fascinés comme lui, mais d'une manière moins excusable, par les prestiges douteux du Progrès, nous reprocheront d'évoquer ici des « idées anciennes ». Notre propos n'étant point de montrer l'inanité de cette outrecuidance moderne qui consiste à ne voir dans le passé que des « précurseurs » ou des « approximations », nous nous contenterons de faire valoir que ce n'est pas l'âge présumé des idées qui nous importe mais la vérité et l'intensité transfiguratrice dont elles sont l'écrin.
Les idées « modernes » sont d'ailleurs moins récentes qu'on ne le croit généralement. Déjà dans le Phédon, Simmias défendait, sans grand succès, l'idée que l'âme n'est qu'un épiphénomène du corps et qu'elle est destinée comme telle, à s'abolir avec la mort de celui-ci. S'il y eut, surtout sous l'influence de la théologie rationnelle, un puritanisme s'offusquant des mots de la chair et de l'amour sensible, il existe aujourd'hui un puritanisme philosophique (tout entier voué au concept problématique de « matière ») qui s'offusque de mots tels que Ame, Idée, ou transfiguration. Ces puritanismes ne sont que l'avers et l'envers d'une forclusion du Même sur le Même qui refuse l'ouverture au secret et la sophiologie du Désir.
Dire que la beauté du monde n'est pas dans ce monde, qu'elle n'est qu'une irradiation de la transcendance, dire que toute beauté divulgue une présence divine, que toute beauté est médiatrice entre la Nature et la Surnature, cela n'est point du panthéisme mais le fait d'une religion de la Présence. Toute beauté apparue est une théophanie qui nous ouvre les portes du « château de l'Ame ». Le ravissement que suscite la Beauté nous déracine de ce monde, mais ce monde n'est point renié ni dévalorisé. Ses apparences nous sont un diadème prestigieux et les saisons, les visages, toute la splendeur du monde nous sont d'autant plus précieux qu'ils ne se réduisent point à eux-mêmes, qu'ils ne peuvent se clore sur leur fugacité mais s'ouvrent sur les immensités subtiles. Lorsque l'homme se ferme sur lui-même et refuse tout commerce avec les dieux et les démons, plus rien ne l'éprouve et l'humanisme devient un simulacre qui menace l'essence de l'homme; alors la psychologie remplace la théosophie, mais cette connaissance nouvelle est un repli. Antonin Artaud: « Plus l'homme se préoccupe de lui, plus ses préoccupations échappent en réalité à l'homme ».
Contrairement à certains préjugés historicistes, l'humanisme de la Renaissance et l'humanisme du dix-huitième siècle sont incommensurables l'un à l'autre. Pic de la Mirandole et Voltaire ne parlent pas du même homme. Pour l'humanisme néoplatonicien de Pic de la Mirandole, l'homme est par définition médiateur entre la Nature et la Surnature, entre le Sensible et l'Intelligible entre le monde et Dieu. L'humanisme rationaliste niant la Surnature considère l'homme comme achevé et forclos dans ce monde, d'où l'importance qui fut donnée par la suite à l'évolutionnisme et aux théories du déterminisme économique (dont la version libérale ne diffère que médiocrement de la version marxiste). La conséquence la plus sensible de ce déplacement, de cette subversion de l'image de l'homme fut la négation du monde pluriel et foisonnant de l'âme, négation déjà annoncée par la théologie rationnelle et par une certaine scolastique. C'est donc bien contre la théologie matérialiste qui en est la caricature que nous évoquerons la nécessité d'une rébellion gnostique et les éclats traversiers d'une nouvelle poétique à hauteur d'Ange. L'herméneutique du Livre et du monde
Or, cette poétique, loin de se replier dans un arrière-monde de définitions occultistes, se déploie dans la considération des visages de beauté. « La Beauté, écrit Henry Corbin, est la lumière qui transfigure les êtres et les choses sans s'y incorporer ou s'y incarner; elle est en eux à la façon de l'image irradiant le miroir qui est le lieu de son apparition. » A Ruzbehân de Shîraz qui discernait la présence divine dans l'éclat fulgurant d'une rose rouge et dont Henry Corbin souligne « l'aptitude visionnaire à transfigurer les êtres et les choses en visage de beauté », nul ne sut mieux répondre, par-delà huit siècles que Saint-Pol-Roux dans le liminaire aux Reposoirs de la Procession: « Les curieux regards de l'universelle beauté convergeant vers tout miroir vivant, il résulte que chaque être est, durant sa vie, le centre de l'Eternité ». Il montrait ainsi qu'au-delà des fictions mortifères du sens de l'Histoire, il importe aux amants gnostiques de la beauté de trouver la clef anagogique d'une herméneutique du Livre et du Monde qui, du fugitif, leur permette d'ascendre à l'éternité de la Beauté en soi, fondatrice de toutes les beautés particulières.
Deux dangers menacent cette beauté et l'image de l'homme: celui de l'idolâtrie métaphysique qui suppose la séparation radicale (et sans intermédiaires) de Dieu et du monde et celui du naturalisme (ou du matérialisme) qui, en niant la réalité du monde divin, détruit toute hiérarchie ontologique et réduit l'Homme à son appartenance à l'espèce humaine et son "destin" à un déterminisme biologique ou économique. Dans l'idolâtrie métaphysique comme dans le naturalisme, la Présence divine (la Shekhina) est repoussée, le Désir est renié, le Même se disjoint de l'Autre. L'homme privé de sa ressemblance avec l'Ange qui l'enseigne et le guide tombe dans la pénombre de l'exil occidental. Prisonnier de l'Histoire à laquelle il s'efforce absurdement de donner un sens, tout entier voué aux simulacres du monde social, l'Atelier de l'Araignée (c’est ainsi que Sohravardî nomme le devenir) se referme sur lui et les lumières toute-victoriales disparaissent de son horizon.
Que pouvons-nous opposer aux partisans du Retrait, aux défenseurs fanatiques des murailles du Même et aux milices d'Armagedon si ce n'est le flamboiement augural de l'Imagination créatrice ? Celle-ci est l'Ame du monde dont parle le Timée, et, dans la théosophie chrétienne, l'espace des météores où l'Invisible et le visible se confondent en des signes surnaturels tels ceux que voit apparaître le narrateur d'Aurélia ou la Sage-Dame et l'ermite du Roman de Perceforest. Elle est aussi dans nos rêves qui se détachent des contingences empiriques, dont on se réveille fourbu et émerveillés et qui nous laissent deviner que c'est au plus profond de nous-mêmes que s'ouvre le chemin du grand large et des seigneuries de la Mer. Mais la présence la plus intense et la plus riche en ravissement de cette Ame du monde est, pour moi, dans le demi-sommeil, au confluent des deux mers, lorsque la lumière qui transparaît sous les paupières n'est pas encore celle de l'Aube visible mais un pressentiment d'infini, une plénitude musicale. Les poèmes de Milosz sont riches de ces présences qui surviennent entre le sommeil et l'éveil, et Sohravardî écrit dans son |