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8. La politique précède le langage.Nous sommes maintenant mieux disposés à admettre l’expression a priori choquante du grand éthologue Franz de Waal quant à la « politique du chimpanzé ». Il n’est pas déplacé de rappeler ici à ce propos les merveilleux travaux de De Waal et de Jane Goodall, d’autres chercheurs encore, sur les chimpanzés et les autres grands singes. Ceci dans un but précis : en montrant qu’on peut exprimer et traiter une foule de problèmes d’une grande complexité personnelle et sociale sans pour autant disposer du langage symbolique, on obtient deux effets très intéressants pour l’esprit et pour le corps. Effet bénéfique n° 1 : nous pouvons enfin concevoir le langage non comme une essence (génétique ou spirituelle), ni comme une destinée pour ainsi dire téléologique de l’espèce « supérieure », mais comme possibilité d’abord incluse dans une orientation plus générale des espèces à socialité complexe vers l’expressivité réciproque46, puis se frayant sa propre voie, paradoxale, vers l'expressivité en commun de "ce qui devrait être". Il s’agit donc moins de découvrir la date d’apparition d’un système symbolique tout construit (en le liant artificiellement à telle ou telle caractéristique présumée « humaine », comme la ritualité ou la technique), que de concevoir comment nous pouvons être portés à jeter entre le monde et sur nous un filet de mots sur un nuage d’images, c’est-à-dire un imaginaire encadré, une hallucination à réaliser. Nous accédons à l’idée que, loin d’être seulement une fonction et une structure, le langage est peut-être davantage un « nœud » de problèmes hautement politiques, tel le lien entre la représentation de soi dans et pour la collectivité, et ses effets paradoxaux sur l’individu. Effet bénéfique n° 2 : nous sommes libérés du dogme orgueilleux et desséchant selon lequel il existe une origine et une fin exclusivement langagières de l’homme, (le fameux « linguistic turn » régnant sur toute pensée occidentale depuis les années soixante, en connivence avec la cybernétique cognitiviste), et nous rentrons à nouveau en possession mentale et affective d’un monde où le langage n’est qu’une précipitation particulière de notre existence socio-politique, ne parvenant jamais à la capturer entièrement (y compris par la science ou la religion, ces politiques non démocratiques et autoritaires de « l’homme » sur les hommes.) Nous sommes libérés de la croyance –toujours réorganisée par les clercs d’un savoir officiel estampillé, autovalidé- selon laquelle tout ce qui est humain passe par les paroles « significatives », exactes ; vraies ou rationnelles, et que notre santé mentale et sociale suppose « l’aveu » de nos erreurs, et la mise en formules et en discours réglés, y compris l’extraction psychanalytique de l’inconscient en mots accouchés sur le divan. Bref, nous retrouvons la liberté de croire qu’il y a une vie après la cure de paroles (et ses infinies variantes, -cognitivistes ou superstitieuses, technocratiques ou juridiques- de normalisation sociale). Ayant ainsi anticipé les avantages libérateurs de la thèse de l’antécédence de la politique animale sur le recours au langage, vérifions donc maintenant ce qu’il en est à l’aune des savoirs les plus sérieux. A commencer par… le massacre qui fut à l’origine de ces savoirs, et nous obligea, comme humains, à respecter davantage les raisons sociales des « alloprimates » (primates non-humains). Ce crime fondateur est en effet ancré dans la conscience de chaque éthologue contemporain : son auteur-malgré-lui, Solly Zuckerman, le raconta après coup47. Il avait en 1925 entassé quelques centaines de mâles hamadryas sur la « colline des singes » du zoo de Londres. Ces babouins, privés de femelles, s’entretuèrent en quelques jours. Croyant bien faire, Zuckerman introduisit des femelles en nombre égal aux mâles. Le massacre continua de plus belle, jusqu’à ce que la majorité des singes soient tués. Il fallut que passe une décennie pour que les observateurs comprennent enfin que les Babouins hamadryas forment une société « multicouches », formée d’un grand nombre de petits « harems » dirigés par des mâles alliés dans des relations asymétriques. Seule cette structure permettait un certain équilibre pacifique entre ceux-ci, et limitait aussi leur agressivité vis-à-vis des femelles et des petits. Bien entendu, cette découverte a prêté le flanc à des interprétations machistes plus ou moins boursouflées, dont l’éthologue américaine Sarah Blaffer Hrdy a réglé définitivement le sort dans un livre passionnant48. Il en reste une vérité de mieux en mieux étayée : quel que soit le système des relations "diplomatiques", sociales et matrimoniales d’une société de primates, il est toujours subtil, différencié, fragile, en crise permanente mais auto-réparateur et rapidement évolutif. Ces différents caractères ne sont pas propres aux systèmes sociaux des autres mammifères, mais signalent les primates (ou la majorité d’entre eux), et peut-être même les désignent comme forme vivante poussée à un extrême évolutionnaire : celui de la socialité fortement individuée, par contraste avec les formes « eusociales » très sophistiquées des insectes, réduisant au minimum l’individuation... et donc les problèmes politiques. Il existe certainement des structures plus rigides –telles les sociétés de castes hiérarchiques à domination féminine chez les macaques d’Inde), mais l’étude des Chimpanzés et de leurs cousins proches les Bonobos, singes les plus apparentés à l’homme en termes génétiques, étonne surtout par la richesse d’expériences et de possibilités, voire de dérives historiques différentes, dont témoigne le groupe, s’il est observé d’assez près et avec assez de constance (en rapport avec la longévité d’un demi-siècle de ces « animaux »). Ce qui frappe en premier lieu tout enquêteur attentif sur l’une de ces petites sociétés, c’est l’extrême sensibilité des individus aux attitudes et aux comportements d’autrui. Or cette sensibilité est tout en même temps dirigée vers la relation interindividuelle en termes de réciprocité ou d’unilatéralité (pouvoir), et vers les incidences sociales et collectives des moindres changements dans les relations personnelles. On sait depuis une vingtaine d’années (à partir du tournant “ethnographique” de l’observation des animaux49), que la capacité à “se mettre à la place” d’autrui est requise dans certaines situations de coopération pour la chasse ou la guerre, non seulement pour convenir des termes de la coopération, mais aussi pour se représenter d’avance le comportement de l’ami, de la proie ou de l’ennemi. Des chimpanzés mâles peuvent, par exemple, anticiper la direction de la fuite d’un singe d’une autre espèce afin de placer un rabatteur sur son trajet. Ils peuvent construire de complexes stratégies de partage des tâches (diversions, feintes, harcèlement, attaques frontales). Même sans se voir –sous l’épais couvert végétal de leur territoire- ils évaluent assez précisément le rapport entre leur nombre, celui des adversaires et l’objectif des opérations guerrières. De même, à l’intérieur de leur groupe, les chimpanzés interprètent finement et rapidement la moindre variation dans les “rapports d’alliance” et de force entre les prétendants et les tenants du pouvoir. Rien n’interdit donc d’accepter l’idée qu’ils peuvent anticiper les incidences collectives d’un changement dans la stabilité politique (capacité partagée d’arbitrage et de stabilisation des conflits). Mary Midgley peut écrire ainsi que les primates manifestent “une volonté et une capacité à rechercher des solutions communes aux conflits”50 . Ces solutions peuvent éventuellement acquérir la dimension dramaturgique la plus intense. On se souvient du “silence tragique” de la communauté des Chimpanzés du Zoo d’Arnhem (1980), après l’émasculation nocturne du mâle Alpha en fragile position de règne solitaire51 (à croire que cette communauté avait lu le Freud de Totem et Tabou, et son curieux mythe de la transmission phylogénétique du meurtre du Père de la Horde !). Ne peut-on presque en déduire qu’elle “sait” qu’il va en découler une instabilité politique dangereuse pour elle ? On voit en tout cas des femelles se venger des criminels présumés, intervenant ainsi sur la “scène politique” d’où elles se tiennent d’ordinaire à l’écart. Nous pouvons dès lors poser à titre d’hypothèse que dans certaines circonstances, les individus n’ont pas seulement conscience de proximités familiales ou amicales, voire de solidarités de caste, mais ont aussi accès à une certaine “idée” de la collectivité globale, au miroir même de ce qui peut la détruire de l’intérieur, tel un pouvoir trop fort ou trop instable. Ceci joue dans tous les sens : Franz de Waal cite d’ailleurs des cas de manifestations collectives de joie après la réconciliation d’un mâle dominant et d’une femelle… Certes, il demeure impossible de conclure de cette grande sensibilité proprement politique qu’il existe chez les primates quelque chose comme un « espace public », et ce d'autant que même chez les Humains de culture "civilisée", ledit espace n'est pas perçu (et donc halluciné) par tout le monde ! F. de Waal ou B. Thierry (spécialiste de plusieurs espèces de macaques), pensent qu’un tel espace de normativité n’existe pas chez eux, et spécifient l’homme, à partir de son langage symbolique élaboré52. Ils n’en affirment pas moins que : « l’animal connaît le souci de la communauté, le sens de l’ordre social et l’intériorisation des normes. » Admettons-le donc, tout en soulevant justement le problème qui s’y trouve lié : le glissement d’un équilibre pré-langagier entre structures de relations « privées » comme seules sources de normes prescriptives, vers l’apparition d’un symbolisme du collectif, ne produit-il pas de nouveaux déséquilibres inattendus ? Le prix à payer pour passer d’une politique instantanée et interindividuelle à une politique médiée par la représentation du Tout-Social est-il pris en compte ? Nombre de chercheurs encore inféodés au dogme cognitiviste-individualiste se sont perdus dans des problématiques étroites. Ainsi de J.L. Dessalles, souvent cité comme ayant « sauvé » la recherche sur l’origine du langage53, parce qu’il répond à la question : « quel est l’intérêt de l’individu à parler, puisqu’il diminue ses chances de survie génétique en partageant avec autrui des informations ? ». Il y répond ainsi : « l’intérêt est d’étendre son prestige et donc son pouvoir », ceci par des coalitions internes au groupe. Or la principale question n’est pas là, puisque l’essence des langues humaines ne réside pas essentiellement dans l’information –partagée ou non- mais dans la communion dans un imaginaire "moral" collectivement créé (même de façon non coopérative), et qui, lui, peut sauver la vie à chacun et à tous… et donc augmenter les chances de survie génétique… de tout le monde ! Le problème de l’altruisme communautaire chez les primates doit ainsi être résolu avant de parvenir au langage symbolique, ne serait-ce que parce que l'application stricte d'un principe de concurrence génétique interindividuelle dans un petit groupe de primates -même non parlants- frôle l'absurdité. D'ailleurs, enfin, pourquoi -chez J.L. Dessalles et d'autres- persiste un tel scrupule à s'éloigner d'un soi-disant principe darwinien sacro-saint quand Darwin lui-même écrit ceci : "sans doute, un degré très élevé de moralité ne procure à chaque individu et à ses descendants que peu ou point d'avantages sur les autres membres de la même tribu, mais il n'en est pas moins vrai que le progrès du niveau moyen de la moralité et l'augmentation du nombre des individus bien doués sous ce rapport procurent certainement à une tribu un avantage immense sur une autre tribu. Si une tribu renferme beaucoup de membres qui possèdent à un haut degré l'esprit de patriotisme, de fidélité, d'obéissance, de courage et de sympathie, qui sont toujours prêts, par conséquent, à s'entr'aider et à se sacrifier au bien commun, elle doit évidemment l'emporter sur la plupart des autres tribus; et c'est là que se constitue la sélection naturelle."54 Dont acte (et je l'espère -sans y croire-, silence contrit des empiristes les plus acharnés). Ces questions nous amènent là où nous avions soulevé la possibilité d’une troisième et dernière explication à l’entrée de nos ancêtres encore muets dans le langage symbolique : la contrainte, et surtout la contrainte conflictuelle, l’obligation d’identité commune résultant de la chronicisation des guerres. Et nous sommes poussés maintenant vers cette dernière interprétation, du seul fait que la quasi-totalité des problèmes sociaux les plus cruciaux et les plus subtils se trouvent résolus chez les grands singes dans le cadre d’un individualisme relatif et sans symbolisme public. Dès lors, nous ne pouvons pas comprendre son avènement humain sans l’hypothèse d’un véritable forçage, plus ou moins douloureux. |
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![]() | ![]() | «tenetz» (vieux français) est l’étymologie la plus couramment admise; IL était employé au jeu de paume pour prévenir l’adversaire... |