télécharger 0.49 Mb.
|
CHAPITRE III DONNÉES STATISTIQUES Il est très significatif de l’intérêt de notre société qu’un organisme comme Statistique Québec ne possède absolument aucune donnée sur les blessés médullaires. La Régie de l’Assurance maladie du Québec, qui défraie pourtant les frais médicaux des blessés médullaires découlant d’une maladie, non plus ne possède aucune donnée séparée sur le sujet. Il en va de même pour le Ministère de la Santé et des Services Sociaux du gouvernement du Québec. Même Statistique Canada, considéré comme l’organisme le plus sérieux concernant la cueillette de données à travers le Canada entier, ne peut présenter aucune statistique sur ce type d’accident. Statistique Canada possède cependant des données sur les handicapés en général. Ainsi estime-t-il qu’en 1991, dernières compilations sur le sujet, 4,2 millions de Canadiens étaient victimes d’une forme ou d’une autre d’incapacité, ce qui représentait alors 16% de la population totale. Ces derniers étaient, dans l’ensemble, moins instruits que ne l’était la population entière, de même qu’ils participaient beaucoup moins à l’emploi, ce qui peut être interprété par le fait que les ouvriers manuels ont considérablement plus de chances de devenir handicapés que les cols blancs ou les intellectuels, par exemple. Ceci semble confirmé également par le fait que davantage d’hommes de ce groupe que de femmes possèdent peu de scolarité, alors que l’on rencontre le même taux de scolarité dans la population en général chez les hommes comme chez les femmes. Fait étonnant à première vue, jusqu’à 20% parmi les personnes âgées de 15 à 64 ans de ce groupe ne faisaient pas partie de la population active de peur de perdre la totalité ou une partie substantielle de leurs revenus. Comme nous l’avons vu, il s’agit ici d’un comportement que l’on rencontre très souvent chez les blessés médullaires. Bon nombre d’entre elles se disaient victimes de discrimination au travail et leurs revenus étaient généralement inférieurs, et d’une façon substantielle, à ceux de la moyenne des gens. Chez les personnes de 65 ans et moins, la proportion d’incapacité est la même chez les hommes que chez les femmes. En 1991, 4% de la population totale possédaient une incapacité grave, catégorie à l’intérieur de laquelle se logent les blessés médullaires, et 55,7% de ceux-ci vivaient en couple. Comme on s’y attend, le taux de chômage est plus élevé chez les personnes possédant une incapacité que chez celles qui n’en ont pas, pour une différence de 4%. Et, l’on constate que les revenus pour les personnes ayant une incapacité sont inférieurs à la moyenne pour tous les groupes d’âge. Pour sa part, dans une étude intitulée « Workforce Participation Survey of Canadians with Spinal Cord Injuries », l’Association Canadienne des Paraplégiques estime à 30 000 le nombre total des Canadiens vivant avec une blessure médullaire en 1996 (ACP, 1996 : 4). De plus, leur enquête, confirmant les recherches antérieures, évalue à 81% les hommes et à 19% les femmes atteints, ce qui, selon eux, est en nette opposition avec le taux de handicapés au Canada, qui situe les hommes et les femmes proportionnellement sur un pied d’égalité. Encore ici, on voit que la blessure médullaire est bien le lot des hommes. Qui plus est: « The survey confirmed that SCI is mainly experienced by people in their youth. (…) more than half of all participants were injured when they were between 15 and 24 years old, and almost 80% were injured when they were between 15 and 34 years old. Combined with the gender information, the survey confirms that young men are particularly at risk of sustaining SCI. » (ACP, 1996 : 4) On y fait remarquer aussi qu’il s’agit précisément de l’âge où les jeunes hommes en sont à leur premier emploi (ACP, 1996 : 4), donc à un moment crucial de leur vie. Par ailleurs, le nombre des paraplégiques et des quadriplégiques serait pratiquement le même, avec 47,4% de quadriplégiques et 46,7% de paraplégiques (ACP, 1996 : 5). Et, les progrès de la médecine auraient non seulement augmenté la chance de survie des médullolésés après l’accident, mais elle aurait aussi amélioré leur espérance de vie (ACP, 1996 : 4). Après la blessure, le nombre de personnes sans emploi s’accroît dramatiquement, atteignant jusqu’à 62% (ACP, 1996 : 9). En fait, les médullolésés participent beaucoup moins que l’ensemble des Canadiens au marché du travail (ACP,1996 :12). Par ailleurs, l’enquête permet de constater que le niveau d’éducation augmente considérablement après leur accident chez les personnes atteintes de blessure médullaire : « Specifically, about 45% (m=432) of participants increased their education. » (ACP, 1996 : 9). Il y a donc une rééducation importante qui se fait après la blessure dans presque la moitié des cas. Comme on le dit: « About 74% of those in training or educational programs at the time of injury returned to the same course of studies. », mais « Less than 18% of those who were employed at the time of injury were able to return to the same job, with 88% of those who didn’t return saying they believe that their injury prevented them from doing so. » (ACP, 1996 : 14-15). De même, « (…) 44% of participants worked within two years of injury, and about 77% who ever returned to work did so within five years. » (ACP, 1996 : 15), ce qui confirme une de nos prévisions. Et, appuyant une autre de nos hypothèses, un coup sur le marché du travail, « Not surprisingly, few are in the kinds of occupations that require greater physical abilities. » (ACP 1996 :17). Les employés manuels auront tendance à se reconvertir en employés de bureau, par exemple. L’association fait remarquer, dans son étude, que les personnes en fauteuil électrique sont de beaucoup moins embauchées que celles en fauteuil manuel, même si, par ailleurs, ils sont majoritaires. En fait, il y aurait une différence de 20% (ACP, 1996 : 18) dans le taux d’emploi, reflet concret de la plus grande dextérité des personnes en fauteuil manuel. En fait, environ 63% des personnes en fauteuil électrique n’ont jamais travaillé, ce qui accentue leur taux exorbitant de sous-emploi (ACP, 1996 : 23). Il faudrait tenir compte cependant, selon l’Association Canadienne, d’une espèce de dépendance apprise, les handicapés étant habitués par le passé à se fier uniquement aux revenus procurés par des programmes qui n’encourageaient pas la reprise d’un emploi (ACP, 1996 : 35). L’Association des Paraplégiques du Québec, qui est membre de l’Association Canadienne des Paraplégiques, et qui se définit comme un organisme sans but lucratif ayant pour objectif de promouvoir l’autonomie chez les blessés médullaires ainsi que leur intégration sociale et professionnelle, a compilé, au fil des années, ses propres statistiques maison qu’on nous a permis de consulter. Celles-ci ne furent établies que pour utilisation interne par l’association. Elles ne sont donc que très embryonnaires et ne rendent pas compte à chaque année nécessairement des mêmes variables. Elles débutent en 1977 et tentent de recenser, apparemment au moyen du nombre de leurs membres ainsi que du nombre de cas soumis à leur attention, la totalité des blessés médullaires pour le Québec. Ainsi ce nombre s’établirait-il, en mars 1978, à 2 267 personnes et augmenterait régulièrement à chaque année. Leurs statistiques compilent principalement le nombre de blessés médullaires qui sont venus les consulter à leur bureau, le nombre de visites que leurs représentants ont effectuées à l’hôpital pour les rencontrer ainsi que le nombre d’emplois que ceux-ci ont réussi à trouver grâce à leurs bons offices. Par ailleurs, cette même Association des Paraplégiques du Québec estimait dans une publication de 1983 la population totale des handicapés (catégorie quelque peu différente) du Québec à 486 000, soit environ 7,6% de la population totale (APQ 1997), et, selon Katherine Nessner, il y aurait plus de personnes divorcées ou séparées (ou veufs, veuves) chez les handicapés que parmi la population en général (Nessner, 1990 : 4 5). Notons, à titre de comparaison, que pour les États-Unis, on rencontrerait de 8 000 à 10 000 nouveaux cas de blessés médullaires traumatiques à chaque année, pour un total d’environ 200 000 en 1995 (Del Orto et Marinelli, 1995 : 684). Si nous examinons les données maison pour les années 1989 et 1990, qui ont été réunies, nous nous rendons compte que l’association, dans son attribution des causes aux blessures médullaires, considère qu’au cours de ces deux années la cause principale de blessure fut les accidents d’automobiles, qui comptent pour 32%, suivie à 21% par ce qu’elle classe sous la rubrique « Divers » (tentatives de suicide, violence, complications médicales). Il y aurait donc ici une certaine admission à l’effet que les tentatives de suicide constitueraient une cause de blessure médullaire suffisante pour en faire une mention particulière, ce qui confirme en quelque sorte notre hypothèse sur le sujet. La description continue avec 9% répertoriés sous la rubrique « sports autres que le plongeon » et 6% pour le plongeon comme tel. Le plongeon est en effet toujours classifié ici puisqu’il constitue une cause importante de la quadriplégie. Un mauvais plongeon entraîne, en effet, une blessure haute à la colonne vertébrale et peut même déterminer une quadriplégie avec difficultés respiratoires. Dès l’année suivante, les données de l’Association des Paraplégiques du Québec seront publiées sous la forme d’un rapport annuel. La mention du suicide comme cause de blessure médullaire a pourtant alors disparu, l’association choisissant probablement la discrétion sur le sujet. D’autre part, dans une publication intitulée « Portrait et prévisions de la clientèle à mobilité réduite en transport au Québec » (OHQ), l’Office des Handicapés du Québec rapporte qu’il y aurait eu, en 1993, 61 633 personnes de 15 ans et plus à mobilité réduite au Québec, dont 2 269 en fauteuil roulant. En 1998, 288 300 femmes et 239 300 hommes auraient eu des incapacités de mobilité, pour un total de 527 600 personnes. Le nombre total d’incapacités, lui, serait alors de 518 400 pour les femmes et de 447 800 pour les hommes, réunissant 966 200 cas d’incapacité. La « Société de l’Assurance Automobile du Québec », qui, en plus d’indemniser les blessés médullaires accidentés de la route, prend en charge tous les frais afférents à leur blessure, qu’il s’agisse des frais de soins médicaux, de prothèses et des divers ajustements nécessaires tout au long de leur existence, possède elle-même très peu de statistiques sur le sujet. Il y aurait cependant eu, selon elle, de 1978 à 1994 inclusivement, sur 962 789 victimes de la route, 1 041 blessés médullaires (SAAQ, 1997 : 6), ce qui constitue un nombre beaucoup moins important que celui auquel nous nous serions attendu, le bilan annuel se situant autour de 50 victimes par année. La SAAQ estime à 78% le nombre de blessés médullaires masculins pour 22% de blessés médullaires féminins, ce qui concorde par ailleurs avec les statistiques que nous avons rencontrées sur le sujet. De même, plus de la moitié de ces médullolésés ont 25 ans ou moins, la moyenne des victimes étant de 30,8 ans (SAAQ, 1997 : 6). Le groupe des blessés médullaires n’en demeure pas moins un des groupes importants que doit indemniser la Société de l’Assurance Automobile du Québec. Par contre, « La nouvelle génération de blessés médullaires, essentiellement civile, comprend de plus en plus de personnes âgées qui ont subi une compression de la moelle, une tumeur. » (De Corwin, 1994 : 6). CHAPITRE IV L’ANALYSE DES DONNÉES SUR L’ACCEPTATION Nous allons, dans le présent chapitre, analyser une à une les entrevues que nous avons effectuées d’abord auprès des blessés médullaires, ensuite auprès de certains membres du personnel qui s’occupent d’eux. Nous commenterons ainsi les entrevues réalisées auprès des médullolésés masculins, puis féminins. Ensuite, après avoir dégagé certaines données des entrevues des membres du personnel, nous essaierons de formuler les quelques conclusions partielles qui s’imposent à ce stade ci de notre travail. A- Méthodes Tous les hommes que nous avons interviewés, de même que la femme qui servit à tester notre questionnaire, tout comme les cinq femmes blessées médullaires d’ailleurs, comme nous le verrons, furent interrogés seuls à seuls. Nous avions demandé aux blessés médullaires de nous rencontrer seul, et le hasard voulut que tous se trouvent seuls, non seulement dans la pièce où se déroula l’entrevue, mais aussi dans la maison ou l’appartement où celle-ci eut lieu. Ceci procure un certain caractère d’uniformité à nos entrevues. Cela ne compense cependant pas pour le caractère non-probabiliste de la technique du « snowball » que nous avons employée. Cette façon de procéder est néanmoins recommandée par tous les auteurs lorsqu’il s’agit d’interviewer une population aussi difficile à trouver que la nôtre. Notons quand même, ici, qu’il nous a semblé évident que, malgré le fait que c’était un blessé médullaire qui nous référait à un autre médullolésé, cela n’entraînait pas nécessairement que la personne référée entretienne la même façon de considérer sa blessure que celle qui nous la référait. Au contraire, il nous est apparu avec évidence que les deux manifestaient, la plupart du temps, des opinions fort différentes quant à leur acceptation ou non. Ainsi, Théophile nous parut-il afficher une opinion diamétralement opposée à celle de la personne qui nous l’avait référé. Il en était ainsi le plus souvent, contrairement à notre attente. Cela est sans doute dû au fait que chacun possède sa propre opinion –une opinion bien précise-- sur un sujet qui d’abord lui tient à cœur, et sur lequel il a ensuite eu l’occasion de réfléchir abondamment au cours des dernières années où il se trouvait dans la condition de handicapé, et qu’alors peu de contingences ne peuvent vraiment lui en faire changer. Nous tentions, au cours de chaque rencontre, d’établir un contact qui soit positif avec l’interviewé ou l’interviewée, un contact chaleureux qui conserve néanmoins son caractère professionnel. Nous essayions de faire transparaître le moins possible nos émotions et nos opinions personnelles cependant. Et, nous croyons sincèrement avoir réussi à conserver cette attitude devant tous les interviewés et interviewées. Les personnes étaient donc à leur aise, aucun contact extérieur, ou aucune contrainte ne venait les perturber ou les interrompre dans leurs réflexions. Les deux premiers intervenants furent interviewés dans leur bureau, alors que le dernier, qui ne possède pas de bureau comme tel, se réfugia spontanément dans un bureau libre de l’étage, où se déroula l’entrevue. Nous étions donc, ici aussi, seuls à seuls et dans les mêmes conditions avec toutes les personnes qui servirent à notre enquête. B- Les blessés médullaires a) Les hommes : Penchons-nous maintenant sur les cinq hommes qui furent les répondants de notre enquête. Le premier blessé médullaire que nous avons interviewé, et que nous appellerons Alphonse pour fin d’anonymat, a quarante (40) ans. Il est quadriplégique depuis vingt et un (21) ans des suites d’un accident d’automobile. Il est ce que l’on nomme un « super quad », c’est-à-dire que sa mobilité est presque aussi grande que celle d’un paraplégique. Célibataire sans petite amie présentement, il admet avoir plus que suffisamment d’argent. Il vit d’ailleurs dans une très belle maison où nous l’avons interviewé, alors qu’il y était seul et disposait de tout son temps. Un blessé médullaire nous l’avait référé. Originellement ouvrier de la construction, il compléta un bac en histoire après sa blessure médullaire. Il ne travaille pas cependant, quoiqu’il pourrait le faire, par peur de perdre ses prestations de la SAAQ. Au moment où nous le rencontrons, il se cherche un emploi bénévole afin d’occuper ses moments libres qui commencent à lui peser. Il déplore beaucoup le fait de ne pouvoir travailler comme monsieur tout le monde. Malgré qu’il soit instruit, Alphonse s’exprime difficilement et les conceptions qui sont les siennes nous semblent nébuleuses et difficiles à comprendre. Même s’il n’éprouve aucun problème financier, il nous confie qu’il est tout de même inquiet : il pourrait effectuer de mauvais placements et se retrouver pauvre. Nous devons donc admettre, ici, que la variable économique renferme malgré tout certains aspects subjectifs. Il sait que son inquiétude est purement émotionnelle, mais il ne peut s’empêcher d’y succomber. On peut dire d’Alphonse que, quoiqu’il emploie d’une façon assez surprenante le terme soumettre au lieu d’accepter, il accepte sa blessure médullaire tout en éprouvant certains regrets et un immense chagrin. C’est ce que nous comprenons lorsqu’il affirme d’un même souffle qu’il est serein. Assez étonnamment aussi, il est la seule personne que nous ayions interviewée qui pense que les facteurs sociaux, que les facteurs économiques, par exemple, ne l’influencent pas quant à son degré d’acceptation qui constitue, selon lui, une affaire beaucoup plus intérieure qu’extérieure, alors que la condition objective d’une personne se situe plutôt à l’extérieur de lui, qu’elle est donc, par le fait même, secondaire. Le deuxième homme que nous avons interviewé, Théophile, a aujourd’hui cinquante-deux (52) ans. Quadriplégique après être tombé accidentellement dans une piscine il y a vingt-deux (22), il est presque analphabète. Ancien cuisinier, il ne travaille plus, se contentant maintenant de vaquer à certaines activités d’artisanat. Il vit des bénéfices d’une maigre assurance, et quoique pauvre, il se considère pourtant financièrement satisfait d’un maigre revenu qui rentre régulièrement. Il consomme de la drogue soit disant pour calmer ses spasmes et boirait pour maintenir ses reins en bon état! Quoique célibataire sans attache, il est plus qu’évident que les femmes l’intéressent au plus haut point. Référé par un blessé médullaire, nous l’avons interviewé dans la cuisine de son modeste appartement du centre-ville de Montréal, entrevue tout au long de laquelle il se montra très coopératif. L’univers de Théophile est un monde de boisson, de drogue, de films pornographiques et de prostituées. Il est évident, pour n’importe qui l’interviewerait, que la non-acceptation de sa condition de handicapé et la haine qu’elle lui fit développer et entretenir envers son destin l’amènent à rencontrer des problèmes avec à peu près toutes les personnes de son entourage, à commencer par sa propre famille. Son discours n’est constitué que de jurons et d’imprécations prononcées contre tout et contre tous. Visiblement, Théophile est très mal dans sa peau. En réalité, il est la seule personne que nous ayions rencontrée qui n’accepte absolument aucunement son handicap ni sa condition de blessé médullaire. Ainsi dit-il, lors de l’entrevue : J’accepterai jamais ça non plus. J’accepte à vivre avec ça, mais… Quelqu’un qui accepte son handicap, moi je dis que c’est un fou! Ou bien donc, à moins qu’y vienne au monde comme ça. Je sais, je sais pas qu’est-ce que c’est. Mais quand t’as connu la vraie vie pis que tu tombes comme ça, pis tu vas me dire à moi que t’acceptes ça, moi je dis que t’es un fou! O.K., moi, c’est mon opinion à moi. Moi, écoute ben, moi, l’opinion des autres, je m’en fous, là. Bougon, sacrant après tout et rien, il continue ses révélations : -Alors, vous vivez en étant inconfortable, en étant mal? -C’est ça. -Vous endurez votre mal? -C’est ça. -Mais, il n’y a pas de sérénité en dedans de vous. Il n’y a pas de paix? -Non. Il n’y a pas de paix. C’est comme de la haine, tsé là. Et, de fait, d’une façon assez pathétique, l’homme continue à manifester de l’agressivité sous tous les prétextes possibles et se définit comme un révolté : « jamais je m’aimerai. Non. », s’exclame-il. Il est sans doute assez rare que l’on puisse interviewer quelqu’un qui manifeste autant d’agressivité envers sa propre situation. D’habitude ce genre de personne préfère ne pas répondre aux entrevues. Il s’agit vraiment d’un cas véritable de non-acceptation comme on en rencontre, habituellement, les premiers jours après l’accident. Or, cet homme est handicapé depuis plus de 22 ans! Aussi est-il très émouvant de l’entendre dire : « chu loin d’être heureux. » Il s’agit là, peut-être, de la preuve même qu’il est plus ou moins normal pour une personne de vivre avec un tel refus de son état. Il faut dire que cet individu fait face, malgré ses multiples dénégations, à un problème grave d’alcool. De toute manière, il n’arrive pas à trouver un seul côté positif à sa situation. Il est facile, de plus, de s’apercevoir que son agressivité détériore amplement ses relations avec son entourage, qui ne sont pas très bonnes dans l’ensemble. Sans doute le fait qu’il soit peu éduqué, encore plus que le fait qu’il soit peu instruit, joue-t-il un certain rôle dans son refus de la condition de blessé médullaire. Le troisième homme que nous avons interviewé, nommons-le Éric, est un sportif de niveau international qui dit bien accepter sa condition de handicapé : « Je suis aussi heureux qu’avant, j’ai bien accepté (…). », dit-il. Et, de fait, il se montre gentil, serviable et aimable. Éric est, en réalité, un blessé médullaire de quarante-trois (43) ans qui vit avec sa conjointe. Il est paraplégique des suites d’un accident de travail qui lui est arrivé il y a un peu plus de cinq (5) ans, alors qu’il travaillait comme ouvrier de la construction. N’ayant fréquenté l’école que pendant neuf (9) ans, ce qui est peu aujourd’hui, il ne semble pas en souffrir. S’il ne travaille pas, il occupe néanmoins ses loisirs à la course en fauteuil roulant et à des activités de bénévolat. Il souffre cependant de ne pas avoir autant d’argent qu’il ne le voudrait. Nous l’avons rencontré par hasard dans la cafétéria d’un centre de réadaptation pour handicapés physiques, et, après lui avoir fixé un rendez-vous, nous l’avons interviewé à son domicile alors qu’il était seul. Cela prend, d’après lui, une année pour accepter la condition de blessé médullaire. Il y serait parvenu assez aisément. Aujourd’hui, il a davantage d’amis qu’avant et il pense que le terme « acceptation » est le bon terme à employer. D’ailleurs, comme nous l’avons mentionné, c’est l’avis de pratiquement toutes les personnes que nous avons questionnées à ce sujet. Toujours est-il qu’il semble de toute évidence aborder la vie avec un grand enthousiasme et une bonne humeur quotidienne. Il est aussi très confiant en l’avenir. Son manque d’instruction et même son manque d’argent, semblent moins importants, en tant que variables, que son caractère aimable et optimiste, qui est sans doute davantage responsable de son acceptation. Éric est une personne vraiment sociable, ce qui l’empêche probablement aussi de se replier sur lui-même et de s’apitoyer sur son sort. Le quatrième homme (référé par un blessé médullaire), Gustave, par contre, n’accepte pas du tout son handicap après huit années. Et, chose assez inusitée, c’est aussi le cas pour sa famille qui n’a pas encore fait son deuil après tout ce temps! Ancien enseignant qu’on força à la retraite après qu’il eut commencé à ne plus marcher, Gustave souffre d’une maladie dégénérative de la moelle épinière qui fait qu’il passera, avec le temps, de la paraplégie à la quadriplégie. Il a maintenant soixante-deux (62) ans, et sa maladie l’a contraint à prendre le fauteuil il y a déjà huit (8) ans. Nous l’avons interviewé dans sa maison. Il y était seul. Ses frères et ses sœurs ne se font aucunement à l’idée qu’il puisse être en fauteuil roulant. C’est ainsi que, malgré qu’elle ait consulté à ce sujet, une de ses soeurs n’accepte toujours pas son handicap. Et ses frères l’évitent le plus possible. « Dans le fond, moi, je n’accepte pas : je subis. », dit aussi celui-ci. Il explique d’ailleurs une partie de son malheur par le fait que, selon lui, il aimait plus que les gens en général la station debout avant que la maladie ne fasse de lui un blessé médullaire. Sa femme n’accepte pas du tout l’idée de vivre avec une personne en fauteuil roulant. Elle n'est pas non plus satisfaite de leur nouvelle vie sexuelle. C’est sans aucun doute une des raisons pour lesquelles ce blessé médullaire a constamment peur, est même terrorisé par l’idée que sa femme ne le laisse un jour. S’ouvre ici tout un chapitre sur les conjoints des médullolésés et leurs difficultés d’adaptation, problèmes dont on parle assez peu dans la littérature, sinon pour les mentionner simplement. Au sujet des autres handicapés, de ceux qui participent aux différentes associations, notre répondant explique : « C’est curieux à dire, mais j’ai… eh, je le sais pas, eh… on dirait que je ne m’accepte pas moi-même là-dedans. Pis en m’acceptant pas, j’accepte pas les autres qui sont comme moi. ». Il confirme ainsi une de nos allégations. Et, à la question « -Finalement, depuis que vous êtes blessé médullaire, c’est une grosse peine que vous endurez, eh, en dedans de vous? », il répond : « -Oui. » Le fait que son entourage, sa famille et sa femme, n’acceptent pas sa condition constitue sans aucun doute possible une grande part de son refus. Ne se sentant pas accepté des autres, ne sentant aucunement sa condition acceptée, il lui est alors très mal aisé de s’accepter lui-même. Il pourrait difficilement en être autrement. On voit donc, ici, combien l’attitude de l’entourage peut être importante dans l’acceptation de la blessure médullaire. À l’opposé, le dernier homme que nous avons questionné, et que nous appellerons Arthur, considère, lui, qu’il accepte complètement : « Dans mon livre à moi, je dirais que je l’accepte à cent pour cent. », dit-il. Et, de nous expliquer : « Pourquoi que je l’accepte à cent pour cent? Parce que j’ai appris à me valoriser. Et puis, j’ai fait des choses que j’aurais pas faites si j’aurais pas eu un handicap, tiens (…). En quelque sorte, quelque part, j’ai exploité mon handicap (…). Moi, j’ai peut être utilisé ou exploité mon côté positif. Parce que dans chaque épreuve, là, si on regarde, il y a toujours un côté positif. » Celui-ci souligne aussi le fait que l’attitude des gens a beaucoup changé face aux handicapés et que cela les a énormément aidés, qu’ils peuvent faire beaucoup plus ce qu’ils veulent aujourd’hui. Arthur nous avait été référé par un autre blessé médullaire. Et, nous l’avons rencontré de seul à seul à son domicile. C’est un homme de quarante-sept ans, blessé médullaire depuis 27 ans des suites d’un accident d’automobile. Ancien ouvrier manuel, il fait de la course en fauteuil roulant dans ses moments de loisir. Il demeure seul, mais a une petite amie. Une des raisons de son acceptation nous semble le fait qu’il ait réussi financièrement; cela rend sa vie malgré tout intéressante. Il gagne sa vie dans le monde des handicapés. Encore une fois, la variable économique nous semble-t-elle importante ici. Résultats : Il y a donc deux médullolésés masculins sur cinq qui n’acceptent pas leur handicap, si l’on se fie à ceux que nous avons rencontrés en entrevue. Ce nombre peut paraître énorme. Nous sommes cependant obligé de concéder qu’il ne correspond pas à la réalité des faits, notre échantillon étant beaucoup trop petit, et la proportion de ceux qui finissent par accepter étant aussi beaucoup plus élevée, d’après nous. Il fut particulièrement intéressant cependant d’avoir l’occasion de parler avec Théophile et de pouvoir constater un cas de réelle non-acceptation, de non-acceptation probablement irrécupérable, avec tout ce que cela entraîne de déplorable pour la qualité de sa vie. Car il faut toujours avoir à l’esprit que si nos données fixent dans le temps, au moment de l’entrevue, l’acceptation d’une personne, celle-ci évolue pourtant constamment, progresse, se transforme. Elle n’est jamais, en tout cas, statique, comme on serait porté à le croire si on examine une coupe transversale de la situation, et comme nos entrevues le sont forcément. Au sujet des hypothèses que nous avions émises, on peut dire que celles-ci furent massivement entérinées par les participants masculins. Comme les résultats à ce sujet ne font aucun doute et que les hypothèses sont confirmées avec une quasi unanimité, il est inutile d’essayer de déterminer si ce sont les paraplégiques ou les quadriplégiques, les jeunes ou les vieux, ceux qui travaillent ou non qui les supportent, comme nous avions pensé le faire au début de notre étude. Ainsi, tous sont-ils d’accord pour dire qu’il y a très peu de mariages qui résistent à la blessure médullaire, que les divorces sont on ne peut plus fréquents, qu’ils sont dus spécifiquement à la survenue de l’accident, que ce sont davantage les hommes que les femmes qui quittent leur conjoint, etc. Toutes les hypothèses furent une à une approuvées. En réalité, la seule donnée que nous nous attendions à rencontrer et que notre étude ne met pas en relief concerne ce que les blessés médullaires trouvent de plus difficile à leur condition. Nous nous attendions à ce que ce soit le problème de la dépendance, tel qu’en témoigne la revue de la littérature. Or, celui ci n’est mentionné que deux (2) fois sur cinq (5), cédant la place tantôt à l’argent, tantôt aux déplacements ou à la lenteur que le blessé met à faire les choses. Il n’y a rien de surprenant encore là cependant, si on ajoute que les deux personnes qui se sont plaintes de leur grande dépendance sont les deux quadriplégiques du groupe des hommes, alors que les autres sont des paraplégiques. Quatre (4) sur cinq (5) des répondants, pour différentes raisons, déclarent faire légèrement plus d’argent qu’autrefois, mais, là aussi nous ne pouvons pas nous fier à notre échantillon qui, selon nous, contredit les données officielles sur le sujet à cause de sa petitesse. En ce qui concerne les besoins de Maslow, les questions 36 à 48 inclusivement tentent d’opérationaliser les besoins fondamentaux nécessaires au bonheur de la personne. Si nous attribuons un point (1) à chaque réponse qui révèle qu’un besoin est satisfait, et ce, pour chacune des questions, nous obtenons les résultats suivants sur une possibilité de treize points (13) : le premier répondant a totalisé le pointage de six (6), le second de six (6), le troisième de treize (13), la quatrième personne interviewée de cinq (5) et la dernière de treize (13). À première vue, ces résultats semblent ambigus. Pourtant, nous croyons qu’ils sont clairs et qu’ils confirment les théories de Maslow appliquées à notre recherche : plus les besoins sont satisfaits, plus les chances sont grandes que la personne accepte sa blessure médullaire. En effet, nous avons vu que les troisième et cinquième répondants acceptaient complètement leur handicap, et cela est fortement confirmé par le grand nombre de points accumulés par ceux-ci (13 tous les deux). Par contre, les deuxième et quatrième étaient ceux qui acceptaient le moins et ce sont effectivement ceux-ci qui obtinrent le pointage le plus bas (respectivement 6 et 5). La théorie est confirmée jusqu’à maintenant. Quand au premier homme interviewé, si nous croyons que celui-ci accepte plutôt bien son handicap et se débrouille relativement confortablement avec celui-ci, nous attribuons son faible résultat (6 points) à sa personnalité aux facettes ambiguës ainsi qu’à sa difficulté de s’exprimer sans se contredire et à sa tendance à apporter des nuances pas toujours faciles à saisir. |