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D) La définition d’acceptation du handicap a) Un aspect jamais acceptable Dans le film « La traversée de la nuit » (AHQ), une jeune fille parlant de son handicap s’écrie : « Je ne l’accepterai jamais, mais je vais m’arranger pour vivre avec! » Dans le milieu des blessés médullaires, on entend cette phrase autant comme autant. Aussitôt avons-nous prononcé le mot « acceptation » que celle-ci revient avec l’accablante monotonie du slogan proclamé sans y avoir véritablement porté attention. À première vue, cela paraît simple : être paraplégique ou quadriplégique est inacceptable, le protagoniste, pas plus qu’un autre médullolésé ne l’accepte, mais, comme il n’en a pas le choix, il doit se débrouiller d’une façon ou d’une autre pour continuer à vivre malgré son état pitoyable. À bien y repenser cependant, cette affirmation laisse transparaître un état de rage ou à tout le moins de résignation, que l’on ne rencontre pourtant pas toujours chez les blessés médullaires. D’ailleurs, bon nombre d’entre eux savent très bien, pour avoir souvent pensé au suicide, qu’ils ont choisi, après réflexion, de vivre leur handicap. Néanmoins, en affirmant « Je ne l’accepterai jamais, mais je vais m’arranger pour vivre avec! », le handicapé manifeste une aversion envers sa propre condition, une agressivité presque, qui ne correspond pas toujours, pensons-nous, à ses sentiments véritables. À cause de cela, nous n’avons jamais pris comme argent comptant le contenu de cette phrase lorsque les répondants nous la répétaient sans y penser plus avant. Nous les avons plutôt poussés alors à expliquer ce qu’ils entendaient vraiment par l’énoncé, ce que celui-ci voulait véritablement dire pour eux. Et, effectivement, nous avons pu constater que si, pour certains, celui-ci référait vraiment à un refus de leur condition, pour d’autres, il équivalait, au contraire, à exprimer, chose étonnante, leur totale acceptation de leur handicap! C’est que définir le concept d’acceptation n’est pas chose facile. Si tout le monde semble s’entendre à première vue sur le concept, une investigation plus attentive nous permet de constater que chacun peut l’interpréter à sa manière qui est très différente de celle de son voisin. Si, pour l’un, elle réfère à résignation, pour l’autre, elle est synonyme d’intégration sociale, d’ajustement, voire de réadaptation ou même de soumission au destin. Par « acceptation » de sa blessure médullaire, nous entendons, dans cette étude, que le sujet en soit arrivé à une étape de son développement psychologique où, tout en demeurant conscient des différences, des limitations et des difficultés qu’entraîne son atteinte, ses préoccupations soient malgré tout concentrées davantage sur le monde extérieur dans lequel il doit manifester son activité que sur sa condition affligeante de handicapé. En d’autres termes, le blessé médullaire doit avoir fait définitivement son deuil de certaines de ses fonctions et accepté de continuer à vivre avec les capacités qui lui restent, sans que cela ne lui cause désormais trop de problèmes. Notons qu’il existe cependant, comme nous le verrons, certains degrés d’acceptation. Lorsque nous parlons d’acceptation, nous nous référons donc à une forme d’intériorité, à une acceptation psychique et profonde du handicap. Il ne s’agit pas, par exemple, de ce que Roth appelle « adjustment or acquiescence, since cure is, by definition impossible. » (Roth, 1983 : 262) ou, pour utiliser ses propres mots (alors qu’il fait cependant référence à autre chose) : « This is not to be confused with adjustment, coping, rehabilitation, or any of the other euphemisms which have guided and coerced individual disabled people. These are not social recovery, but acquiescence to society. » (Roth, 1983 : 266). En d’autres termes, il ne s’agit pas, ici, de réintégration sociale ou encore de prouesses physiques, mais plutôt d’acceptation mentale profonde. C’est pourquoi une distinction très nette doit également être faite d’avec la résignation, qui ne réfère pas à une forme d’acceptation véritable, mais qui serait plutôt son contraire, en ce qu’elle constitue, en fait, l’acquiescement fataliste à un phénomène que l’on considère comme étant fondamentalement inacceptable. De la même manière, l’optimisme excessif, la suractivité, la participation exagérée aux activités sociales des handicapés et la pratique à outrance des sports peuvent-ils, en certaines occasions et à certaines conditions, se présenter simplement comme des mécanismes de défense sans rapport véritable avec l’acceptation de la condition de handicapé qu’ils peuvent pourtant suggérer. Ces réalités sont difficiles à mesurer cependant. Quoi que nous fassions pour déterminer des « indicateurs » au concept d’ « acceptation » afin de rendre sa caractérisation plus objective, ceux-ci demeureront toujours basés fondamentalement sur des critères subjectifs. C’est pourquoi, étant donné l’état actuel de nos connaissances, avons-nous évité de mettre en place de telles balises, pour tenir compte plutôt de l’opinion de chaque participant sur le sujet, ainsi que du résultat de l’entrevue que nous avons effectuée avec chacun. Nous étions facilement en mesure, en nous servant de notre jugement, de nous faire une idée de l’acceptation ou du refus de chaque personne qui soit très proche de la réalité. Nos résultats s’avèrent en tous les cas au moins égaux en objectivité à ceux produits d’habitude par les techniques phénoménologiques que l’on rencontre dans la méthode de l’observation participante, dans les entrevues spontanées, etc. Nous avons tenu compte cependant des « indices » qui servent habituellement aux physiothérapeutes, aux psychothérapeutes ainsi qu’aux éducateurs pour cerner un tel concept, tels les progrès dans l’autonomie fonctionnelle, l’indépendance, le degré d’activité, le travail et l’implication sociale. Nous avons tenté d’évaluer à sa juste valeur l’incidence de chacun de ceux-ci sur l’acceptation véritable de chaque sujet. À titre d’exemple, une étude faite par Edwin P. Willens et James L. Alexander, pour « The Institute for Rehabilitation and Research and Training Center » du Texas Medical Center (Willens et Alexander, --: 30), prend comme indication des progrès de leurs patients, lors des traitements de physiothérapie à l’hôpital, l’indépendance, le nombre d’activités, le temps hors du lit, la mobilité et l’implication de la famille. Ces « indicateurs objectifs » ne constituèrent pour nous que des « indices » parmi d’autres de l’acceptation ou du refus par une personne de sa condition de blessé médullaire. Par exemple, le retour au travail peut ne représenter qu’une façon de s’ajuster, et non l’indication de l’acceptation : nous nous devrons d’être extrêmement prudent sur ce point important pour notre recherche. En épluchant la littérature et en conversant avec les blessés médullaires, on se rend compte qu’il existe, en ce qui concerne les relations sociales, deux sortes de médullolésés. On rencontre tout d’abord ceux qui consacrent une bonne partie de leur temps à militer dans des organismes voués à l’intégration des handicapés. Ils participent aux activités, organisent et recherchent la compagnie de leurs semblables, font du bénévolat. On a reproché à ceux-ci de dépendre beaucoup trop d’un milieu clos, de vivre en quelque sorte en dehors du monde, de se créer ainsi une fausse sécurité qui n’a pour conséquence que de leur poser des oeillères, tout en se constituant un rempart contre la vraie vie. Plusieurs handicapés, contrairement à ceux-ci, ne veulent aucunement se mêler à d’autres personnes dans leur condition. Murphy confirme : « (…) I resisted identification with the handicapped. » (Murphy, 1987 : 177). C’est toujours la première réaction, mais qui perdure chez plusieurs. Aussi, une des personnes interrogées par Campling nous confie-t-elle : « It looks as if even to me « wheelchair people » are other people and not me. » (Campling, 1981 : 84). Elle continue : « Early in my disability I had a rejecting attitude towards other disabled (…). I didn’t then want to mix with disabled people, didn’t want to be associated with them. I wanted desesperately to be accepted as « normal ». » (Campling, 1981 : 84). Le fait de se mêler à d’autres blessés médullaires les force à rencontrer leur vérité, les force à voir chez les autres qui ils sont vraiment, à s’identifier à des images qu’ils ne veulent pas nécessairement leurs. C’est pourquoi ils tentent alors de côtoyer des gens soit disant « normaux » et d’oublier, autant que faire se peut, leur état particulier. Cette réaction peut être interprétée comme une façon de refuser leur handicap et, elle l’est souvent. Par contre, le fait de se cramponner à ses semblables et de se former ainsi un cocon n’est sans doute pas meilleur non plus. En réalité, croyons-nous, au début il est profitable de se tenir avec des gens bien placés pour vous faire bénéficier de leur expérience, ce serait même indispensable à la réhabilitation (Soulier, 1994 : 27). Mais, vient un temps où il est bon de réintégrer la société. Comme le dit Gonçalves dans son autobiographie, « C’est dans le monde des gens normaux, des « deux pattes » comme disait mon pote Jean, à Fontainebleau, qu’il faut trouver ma place. » (Gonçalves, 1990 : 106). D’ailleurs, dit il encore, « Rester à notre place, c’est dresser une barrière insurmontable entre eux et nous. Il faut faire notre place. La mériter. » (Gonçalves, 1990 : 110). Pas plus qu’une population formée exclusivement de vieillards ne serait agréable à expérimenter, non plus une ville composée uniquement de personnes ayant un handicap ne serait saine mentalement pour ceux-ci. Pour cette raison, nous ne pouvons considérer les gens qui insistent pour côtoyer la population civile comme refusant de ce fait leur handicap, du moins à partir d’un certain point dans leur évolution. Le dilemme se reproduit lorsqu’il s’agit d’entreprendre une relation amoureuse avec un autre handicapé ou non : « Pour la plus grande majorité des cas ils préfèrent vivre avec quelqu’un sans handicap, sans pour autant rejeter totalement cette idée. » (Soulier, 1994 : 56). Retenons cependant que l’acceptation ou le refus du handicap se joue, pour une part, au niveau des relations sociales. Quant à l’agressivité, il a toujours été connu qu’elle allait inévitablement avec le handicap, les personnes qui souffrent exprimant très souvent leur douleur par des sautes d’humeur et de l’agressivité. Nous n’avons pas jugé bon cependant d’opérationnaliser celle-ci sous forme de questions. Comment en effet distinguer l’agressivité due à proprement parler au handicap de l’agressivité normale d’une personne, de celle plus forte d’un tempérament fonceur ou encore de l’agressivité inconsciente due à des conflits refoulés depuis la plus tendre enfance? Il nous a semblé qu’il allait de soi que l’agressivité augmenterait en proportion de la non acceptation du handicap, et c’est ce que nous avons constaté en effet chez les blessés médullaires que nous avons questionnés. Nous n’avions pas besoin non plus de leur poser des questions sur leur propre agressivité puisque l’expression, le ton de la voix et les gestes ont parfaitement témoigné de l’amplitude de son existence chez les personnes que nous avons rencontrées et qui n’acceptaient pas leur handicap. Que les blessés médullaires soient agressifs, qu’ils refusent de se joindre à d’autres handicapés ou qu’ils s’objectent carrément à envisager une vie entière en tant que médullolésés, il n’en demeure pas moins vrai qu’il existe un aspect franchement inacceptable au fait d’être paralysé de deux ou des quatre membres! Que l’on soit ou non blessé médullaire, cela tombe sous les sens et est indiscutable. Ainsi qu’une automobile ne peut se concevoir une roue en moins, pas plus qu’une maison sans toit, il n’est pas dans la nature de l’être humain d’être irrémédiablement handicapé et ainsi privé de fonctionner naturellement. C’est, par exemple, ce qui fait dire à Ludger, un patient interviewé par M. April : « Faut-il être imbécile pour se faire accroire qu’on file le parfait bonheur, alors que tout le monde sait bien qu’être infirme, ça n’a rien de bien charmant. Il n’est pas normal, non, de gueuler après la destinée qui nous rend immobiles? Non, à moins d’être un arriéré mental. » (April, 1992 : 96). Lorsque nous parlons d’acceptation du handicap chez le blessé médullaire, nous faisons forcément abstraction de cet aspect des choses. Nous prenons comme point de départ que, ceci étant admis, le médullolésé peut ou non par la suite accepter la situation désavantageuse dans laquelle il se trouve. Le problème devient alors le suivant : lorsque nous demandons aux blessés s’ils acceptent ou non leur handicap, ceux-ci se réfèrent très souvent spontanément à la première description qui, par définition, rend le handicap inacceptable. Aussi, à chaque fois, avons-nous dû leur expliquer que, s’il y avait toujours un aspect objectivement inacceptable au handicap, notre enquête ne débutait qu’un coup que cet aspect eut été admis. Il n’était, malgré tout, par la suite, pas toujours facile de savoir quand le répondant se référait au premier ou au second aspect. Nous avons dû, pour cela, nous fier à notre expérience et à notre compréhension des choses et des gens. b) Les phases du deuil et la phase (5e) d’acceptation de Kübler-Ross Élisabeth Kübler-Ross est un médecin suisse immigré aux États-Unis qui s’est consacré à l’étude des mourants. En les interrogeant, elle a réussi à dégager cinq (5) principales étapes à travers lesquelles ceux-ci passent inévitablement au cours de leur processus de deuil. Ces stades seraient les mêmes pour la famille ou les proches du mourant, qui eux aussi doivent progressivement en venir qu’à accepter l’inévitable perte de quelqu’un qui leur est cher. Première étape : le refus et l’isolement. Le refus et le déni sont utilisés par tous les patients au début de leur maladie, et souvent de façon épisodique par la suite (Kübler-Ross, 1975 : 48). C’est la première réaction du malade à la certitude de sa mort prochaine. Le patient est « incapable d’admettre la vérité à ce stade de sa maladie. » (Kübler-Ross, 1975 : 55). Il s’agit donc d’une période difficile, où le patient ne veut rien entendre, où il est en état de choc, et surtout, où la vérité semble trop tragique pour qu’il puisse l’accepter et y faire face. Pourtant, rares sont ceux qui nient jusqu’à la fin. Deuxième étape : l’irritation. En effet, la plupart du temps, le mourant passe à l’autre phase, qui est faite « d’irritation, de rage, d’envie, de ressentiment. La question logique qui suit va se formuler ainsi : « Pourquoi moi? » (Kübler-Ross, 1975 : 59). Ensuite, « cette irritation est projetée dans toutes les directions, sur tout l’entourage, bien souvent au hasard » (Kübler-Ross, 1975 : 60). Il a l’impression d’être victime d’une injustice, et ce sentiment provoque sa colère. Aussi cela ne va-t-il pas sans créer des heurts avec les personnes qui gravitent autour de lui. Il faut pourtant comprendre, ici, qu’il ne s’agit que d’un passage vers une autre étape qui le mènera un peu plus près de la libération. Troisième étape : le marchandage. La troisième étape, celle du marchandage, pourrait être représentée par le patient qui demande à Dieu de retarder sa mort d’une semaine afin qu’il lui soit possible d’assister à un concert dirigé par son fils. Comme le dit Kübler-Ross, « Le marchandage est en réalité une tentative de retarder les événements; il doit inclure une prime offerte pour « bonne conduite », il impose aussi une limite irrévocable (par exemple : monter encore une fois sur scène -assister au mariage du fils-) et comporte la promesse implicite que le malade ne demandera rien de plus si le délai requis est accordé. » (Kübler-Ross, 1975 : 93). Dieu est la plupart du temps celui avec qui l’on marchande. Quatrième étape : la dépression La dépression, qui est l’étape suivante, c’est « le chagrin préparatoire que le malade en fin de vie doit affronter pour se préparer lui-même à se séparer définitivement du monde. » (Kübler-Ross, 1975 : 96), ou encore, c’est « un instrument de préparation à perdre tous les objets aimés, un instrument pour faciliter le passage à l’acceptation (…). » (Kübler-Ross, 1975 : 97). Le patient commence alors à s’occuper davantage de ce qui va suivre que de ce qui précéda dans sa vie. Cinquième étape : l’acceptation. Quant à la cinquième étape, Kübler-Ross explique : « Si un patient dispose d’un temps suffisant (…) et s’il a été aidé à traverser les étapes précédemment décrites (…) il pourra regarder sa fin imminente d’un oeil relativement apaisé. » (Kûbler-Ross, 1975 : 121). Remarquons ici qu’elle utilise les termes « relativement apaisé » pour parler de l’acceptation, ce qui met en relief que l’acceptation, tout comme chacune de ces étapes d’ailleurs, n’est jamais totalement complétée. Il s’agirait plutôt d’un idéal à atteindre, idéal que l’on réussit plus ou moins à faire sien, à s’incorporer. Kübler-Ross considère que ces différents passages demeurent plus ou moins longtemps, qu’ils se substituent les uns aux autres (Kübler-Ross, 1975 : 145), et elle expliquera même, par la suite, que « les patients ne suivent pas nécessairement un schéma classique qui les mènerait de la phase de déni à la colère, puis au marchandage, à la dépression et à l’acceptation. La plupart de mes malades ont simultanément traversé deux ou trois phases; celles-ci ne se présentent donc pas toujours dans le même ordre. » (Kübler-Ross, 1998 : 34). Expliquant « Questions and Answers on Death and Dying » de Kübler-Ross, Hétu mentionne que le patient peut, en effet, revenir à des étapes déjà franchies, les vivre dans des ordres contraires, et même ne pas passer du tout par certaines étapes (Hétu, 1984 : 140). Quant à la durée du deuil, elle peut varier considérablement d’un individu à un autre (SCC). Le deuil est toujours une affaire très personnelle (Saucier, 1990 : 19). Plus encore, « Nous avons constaté que ce sont les patients qui ont été encouragés à exprimer leur rage, à crier dans la phase du chagrin préparatoire et à avouer leurs craintes et leurs fantasmes devant quelqu’un qui les écoute tranquillement, qui évoluent le mieux. » (Kübler-Ross, 1975 : 128). Le deuil ne peut donc pas toujours se faire tout seul. Une aide généreuse en augmente les chances de succès. Kübler-Ross dira même quelques années plus tard que celle-ci est indispensable pour parvenir à la phase d’acceptation (Kübler-Ross, 1998 : 38). Souvent, dans le cas des handicapés, qui eux aussi ont un deuil à faire, ce seront les proches qui pourront faire la différence et le rôle du conjoint est particulièrement important (Boucand et al., 1989 : 281). Pourtant, on constate que les proches du blessé font généralement leur deuil moins vite que le blessé lui-même, ce qui peut freiner son évolution et même la contrecarrer (Dourmap, Bondon et Clairet-Lafarge, 1992 : 36). À quelques variantes près, tous les auteurs qui ont par la suite parlé du deuil ont adopté la théorie des stades de Kübler-Ross (Hétu, 1984 : 137). Et, ces différents stades ont aussi beaucoup servi aux patients en phase terminale de cancer, milieu où l’on fait un très grand usage des théories de Kûbler-Ross d’une façon générale. Si d’ailleurs celles-ci s’appliquent à toutes les sortes de pertes (Hétu, 1984 : 137), plusieurs ont trouvé qu’elles s’adressaient parfaitement aux pertes physiques (Lacombe et Tremblay, 1989 : 25). Kübler-Ross elle-même passe du deuil dans la mort au deuil chez les handicapés physiques en disant : « Tous nos patients atteints de sclérose en plaques, de paraplégie ou de cécité sont passés par ces phases. Accepter un fonctionnement limité est parfois plus difficile et demande davantage de temps qu’affronter la mort qui, au moins, met un terme à la souffrance. » (Kübler-Ross, 1998 : 35-36). Boucand a retenu divers facteurs influençant le travail de deuil. Il mentionne entre autres la personnalité du sujet, sa capacité antérieure à avoir affronté des pertes, l’image antérieure qu’il avait de son corps, sa capacité à exprimer ce qu’il vit, sa souffrance, sa conception de la normalité et du beau, son sens de la vie, de la mort, de la souffrance, son milieu de vie, et sa communauté culturelle et ethnique (Boucand et al., 1989 : 281). Badeau, mentionnant avoir pris l’idée dans Maud Mannoni, rapporte que Freud considérait le deuil comme un procédé long et douleureux qui finit par se résoudre de lui-même lorsque des objets de remplacements ont été trouvés à ce qui fut perdu (Badeau, 1998 : 36). Il convient de se souvenir de cette idée lorsque nous pensons aux handicapés et aux blessés médullaires, qui devront faire le deuil de certains de leurs membres, de certaines de leurs fonctions physiques et de certains aspects de leurs relations sociales pour les remplacer par de nouveaux intérêts, de nouvelles activités. Une autre psychanalyste qui s’est penché sur le sujet, Mélanie Klein, et rapporté par Badeau dans M. Hanus, considère que le deuil peut même se révéler une expérience bénéfique, dans la mesure où il peut contribuer à un approfondissement intérieur (Badeau, 1998 : 36). Or, nous savons que dans sa période de recouvrement, le blessé médullaire passe souvent par une descente aux enfers pour en ressortir avec un sens différent des valeurs fondamentales de la vie. Donc, le blessé médullaire a un deuil à traverser avant de se réintégrer à la société. C’est une période extrêmement importante, et de laquelle dépendront beaucoup d’événements de sa vie future. En effet, il a été démontré qu’une personne qui complète son deuil et réussit à vivre harmonieusement dans sa nouvelle intégrité physique, « que cette personne bénéficiera d’une plus grande réussite personnelle, académique, sociale et financière que la personne handicapée qui ne sera pas parvenue à assumer son handicap. » (Saucier, 1990 : 17-18). De plus, un deuil convenable écourtera son adaptation physique elle-même (Saucier, 1990 : 16). Quand pouvons-nous vraiment dire qu’un handicapé a accompli son travail de deuil ? Fondamentalement lorsque la personne est capable de réaliser des projets dans le présent, sans être ralentie par des attentes antérieures qui ne peuvent plus s’ajuster à la blessure médullaire actuelle, par exemple (Dourmap, Bondon et Clairet-Lafarge, 1992 : 37). Un autre critère serait que la personne ne porte pas tout l’accent sur son handicap, mais qu’elle tente plutôt de se débrouiller malgré celui-ci (Lewis, 1983 : 10). Boucand, en parlant d’hémiplégie, pose comme critère d’un deuil accompli que la personne se remette à désirer à nouveau, qu’elle regarde vers l’avenir, qu’elle pense à son passé sans nostalgie et que les appareils deviennent des aides (Boucand et al., 1988 : 5). Saucier ajoute même que la personne qui s’accepte recherche de l’aide extérieure (Saucier, 1990 : 12). Kübler-Ross, quant à elle, parle surtout de cesser de se référer à son passé comme critère de la vie actuelle. C’est pour cette raison que nous avons posé des questions en ce sens aux personnes que nous avons interviewées, considérant le fait de cesser de s’en référer à son passé comme un signe que la personne a vraiment commencé à vivre dans le présent, et, par conséquent, à accepter son handicap. c) Les besoins fondamentaux d’Abraham Maslow Abraham Maslow est un professeur américain de psychologie qui se situe dans la tradition humaniste. Inspiré à la fois de la psychologie gestaltiste et du mouvement analytique, il considère que pour qu’une personne soit heureuse, elle doit satisfaire à certains besoins incontournables. I-Les besoins de base
Les besoins physiologiques sont les besoins les plus fondamentaux chez l’être humain. Ils réfèrent à la nourriture, à la vie sexuelle, au sommeil, etc. Mais ils sont plus nombreux que nous serions portés à le croire à première vue. « Thus it seems impossible as well as useless to make any list of fundamental physiological needs, for they can come to almost any number one might wish, depending of the degree of specificity of description. » (Maslow, 1954 : 81). Plus ces besoins de base seront satisfaits, plus l’individu pourra se consacrer à des buts sérieux. Et, tout comme les psychologues contemporains, Maslow pense que davantage ces besoins auront été satisfaits jeune, plus la personne pourra en endurer la privation au cours de sa vie (Maslow, 1954 : 84).
Lorsque les besoins physiologiques sont satisfaits convenablement, émerge un ensemble de besoins que nous pourrions qualifier de besoins de sécurité. Ceux ci à l’occasion peuvent en venir, tout comme les besoins physiologiques, qu’à dominer la personnalité entière. Ils correspondent au besoin de l’enfant de vivre dans un univers ordonné (Maslow, 1954 : 86), sécurisant et prévisible (Maslow, 1954 : 8). Chez l’adulte, ils se manifestent surtout sous la forme d’un emploi stable, d’une maison confortable et de la sécurité financière.
Viennent ensuite les besoins d’être aimé par son entourage ou par un amoureux ainsi que ceux d’appartenir à un groupe ou à une communauté.
Les besoins suivants concernent l’estime de soi et des autres. « These needs may therefore be classified into two subsidiary sets. These are, first, the desire for strength, for achievement, for adequacy, for mastery and competence, for confidence in the face of the world, and for independence and freedom. Second, we have what we may call the desire for reputation, prestige (defining it as respect or esteem from other people), status, dominance, recognition, attention, importance, or appreciation. » (Maslow, 1954 : 90). Nous avons besoin que les autres reconnaissent notre valeur et notre compétence. (Phares, 1991 : 171).
Enfin, l’homme a besoin de réaliser son potentiel, de devenir lui-même. C’est ce qui constitue le dernier groupe des besoins de base, tels que décrits par Abraham Maslow. Les besoins de base, « Ce sont les besoins constitués par les déficiences de l’organisme, des trous pour ainsi dire, trous qui doivent être comblés chez l’homme en bonne santé (…). » (Maslow, 1972 : 25). L’insatisfaction d’un besoin de base provoque la maladie. Par contre, chez l’individu en bonne santé, il ne se manifeste pas, ou ne se manifestera que de façon très discrète (Maslow, 1972 : 23). Donc, Un homme en bonne santé a suffisamment gratifié ses besoins de base : sécurité, propreté, amour, respect et estime de soi pour se permettre d’être motivé par le désir de réalisation de soi (défini comme mise en oeuvre de ses capacités, de ses qualités, comme accomplissement de sa vocation, de sa destinée, comme un approfondissement de la prise de conscience de ce qu’il est et l’acceptation de sa nature profonde, un effort vers l’unité, l’intégration, la mise en oeuvre de toute son énergie personnelle. (Maslow, 1972 : 28) Il existe donc une hiérarchie des besoins. Ainsi, « le développement réel de l’individu peut commencer une fois qu’ont été satisfaits les besoins élémentaires de l’espèce. » (Maslow, 1972 : 38). Notons aussi que la satisfaction de certains besoins ne peut provenir que des autres. En effet, « Les besoins de sécurité, de propriété, de relations d’amour, et de considération, peuvent être satisfaits uniquement par les autres, c’est-à-dire que leur satisfaction ne peut venir que de l’extérieur. Cela entraîne une dépendance importante à l’égard de l’environnement. » (Maslow, 1972 : 38). Ce n’est que lorsque ses besoins sont pleinement satisfaits que l’individu peut être complètement indépendant. II-Les besoins supérieurs
Lorsque les besoins de nourriture et de sécurité sont satisfaits, se manifestent immanquablement chez l’être humain les besoins de savoir, de connaître et de comprendre. Ce sont, dans l’idée de Maslow, des besoins tout aussi importants que les premiers, même s’ils viennent après dans la hiérarchie des besoins.
Chez certaines personnes, apparaissent même « a truly basic aesthetic need. » (Maslow, 1954 : 97). Ce besoin réfère à « goodness, justice, beauty, order, and symetry. » (Phares, 1991 : 171). Dans ce sens, ceux-ci sont assez près et peuvent même être confondus avec les besoins cognitifs. Aussi, « les personnes qui ont comblé leurs besoins déficitaires sont plus proches du domaine de l’Être. » (Maslow, 1954 : 45). D’une façon générale, « The higher the need the less imperative it is for sheer survival, the longer gratification can be postponed, and the easier it is for the need to disappear permanently. » (Maslow, 1954 : 147). Les besoins ne peuvent évidemment pas être satisfaits à 100%. Afin de nous expliquer quand et comment apparaissent les différents besoins, Maslow en fait une comptabilité imaginaire : « For instance, if prepotent need A is satisfied only 10 percent, then need B may not be visible at all. However, as this need A becomes satisfied 25 percent, need B may emerge 5 percent, as need A becomes satisfied 75 percent, need B may emerge 50 percent, and so on. » (Maslow, 154 : 101). d) Certains postulats fondamentaux Nous avons, pour les fins de notre recherche, tenté d’opérationaliser ces besoins tels que décrits par Maslow. Ainsi avons-nous établi notre questionnaire en posant des questions de telle manière à vérifier si chacun des besoins était satisfait chez les personnes interrogées. Comme notre hypothèse est à l’effet que plus ces besoins seront comblés, plus la personne aura tendance à accepter sa blessure médullaire, il nous est apparu impératif d’agir ainsi. Cependant, Maslow lui-même émet certaines restrictions quant à l’applicabilité de sa théorie, restrictions que nous sommes obligé d’endosser à notre tour. C’est ainsi qu’il existe certaines conditions qui doivent d’abord être remplies afin que les besoins soient satisfaits : « Such conditions as freedom to speak, freedom to do what one wishes so long as no harm is done to others, freedom to express oneself, freedom to investigate and seek for information, freedom to defend oneself, justice, fairness, linesty, orderliness in the group are examples of such preconditions for basic need satisfaction. » (Maslow, 1954 : 92). Aussi devons-nous postuler que de telles conditions existaient chez les sujets que nous avons interviewés. Maslow dit de plus que si habituellement les personnes avec lesquelles il a travaillé ressentaient ces besoins essentiels dans l’ordre qu’il leur a attribué, ce n’était pas le cas pour absolument toutes les personnes. C’est pourquoi nous devons postuler aussi que les personnes que nous avons rencontrées ne faisaient pas partie des exceptions en question. De la même façon devons-nous prendre comme point de départ que ces besoins sont universels, même si Maslow se fait fort de dire qu’il n’est pas évident que ceux-ci soient absolument universels et valables pour toutes les cultures. Et, comme nous avons vu que chacun de ces besoins ne peut être entièrement satisfait, il nous faut imaginer aussi qu’ils sont comblés normalement chez nos sujets lorsque c’est le cas. De plus, si Maslow note que « it would be possible (theoretically if not practically) to analyse a single act of an individual and see in it the expression of his physiological needs, his safety needs, his love needs, his esteem needs, and self-actualization. » (Maslow, 1954 : 102), en réalité nous satisfaisons toujours plusieurs besoins en même temps. Pourtant, pour les fins de notre recherche, nous devons considérer un besoin à la fois et questionner ainsi chaque répondant successivement sur chacun de ses besoins, alors que la réalité est tout autre. Abraham Maslow nous explique que « The task of need gratification is almost entirely limited to intrinsically appropriate satisfiers. In the long run, there can be no casual or arbitrary choice, except for nonbasic needs. For the love-hungry, there is only one genuine, long-run satisfier, i.e., honest and satisfying affection. » (Maslow, 1954 : 110). Du point de vue de notre recherche, cela a pour conséquence de rendre nos résultats plus probants, les patients pouvant répondre avec une plus grande exactitude et une plus grande certitude s’il n’existe qu’une seule solution à la satisfaction d’un besoin (ou presque). Terminons-en avec Maslow en rappelant ce qui constitue l’essentiel de sa théorie : « It would seem that degree of need gratification is positively correlated with degree of psychological health. » (Maslow, 1954 : 115). |