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E) Les théories de sociologie médicale a) La réhabilitation et l’acceptation Le mot acceptation, comme nous l’avons vu, prête à confusion. De plus, les gens mêlent souvent acceptation, réadaptation, réinsertion sociale, etc. Sans nous étendre sur le sujet, il convient de rappeler la définition de certains termes qui délimitent des notions proches de l’acceptation, tout en étant fort différentes. D’abord : The process that persons undergo in trying to cope with the psychosocial stress of disability is known as adjustment. During this time individuals attempt to cope, understand, and come to terms with their disability as well as try to learn new skills and plan for the future. Adjustment is complex and highly individual and is influenced by a number of intervening variables. Rather than a stable state, adjustment is a process that evolves over time. Determining when a person has completed the process is nebulous, and definitions of adjustment vary. Adjustment may be viewed as individuals’ response and ability to cope with their disability, as their ability to problem-solve, or as their ability to regain control and self-determination over events that affect their life. Commonly, some version of productivity, either in the form of activities of daily living or of employment, is used to assess the level of adjustment an individual has reached. (Dell Orto et Marinelli, 1995 : 599). Exprimé d’une autre façon par un autre auteur, « Adjustment is the process of restoring balance among the psychosocial, biological –organic, and environmental factors in one’s life. If the inbalance cannot be corrected by curing the problems in the biological –organic facets of the system, then a new balance is achieved by making accomodations in one’s psychosocial and environment resources. » (Trieschmann, 1988 : 42). Ce dernier auteur emploie ici le terme accommodations, et il s’agit, en effet, de tenter de trouver une solution afin de continuer à fonctionner le plus normalement possible. Ailleurs, Trieschmann parle d’intégration à la communauté (Trieschmann, 1986 : 305). Adjustment se trouve donc assez près des termes français adaptation ou réadaptation, et même réhabilitation, qui, selon (Willems et Alexander), amènent les patients à apprendre à vivre d’une façon satisfaisante dans leur environnement et à y fonctionner, à s’adapter à la perte, à créer de nouvelles habiletés relatives à la vie au jour le jour et substitutives à la perte, et à devenir plus indépendant. En effet, « Adaptation is a common word but one that it is hard to be precise about (…) it is the ability to respond with a reasonable degree of comfort to new situations and problems, and to demonstrate adequate activity and initiative in the areas of productivity (which may include employment or other creative work), recreation, and social and family « roles » » (Tunks, Bahry et Baushaum, 1986 : 398). S’adapter, pour le blessé médullaire, c’est avant tout réintégrer la société. Par contre, « Rehabilitation for many years has focused on enhancing the client’s functional performance, self reliance, and hability to perform necessary practical skills. » (Morris-Baker et al., 1981 : 602), ou encore : « Medical rehabilitation (…) are usually defined on the basis of short-term skill acquisition. (…) the principal examples the ability to be independent in activities (…). » (De Jong, Hughes et Tupts, 1982 : 68), ou enfin, plus précisément, « rehabilitation » est « to teach the person how to manage the activities of daily living and the mobility techniques necessary to negotiate the world. » (Trieschmann, 1986 : 304). En quelque sorte, « Rehabilitation is the process of learning to live with one’s disability in one’s own environment. » (Trieschmann, 1986 : 303-304), le but étant d’acquérir le plus haut niveau d’indépendance physique possible (Hammell, 1995 : 6). Quant à la resocialisation, « The process of resocialisation involves the reacquisition of social (including familial), recreational, productive, and adaptive functions and roles. » (Junks, Bahry et Baushaum, 1986 : 387). Il réfère d’abord à l’aspect social de la réintégration. On pourrait continuer ainsi à l’infini. Contentons-nous de dire que l’ajustement, la réinsertion, la resocialisation, pas plus que la résignation ne sont synonymes d’acceptation. Et en ce qui concerne la résignation qui souvent est employée à tort à la place d’acceptation par son côté fataliste, celle ci se range beaucoup plus du côté de l’acceptation rageuse, c’est-à-dire de la parfaite non-acceptation. b) La renaissance À partir du moment où l’on amène le blessé médullaire à l’urgence d’un hôpital, plusieurs personnes vont le prendre en charge. Chaque spécialité de la médecine interviendra, la blessure médullaire représentant un des cas les plus complexes de blessure traumatique. Le patient, lui, lorsqu’il s’agit d’un quadriplégique, par exemple, se verra d’un seul coup incapable de marcher et de bouger les bras. Il pourra même être momentanément assisté d’un respirateur. Il a perdu complètement le contrôle sur sa vessie ainsi que sur ses intestins. On devra le faire manger, le laver, l’assister pour la moindre des choses. Il expérimente alors la dépendance la plus totale. Ce n’est que dans les mois à venir qu’il réalisera qu’il ne marchera plus jamais, que ses fonctions corporelles ne seront jamais plus les mêmes. Il entreprendra alors une rééducation dont le but explicite sera de lui enseigner comment se débrouiller seul le plus possible : il apprendra la technique du transfert du fauteuil roulant au lit, et, en autant qu’il est possible de le faire, on lui montrera comment se servir des capacités physiques qui lui restent. En même temps, le médullolésé devra tenter de réintégrer une vie familiale complètement bouleversée par ce changement, une vie maritale perturbée par une nécessaire redéfinition de sa vie sexuelle. La poursuite de son travail est remise en question, de même que sa façon de faire face financièrement à une situation déconcertante. Ses relations avec ses amis ne seront plus du tout les mêmes. Ses activités non plus. Sur cette toile de fond passablement dramatique, le blessé médullaire devra entreprendre une réflexion qui l’amènera à faire progressivement le deuil de ses fonctions perdues ainsi qu’à réexaminer tout ce que cela implique comme changement au niveau des activités qui étaient les siennes autrefois et qu’il ne pourra désormais plus faire, des genres de relations, par conséquent, qu’il ne pourra plus entretenir avec certaines personnes, de ce qui est désormais possible ou impossible pour lui. Ses gestes de tous les jours et de chaque instant ne seront plus du tout les mêmes. Sa vie complète ne sera jamais plus ce qu’elle était auparavant. Pourtant, à mesure que le temps avancera, il aura à accepter cette nouvelle condition qui est sienne, tout en se lançant dans une vie entièrement nouvelle et, autant que possible, faite sur mesure pour lui. On peut difficilement s’imaginer ce que cela implique d’efforts, de découragements momentanés, de dépressions, de difficultés, d’obstacles, de régressions et de multiples victoires mineures. Seulement qu’expérimenter la dépendance envers les autres est un fardeau incroyable pour des personnes qui, toute leur vie durant, furent habituées et encouragées à fonctionner d’une façon indépendante. Le médullolésé devra être assisté par des psychologues, des travailleurs sociaux et toutes sortes d’aides pour avancer dans sa nouvelle trajectoire. C’est sa vie antérieure en entier qui soudainement s’effondre et qu’il devra reprendre à partir de zéro. Néanmoins, si chaque blessé médullaire doit réévaluer ses capacités physiques (Patrick et Bignall, 1980 : 208), « La réinsertion des personnes traumatisées médullaires est souvent présentée, par elle-même, comme une renaissance, l’occasion de donner un sens nouveau à sa vie. » (Bon, 1992 : 101). Et si dans les premiers moments, on peut parler de régression pour définir l’état de torpeur dans lequel le patient est alors plongé, petit à petit la blessure médullaire force l’individu à réévaluer sa propre personnalité et la place que celle-ci occupe dans sa culture et dans le monde (Woodbury et Redd, 1987 : 205). Il peut même arriver que cette auto-exploration débouche sur des changements de comportements auxquels il n’aurait même pas été possible d’arriver par les techniques habituelles d’interventions psychologiques (Woodbury et Redd, 1987 : 201). « Mais, pour que cette renaissance soit possible, le travail de deuil du « soi antérieur à l’accident » doit avoir été effectué. » (Bon, 1992 : 107). C’est la réalisation de celui-ci, et cela tous les auteurs le reconnaissent, qui dégagera la motivation nécessaire à ce que la personne puisse avancer vers un nouvel épanouissement personnel. Le deuil, en départissant des attentes irréalistes, parce que faites à une autre époque et avec un autre corps, laisse la voie libre à une définition nouvelle de la personnalité sans laquelle il est impossible de continuer avec un minimum de résultats. Certains utiliseront cette descente aux enfers pour explorer de nouvelles voix philosophiques et spirituelles (Trieschmann, 1988 : 63), l’apprentissage de la vie avec un handicap remettant en question, très souvent, certaines croyances fondamentales à propos de la vie en général (Langer, 1994 : 182). Murphy compare cette période de la vie du handicapé à un rite de passage : « They typically do this in three phases : isolation and instruction of the initiate, ritual emergence, and reincorporation into society in the new role. » (Murphy, 1987 : 15). Il s’agit d’une crise à travers laquelle on peut ressortir grandi (Viger, 1991 : 126). D’ailleurs, comme chez tout blessé médullaire, le Dr Murphy constate que : « My past is divided radically into two parts : pre-wheelchair and post-wheelchair. I think of the pre-illness years as a golden age and the recent period a time of bad auspices (…). » (Murphy, 1987 : 51-52). On peut certainement ajouter à cela que, lorsque cette dichotomie commence à s’estomper, et surtout lorsque le médullolésé cesse de regarder son passé comme un paradis perdu, c’est à ce moment-là qu’il commence véritablement à accepter son sort. Murphy nous parle également d’un phénomène qui se produit spontanément chez le blessé médullaire et qui n’a rien pour faciliter l’acceptation de son handicap. Il s’agit de la culpabilité que celui-ci ressent, aussi illogique cela soit-il, d’être médullolésé, exactement comme s’il était automatiquement responsable de son sort et de son accident. En effet, « There is the basic, self-accusatory guilt of the impaired person, exacerbated by his or her guilt over being a burden. The able-bodied family members, for their part, feel guilty because they are intact and the other person is not. » (Murphy, 1987 : 207). c) Christopher Reeve et la guérison à tout prix Des travaux importants sont en cours afin de tenter de trouver une solution médicale à la blessure médullaire. On se penche, par exemple, sur des façons de récupérer la marche au moyen de la stimulation électrique fonctionnelle (De Corwin, 1993 : 15). De même travaille-t-on sur un gel synthétique qui reconstruirait la continuité physique de la moelle épinière (Woerly, 1997 : 22) ou sur la transplantation de tissu nerveux. Les recherches les plus prometteuses concernent sans doute l’action immédiate des secouristes et des intervenants hospitaliers après l’accident médullaire. Il a en effet été expérimenté qu’une action rapide pouvait contenir l’autodestruction des neurones au site de la lésion (De Corwin, 1994 : 6) et redonner au patient l’usage de ses membres (Revue Actualité, 1978). Diverses techniques de réfrigération sont ainsi à l’étude ainsi que diverses méthodes d’intervention rapides. Il existe, il ne faut pas s’en cacher, un type de patient qui met tous ses espoirs en ces futures découvertes médicales, à l’exclusion de toute autre démarche, qu’elle soit psychologique ou sociale. Il se trouve même une association de personnes qui ne veulent consacrer leurs efforts qu’à la promotion de recherches visant à leur redonner l’usage de leurs membres (Spinal Cord Society). C’est, pensons-nous, le cas de Christopher Reeve qui consacre la plus grande partie de sa vie à amasser des fonds pour de telles recherches. Il s’agit sans aucun doute possible de personnes qui n’acceptent aucunement leur condition de blessés médullaires. C’est une façon pour eux de nier leur condition et à un certain niveau de ne pas s’avouer vaincus. En effet, si un espoir est sans doute permis dans les années à venir pour que dans certaines circonstances bien précises des gens blessés à la moelle épinière puissent être traités rapidement et récupérer au moins une partie de leurs fonctions ambulatoires, il est parfaitement illusoire de penser, croyons-nous, que des personnes handicapées depuis une dizaine d’années, par exemple, puissent récupérer un jour l’usage de leurs membres, qui, il ne faut pas l’oublier, ont commencé très tôt à se déminéraliser et à s’atrophier. C’est pourtant le rêve que Reeve semble poursuivre : « Il reste que ce type de rêve -pouvoir bouger, vivre comme avant-, peut devenir très réel, très fort. », dit-il (Reeve, 1998 : 14-15). Inutile d’ajouter que des gens qui pensent ainsi vivent dans l’irréalité la plus complète, ce qui est une façon pour elles de refuser de voir la vérité en face. Ce genre de personnes constitue le prototype même de celles qui n’acceptent pas leur handicap. Aussi, lorsque Reeve dit, dans un discours à la National Organization on Disability (8 octobre 1997) : « La recherche permet d’entrevoir le jour où il sera possible de rétablir complètement les fonctions motrices. » (Reeve, 1998 : 324), restons-nous quelque peu… songeurs. D’une façon exclusive, il a « décidé de faire le maximum pour aider les chercheurs à poursuivre leurs travaux dans leurs laboratoires (…). » (Reeve, 1998 : 147), oubliant qu’on peut venir en aide aux blessés médullaires de bien d’autres façons. Il y a donc souvent une grande part de refus qui habite les personnes qui mettent tous leurs espoirs dans ce genre de recherches médicales. d) Le handicap comme construction sociale Talcott Parsons a défini, en 1951, un concept qu’il a appelé « le rôle de malade » ou « sick role ». Celui-ci : describes a form of socially sanctionned deviance having the following characteristics :
According to Parsons, being sick interferes with normal social responsabilities and permits exemption from them. Consequently, it may sometimes also be a status desired by those unwilling to meet their social obligations. Medicine, therefore, can be seen as having the function of social control in addition to a therapeutic role. It deters malingerers and promotes an awareness of social obligation among the sick. (Jary et Jary, 1961 : 440). Parsons, tout en décrivant le rôle de malade, souligne donc la fonction sociale de contrôle que le corps médical exerce sur celui qui est désormais considéré comme une personne déviante. Et il poursuit en disant que : « The first of the obligations thereby assumed, seems to me to consist in the commitment to cooperation in the health case therapeutic or management functions of the system. This commitment may, in certain cases, be confined to the patient exposing himself as a passive object to the manipulation of the health care personnel. » (Parson, - : 25). Comme l’explique Hart, le but ultime du comportement de la médecine est de maintenir la stabilité de la société (Hart, 1985 : 100), avec pour conséquences que « Patients are encouraged to wait for the doctor to make them better rather than take any personal initiative themselves. » (Hart, 1985 : 108). Il y a même plus : à l’intérieur de l’hôpital, « the sick role comes to dominate the identity of the person and all thoughts, behavior (…). » (Hart, 1985 : 105). Le sociologue Friedson, qui étudie la médecine en tant qu’institution, explique la relation qui existe désormais entre celle-ci et la maladie : « medicine has also obtained well-nigh exclusive juridiction over determining what illness is and therefore how people must act in order to be treated as ill. » (Friedson, 1971 : 205). Cela a pour conséquences directes que : « Health is thus squated with conformity to norms of physical and mental capacity for adequate participation in social activities. Sickness is a definition applied to incapacities, or non-conformity to such norms. » (Twaddle, 1987 : 128). Plusieurs ont critiqué les théories de Parsons qui fut pourtant à une certaine époque très écouté. Ainsi, une des critiques que l’on fit à son modèle du « sick role » est la suivante : « The model is not appropriate for describing chronic diseases, illnesses that result in physical disabilities, mental impairments, and conditions that do not respond well to treatment. » (Kurtz et Chalfant, 1991 : 69). Pourtant, cela n’a pas empêché Friedson, dans le cas du handicapé, de parler de « career of becoming a sick person » (Friedson, 1971 : 326) ou Twaddle, en ce qui concerne la définition de la santé, de dire : « the patient can partially recover but in a way that necessitates a redefinition of what it means to be well (…). » (Twaddle, 1987 : 157). D’une façon ou d’une autre, « Sickness as a social condition reflects social perceptions taught during the socialization process. » (Chalfant, 1991 : 69). C’est une autre manière, ici, de dire que la maladie est une construction sociale, tout comme le handicap d’ailleurs, ce que le professeur Murphy rend en disant : « Disability is defined by society and given meaning by culture; it is a social malady. » (Murphy, 1987 : 4). Il n’y aurait justement rien à cela de bien terrible si la société n’avait pas fait du handicap ce qu’elle en a malheureusement fait. En effet, « Une part importante du handicap est produite par les attitudes, les valeurs, l’idée que l’on a de ce qui est normal ou non. Ceci contribue à perpétuer l’isolement, la marginalisation et la dépendance de la personne différente. » (APQ, 1997). L’idée que socialement l’on véhicule sur le handicapé ne transporte définitivement pas une signification favorable. Murphy se fait à ce sujet plus mordant en disant : « A serious disability inundates all other claims to social standing, relagating to secondary status all the atteinments of life, all other social roles, even sexuality. It is not a role; it is an identity, a dominant characteristic to which all social roles must be adjusted. And just as the paralytic cannot clear his mind of his impairment, society will not let him forget it. » (Murphy, 1987 : 106). Si ce point de vue peut sembler exagéré au premier abord, il est pourtant complètement vrai : on pense toujours aux handicapés en tant que handicapés, rarement en tant que personnes entières et distinctes, que personnes possédant une identité autre que celle formée par leur différence. Les théories de Parsons et d’autres sociologues médicaux ont cependant donné à réfléchir à plusieurs. Ainsi, certains ont-ils vu dans le contrôle social exercé par les instances médicales une forme d’abus de pouvoir. C’est le cas de Trieschmann qui nous résume sa pensée en ces mots : « Rehabilitation staff and hospital personnel have a great affection for patient compliance with requests, routines, policies, and orders. It is important to note, however, that compliance may not always be in the best interest of the disabled person in the long run because compliance with externally imposed routines does not track independence, problem solving, and coping with a disability. » (Trieschmann, 1986 : 314). Hammell dit exactement la même chose (Hammell, 1995 : 5). Il y a même plus, ceux qui ne suivent pas les règles, ceux qui tentent de se prendre en main sont considérés comme des individus non coopératifs (Hanak et Scott, 1983 : 5). Ils dérangent. C’est ainsi que Francine, une patiente questionnée par April, déclare ironiquement : « Un bon patient, c’est celui qui obéit sans tapage, qui rit tout le temps et qui est content d’être malade. C’est celui qui dit que le bon Dieu éprouve ceux qu’il aime. » (April, 1992 : 110). Et, il est vrai qu’un malade qui manifeste la moindre insatisfaction, ou qui démontre de l’agressivité d’une manière ou d’une autre, est regardé avec désapprobation : l’institution médicale s’attend à ce qu’il soit reconnaissant (Zola, 1982 : 64). Un malade ou un handicapé doit se contenter d’être dépendant. Patrick Segal est un paraplégique qui nous raconte dans un livre très émouvant, intitulé « L’homme qui marchait dans sa tête », et qui est sans doute le volume le plus lu par les blessés médullaires, comment il a résisté, lui, au rôle que lui assignait l’institution officielle de la médecine. Blessé accidentellement d’une balle de carabine à l’âge de 24 ans alors qu’il étudiait la kinésithérapie, il a pris le pari d’entretenir une saine révolte et de ne pas se soumettre à la dépendance à laquelle on le vouait. Et, surtout, de ne pas accepter ni son handicap ni de s’assujettir à ce que l’on attendait de lui. C’est que, pour lui, « Un malade qui veut guérir, c’est un malade qui écoute la voix intérieure qui lui dit d’obéir à ses propres forces, et d’oublier les conseils de prudence ou de démission. » (Segal, 1977 : 46). Car, dans son idée, « S’exclure, se protéger, se vouloir différent, s’accepter assisté, c’est le renoncement, la vraie misère. Je refuse cette fin, je ne laisserai même pas s’approcher la sournoise tristement. » (Segal, 1977 : 48). À partir de ce moment, Segal n’en fait qu’à sa tête et n’accepte des traitements médicaux que ceux qu’il croit bon pour lui. Il devient rebelle, sort de l’hôpital la nuit et n’écoute que qui il le veut bien. Ainsi dit-il de son médecin que, « La vérité du patron n’était que la sienne. J’avais décidé qu’il en serait autrement. Et tout a commencé comme ça. À cause du petit bonhomme! Le défi était lancé. Ma vie en main pour une lutte à mort. Désormais, je serais celui qui refuse, et là, docteur, était l’intérêt de ma vie! » (Segal, 1977 : 53). Segal ne croit pas à leurs « arguments de misère et de renoncement. » (Segal, 1977 : 53). D’ailleurs, pour lui, c’est simple : « Le problème était grave. Je pressentais les bonnes idées, et par ailleurs on faisait tout pour m’empêcher de les suivre… » (Segal, 1977 : 127). C’est ainsi que Patrick se promène singulièrement un peu partout sur terre en fauteuil roulant, à la recherche d’une solution à ses problèmes. Même si « Freeing oneself from a warehouse of physicalist perspective is not easy. » (Zola, 1982 : 66), non-conformiste par excellence, il tente toutes sortes de cures, pour finalement découvrir un remède qu’il ne s’attendait pas de trouver. Segal rencontre un homme qui, et ce sont ses propres mots, « m’a véritablement redonné l’occasion d’être un homme. » (Segal, 1977 : 124). C’est que celui-ci le met devant l’évidence qu’il peut être utile aux autres, à tous les autres qui souffrent comme lui. Désormais, « tous, je pourrais leur donner quelque chose. Je n’attendrai plus qu’ils me prennent par la main, qu’ils m’aident, qu’ils m’apportent le réconfort. » (Segal, 1977 : 126). « Désormais, j’avais des comptes à rendre à la souffrance des autres. » (Segal, 1977 : 185). Plus, « Pour la première fois depuis mon accident, les leçons de ma souffrance, les acquis de mon expérience, je vais pouvoir en faire bénéficier ceux qui se trouvent embarqués sur le même navire que moi. » (Segal, 1977 : 141). Segal rejoint ici la pensée de Murphy qui affirme que les blessés médullaires et les handicapés réussissent très bien dans les métiers qui aident leurs semblables. Pourtant son idée est plus générale, plus vaste : seul l’altruisme guérit de porter lourdement son handicap. Pour cela cependant, « On lutte seul. Il faut oser échapper à ceux qui ont charge officielle de vous porter secours, et même à ceux qui ont héritage et mission naturelle d’affection. » (Segal, 1977 : 313-314). Patrick Segal fera des conférences dans divers hôpitaux du monde, il y travaillera comme bénévole à enseigner comment utiliser des prothèses, comment se débrouiller avec la blessure médullaire. L’altruisme est donc ultimement une façon de s’accepter complètement, à la condition expresse de toujours refuser son handicap, de le combattre comme un ennemi à repousser et à vaincre. Paradoxe singulier, mais qui apporte le goût de vivre, de continuer, de soulager les autres. Le handicap est, ici, ce qu’il faut à tout prix refuser sans aucune compromission. On rencontrera ce comportement chez les personnes qui négocieront la vie comme une lutte incessante, un combat à finir, une guerre sans répit, ce qui n’est quand même pas si rare chez les handicapés. Cela fait penser à Claude St-Jean qui atteint de l’ataxie de Friedreich, une dégénérescence de la moelle épinière, s’écrie : « Je n’ai jamais accepté ma maladie, je la combats. » (St-Jean, 1977 : 127). C’est la même chose pour une Rosanne Laflamme qui dit : « J’accepte désormais les règles du jeu : je me battrai jusqu’à mon dernier souffle, je relèverai tous les défis qui se présenteront à moi, je renierai la complaisance, la fatalité, pour me surpasser continuellement. (…) Cette profession de foi frise l’orgueil, mais a l’avantage au moins d’écarter de moi la résignation qui m’a pendant si longtemps enlisée dans un chemin sans issue. » (Laflamme, 1976 : 53-54). Remarquons ici ce qu’elle pense de la résignation et permettons-nous de croire que ce genre de comportement offensif et agressif de plusieurs handicapés n’est pas nécessairement en contradiction avec l’acceptation. C’est la même recette que l’on rencontre chez Rick Hansen, parti en croisade autour du monde, chez Terry Fox qui traverse le Canada pour amasser des fonds afin de lutter contre le cancer ou chez André Viger devenu champion mondial de course en fauteuil roulant. Alfred Adler, le psychanalyste de qui notamment s’est inspiré Abraham Maslow, dirait, ici, que l’infériorité ressentie par les personnes ayant un ou des organes « d’une valeur inférieure » entraîne souvent une insécurité déclenchant une lutte pour l’affirmation de la personnalité, « lutte qui affecte souvent des formes beaucoup plus violentes que celles auxquelles nous pourrions nous attendre. » (Adler, 1912, 22). Si cette interprétation est sans doute valable, nous croyons pourtant que cette manière de réagir au handicap constitue davantage une façon de le mettre entre parenthèses, de l’isoler pour mieux le contrôler, de le mettre en exergue afin de n’en être pas victime, qu’un refus comme tel. C’est comme si l’agressivité servait ici de rempart contre l’envahissement du handicap, le tenait à distance, voulait lui ravir toute chance de nous vaincre. C’est pourquoi, malgré le discours de refus, nous pensons plutôt que cette réaction participe plus d’une acceptation intransigeante : il s’agirait de rendre au handicap ce qui lui appartient, mais sans plus ni moins, de l’avoir pour ainsi dire à l’œil, cette position permettant d’éviter une complaisance qui empêche toujours de trouver de nouvelles solutions à son mal. Et, si Segal rejoint les rangs des handicapés qui militent pour une cause, contentons-nous de dire que ceux qui agissent ainsi, et ils sont nombreux, sont en général ceux qui acceptent le mieux leur handicap et qui tentent de faire bénéficier les autres de cet accord avec eux-mêmes. Nous pensons entre autres à un White-Théberge qui dit : « Tant et aussi longtemps que je serai en mesure d’aider les personnes handicapées à être acceptées comme des êtres humains à part entière, des individus de chair et de sang qui ont des choses à dire et surtout à faire, je considérerai que ma vie n’est pas inutile, qu’elle a un sens. » (White-Théberge, 1991 : 108). Le Caplin, elle, dans son autobiographie, vient ajouter une idée qui avait déjà été mise de l’avant par Robert Murphy : « Il faut à tout prix vivre comme les autres; pour ceux que l’on aime. » (Le Caplin, 1982 : 19). C’est ce qui avait aidé Murphy autrefois à résister à la tentation du suicide, et c’est ce qui fait vivre Le Caplin avec foi. Comme elle, plusieurs blessés médullaires font de Dieu leur principal allié. Mais, il est facile de s’en remettre à Dieu en toutes choses. Et, il faut dire que les différentes religions ne sont pas avares de promesses de bonheur pour les handicapés dans l’au-delà! Sans doute plusieurs se lancent-ils dans les bras de Dieu pour éviter de faire face à leur problème. Mais d’autres y trouvent la force intérieure de répandre l’amour (Kritter, 1982 : 100), force qui les habiterait sans doute s’ils n’étaient pas médullolésés. e) L’acceptation : un processus évolutif Plusieurs s’objectent de nos jours à l’emploi du terme « acceptation » pour décrire le procédé qui amène progressivement une personne à vivre en harmonie avec elle-même. Pourtant, nous avons demandé à presque tous ceux que nous avons interviewés de se prononcer sur le sujet et tous sans exception nous ont dit qu’il s’agissait bien du bon mot à utiliser. C’est sans doute que, pour certains, le terme « acceptation » en est venu qu’à suggérer un aspect trop statique du phénomène en question. Comme si on n’avait que le choix d’accepter ou de refuser sa condition, sur le moment, et en bloc. Pourtant, « Adjustment to a physical disability or illness is a gradual process that occurs over an extended period of life. The individual must mourn the losses and ultimately develop coping strategies that will validate the meaning fulness of the new post injury life. » (Dell Orto et Marinelli, 1995 : 670). Les personnes qui refusent d’employer le mot acceptation suggèrent souvent de le remplacer plutôt par celui de sérénité. Malgré que nous ne soyions pas d’accord avec les raisons qui les poussent à vouloir changer de terme, celui de sérénité nous paraît, malgré tout, meilleur que celui d’acceptation. Il suggère une paix intérieure, une paix de l’âme qui est justement la définition d’une acceptation profonde, tout en préservant un espace pour que la personne puisse demeurer critique quant à sa situation. Une personne qui vient de subir un accident à la moelle épinière ne peut réagir comme une personne qui fonctionne avec son handicap depuis plusieurs années. C’est d’ailleurs pour cette raison que nous avons choisi de questionner des personnes qui étaient en fauteuil depuis cinq années. Il y a aussi dans l’acceptation, comme dans tout changement humain, des avancées et des reculs. De même peut-on accepter momentanément un aspect du handicap, pour le refuser par la suite, revenir sur nos positions pour l’accepter encore davantage. On endurera tantôt une des conséquences de la blessure médullaire, on en refusera une autre, on acquiescera progressivement à une situation précise. Les progrès psychologiques se font souvent par degrés, par bonds. Et, le temps est sans contredit le facteur le plus important. « Faire le travail symbolique du deuil, c’est intégrer, digérer, pour enfin accepter. Non pas subir, être passif, mais accepter que le temps ait changé la tournure de la vie. (…) Il faudra tenir compte du temps, thérapeute idéal, pour aider au travail de deuil (…). » (Soulier, 1994 : 27). Mais, les choses ne sont pas si claires. Cela dépend aussi de plusieurs autres variables. Si l’on se fie à la littérature, ceux-ci sont habituellement assez semblables pourtant : « the factors determining the nature and degree of the individual’s response are age, sex, prior life experience, prior personality development, and the timing of the onset of disability in relation to other events in his life. » (Towle, 1965 : 94). Soulier, quant à lui, met beaucoup l’accent sur la façon dont est annoncé le diagnostic au blessé et la relation avec le médecin (Soulier, 1994 : 10). À quoi il faudrait sans doute ajouter la réponse des autres à la blessure médullaire, c’est-à-dire la famille, les amis, les membres du personnel hospitalier, et l’acceptation par la personne elle-même de sa condition (Soulier, 1994 : 26). Nous avons rencontré des personnes qui furent blessées à la moelle épinière la même année qu’une autre mourait dans leur famille ou qu’une catastrophe d’importance y survenait. Cela faisait beaucoup à comprendre, à assumer et à accepter en même temps! Certains blessés médullaires n’acceptent absolument pas. C’est le cas, par exemple, de Coroller qui va jusqu’à écrire un volume pour le proclamer! Elle dit bien haut et bien fort : « Jamais je ne me ferai à mon infirmité, jamais! Impossible d’accepter cette dépendance totale, cette absence de liberté. Impossible non plus de n’être plus rien… Le néant. » (Coroller, 1988 : 151-152). C’est que pour accepter, « Il existe (donc) une remise en cause, un bouleversement, un apprentissage à tous les niveaux : psychologique, familial, professionnel, corporel, sphinctérien, affectif et sexuel. » (Soulier, 1994 : 10). Or, tous ne sont pas prêts à investir dans un changement aussi important. Pourtant, « (…) pour être bien, pour se sentir à l’aise, il faut s’accepter, s’aimer. Pas juste ce qu’on est dans la tête, mais aussi s’accepter et s’aimer physiquement. » (Viger, 1991 : 103-104). Et, justement, cela se peut. On peut véritablement s’accepter en tant que handicapé : « People with disabilities do not have to remain at the grief stage. They can learn to accept their disabilities and to adapt to symptoms, while maintaining normalacy in their lives. » (Davidhizar, 1997 : 35). Le défi à relever est de taille, mais il s’agit de ne pas s’attarder « (…) sur les côtés négatifs. (…) plutôt à trouver, à mettre à jour les éléments positifs (…). » (Roy, 1988 : 99). La récompense est d’autant plus grande que les efforts l’auront été. Aussi, une personne comme Arnaudas peut-elle se permettre de dire au bout du compte : « Que faire pour qu’elle admette, et le croie, qu’il y a beau temps que mon handicap physique ne m’est plus un handicap moral. » (Arnaudas, 1983 : 56). Il est vraiment possible d’accepter profondément de vivre avec un handicap comme la blessure médullaire. L’Association des Paraplégiques du Québec souligne que « Parfois, d’anciens deuils non résolus que l’on croyait enterrés une fois pour toutes, refont surface en même temps que la perte actuelle. Toutes les émotions accumulées au fil des années peuvent alors ressurgir et amplifier les réactions face à la perte. » (A.P.Q., 1997). On rencontre la même idée chez Woodbury (Woodbury et Reed, 1987 : 203) : le traumatisme antérieur ralentit alors l’assimilation du nouveau. Il faut dire que, le plus souvent, dans nos institutions, les patients sont encouragés à passer rapidement sur le deuil, à oublier leurs pertes prématurément et à ne s’occuper que du futur (Zola, 1982 : 65). Cela ferait même des gens qui ont constamment la larme à l’oeil, qui pleurent pour tout et pour un rien, n’ayant pas été au bout véritablement de leur deuil (Zola, 1982 : 65). D’autres, assez étonnamment, acceptent très rapidement leur nouvelle situation, comme ce patient qui nous explique que, « Pendant une semaine, j’ai voulu mourir. Puis, au plus profond de moi-même, un changement vital s’opéra. Je me souviens de m’être dit : « Au diable. La vie, voilà ce que je veux. Puisque je n’y puis rien, tant pis pour ses hauts et ses bas. » (O’Reilly, 1995 : 21). Cette réaction, on s’en doute, est quand même assez rare. Ceux qui ne sont pas d’accord pour employer le terme « acceptation » seraient-elles des personnes qui n’acceptent pas, pour elles-mêmes ou pour les autres? |