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7. le langage, adaptation des organes de la verbalisation.Passons maintenant à la seconde théorie de la contrainte à parler : celle selon laquelle nous nous serions très progressivement et physiologiquement engagés dans la voie du langage, découvrant trop tard ses spécificités malicieuses, voire maléfiques, et désormais aux prises avec elles, sans pouvoir nous en débarrasser. C’est, notons-le, la réponse -déjà préférée par notre tutélaire Darwin30- mais désormais la plus banalisée dans des directions qui auraient sans doute choqué le grand savant : en effet, le "gradualisme" du passage entre singe et homme n'est pas avancé -comme il se devrait entre chercheurs polis et supposés civilisés- en laissant une grande variété d'adaptations pratiques et organiques se combiner jusqu'à sélectionner les agencements les plus subtilement favorables, mais en recourant à des images simplistes de caractères supposés expliquer à eux-seuls le passage au langage moderne. Ainsi, un grand nombre de variantes aussi pauvres surgissent régulièrement avec la découverte de tel ou tel gène, ou la mise à jour de tel petit bout de mandibule d’un prétendant au chaînon manquant. A chaque fois, des scientifiques avertis nous expliquent qu’ils tiennent enfin la preuve de l’entrée irrémédiable d’Homo sapiens dans l’articulation langagière31. Ainsi, a-t-on soutenu longtemps dans les milieux les plus autorisés que nos ancêtres avaient développé (peut-être grâce à une série de mutations génétiques -encore elles !) un larynx en position basse permettant de prononcer distinctement les « i », les « a » et les « ou », sons autorisant les contrastes vocaliques les plus forts. Dernière trace de l’état de son ancêtre non-parlant, le bébé humain (encore-lui !) ne pourrait d’ailleurs énoncer qu’un babil indistinct -tout en buvant le lait de sa mère- avant que ne se produise la descente de l’organe vocal en position adéquate (mais non compatible avec le passage d'aliments dans l'œsophage). Quant à lui, l’homme de Neandertal, malgré son cerveau plus gros que Sapiens-Sapiens, se serait éteint en silence il y a trente mille ans, faute d’un pharynx assez large pour vocaliser allègrement. Au contraire, Homo sapiens aurait miraculeusement subi un changement dans la chaîne de gènes FOXP2 qui lui aurait permis de plisser le visage et de remuer la bouche pour pouvoir demander quelque chose à son voisin, sans lui taper immédiatement dessus. Malheureusement pour ces théories anatomo-génétiques du déclenchement de la capacité de parole, il existe des expériences qui les contredisent formellement. Ainsi (en opposition à la fameuse et incontournable thèse de Lieberman et Crelin sur le pharynx parleur), se multiplient les découvertes indiquant que « l’équipement » des Neandertaliens ( vieux de 300 000 ans) était largement suffisant pour parler (au sens vocal) : leur canal hypoglossal permettait de faire passer un large nerf susceptible de remuer la langue en tous sens32 … afin de proférer les injures les plus vives ? Et puis ce coup fatal : des chercheurs de l’Institut de la Communication Parlée, de Grenoble, ont récemment montré, à partir de simulations articulatoires et acoustiques, que « la conformation du conduit vocal n’a que peu d’influence sur la réalisation des contrastes vocaliques maximaux « i », « a », et « ou », les mouvements de la langue et des lèvres permettant de compenser les différences anatomiques entre conduits vocaux. (…) Autrement dit, il n’y a aucune raison de considérer que l’augmentation de la taille du pharynx a constitué une préadaptation nécessaire au cours de l’évolution vers l’émergence de la parole » 33. Résultat : celle-ci a pu remonter d’un coup de deux millions d’années ! Et pan sur le bec. Mais il est difficile de faire renoncer des Savants mordus par le virus de la preuve empirique à des élucubrations sur les origines . Tel l’anthropologue Ralf Holloway qui croit voir chez Homo Habilis un embryon de circonvolution de Broca, (« aire de la production du langage »), ou le psychologue Merlin Donald qui, s'expérimentant lui-même australopithèque, imagine un langage par signes mimétiques singeant le lion ou la gazelle, tandis que le paléontologue M.C. Corballis suppose qu’homo erectus avait déjà inventé la langue des signes des sourds-muets. 34 Sans doute pour mieux s’entendre ! Dans le genre « Moi Tarzan, toi Jane », le linguiste Derek Bikerton35 imagine pour les mêmes frères et sœurs de Lucy un protolangage simpliste, proche de celui que l’on prétend apprendre à des chimpanzés enfermés avec des humains. Pourquoi pas, après tout : mais tout cela, aussi ingénieux soit-il, laisse en suspens la question de savoir ce que ces êtres se disaient. Or ce problème crucial est, dans la plupart des cas, soigneusement évité, ne serait-ce que parce qu'il est difficile -sinon impossible- d'imaginer une "proto-métaphorisation", qui, me semble-t-il serait supposer que l'on peut "comparer à demi", alors qu'il est plus logique de penser que la comparaison est soit toute entière constituée, soit non présente absolument (une façon de reprendre le discontinuisme de Noam Chomsky, mais de façon moins "innéiste" que dans son exemple un peu enfantin du passage des doigts de la main à l'infini des nombres36). Même un grand monsieur comme Yves Coppens ne peut résister en public au plaisir mutin d’associer directement « le fort développement des muscles faciaux qui devait faciliter les mimiques »37, et la probabilité d’apparition du langage « lors du passage des pré-humains aux humains », il y a 2,5 à trois millions d’années38. Selon lui, d’ailleurs, l’outillage témoigne de la communication, mais la cause profonde en serait simplement… la sècheresse qui a obligé nos ancêtres à une transformation de leurs voies respiratoires, et au développement de leurs capacités phonatoires. Air sec = grand gosier = animal bavard ! Contradictions encore, puisque d’autres scientifiques nous disent qu’Homo s’est redressé en suivant les cours d’eau –afin de ne pas être noyé, et en laissant les femelles développer de longues chevelures propices à l’accrochage des bébés au dessus de la surface aqueuse-, et que les capacités phonatoires se sont développées en compétition intense avec les autres animaux vivant au dessus et au dessous de la canopée des forêts tropicales de type Amazone. Alors, la parole nous est elle-venue du sec ou de l’humide ? De l’eau ou du désert ? Du gosier assoiffé ou de la gorge enrouée par les embruns ? De l’imitation du chant des oiseaux volubiles ou bien encore de la surenchère avec d’autres impénitents singes babillards ? Est-elle venue lorsque les premiers hommes modernes ont été obligés de parler… navigation, nœuds et voiles (comme le prétend –après quelques chercheurs anglo-saxons- l’ineffable Jean-Marie Hombert, du laboratoire dynamique du Langage de l’université Lumière de Lyon) pour se rendre en Australie, il y a soixante mille ans ? Ce raisonnement ne peut être consensuel que négativement : si la grande traversée vers l’Australie, avérée vers -60 000 ans-, exigeait le langage de techniques sophistiquées (ce qui est d’ailleurs tout à fait discutable), cela implique qu’on parlait déjà nécessairement à cette date. On ne peut donc guère en déduire que c’est à ce moment précis que, pour devenir marins, nos ancêtres ont appris le langage articulé des langues modernes. Il est plus pertinent d’avancer que, lorsque la nécessité économique et politique d’une telle traversée est devenue plus forte qu’une peur ancestrale (un peu comme lorsque les navigateurs médiévaux se sont décider à faire le tour de l’Afrique), des langues existaient déjà, et de manière très élaborée. Ce qui n´implique pas que cette existence ait beaucoup anticipé les grands voyages : en tout état de cause, un nomadisme confiant a probablement découlé d´une capacité à métaphoriser le grand groupe. On voit bien que les titres universitaires autorisent surtout leurs porteurs "spécialistes" à des vocalises intellectuelles sur scène médiatique aux contrastes si grands, qu’ils prouvent à tout le moins que les vedettes de « l’expertise des origines » disposent pour leurs affrontements d’une imagination illimitée –qu’on verrait peut-être mieux engagée dans le roman que dans la science. Pour un peu, on en comprendrait mieux les motivations de l'interdit posé sur ce "graal des sciences humaines" par la société parisienne de linguistique il y a cent cinquante ans : ses sages membres devaient bien se douter qu'autoriser les communications sur les origines conduiraient leurs disciplines à réinventer Babel, voire à s'entretuer ! Malgré tout, parfois, une question un peu sérieuse semble pouvoir émerger des plus fuligineuses digressions, telle celle posée dans la célèbre revue Nature du 24 avril 2003 : « les aires de la parole chez les humains pourraient être des développements d’un centre de communication préexistant chez un ancêtre commun aux singes et aux hommes ». On s’interroge ainsi (enfin ?) sur la simple possibilité que les caractéristiques phonologiques, si évidentes et si fascinantes du langage humain, pourraient n’être que des choix pratiques –et leurs prolongements physiologiques- dans une gamme possible de moyens de communication déjà associés dans la réflexivité et dans l'acte. Autrement dit, le centre originel du langage ne serait pas celui du langage en tant que tel –entre Broca et Wernicke et organes bucco-pharyngés-, mais le positionnement cérébral d’un carrefour de possibilités diverses -gestuelles, rythmiques, visuelles, orales- bref, là où se manifeste l’intention de communiquer par tous les moyens symboliques et le contenu sémantique de cette intention. Très laborieusement, la « science cognitive » rejoint –ou plutôt effleure- ainsi une intuition subversive : il n’existe peut-être pas de langage-organe caché derrière les langues humaines39 (qui n’en seraient que les développements historico-ethniques), mais un potentiel d’expression discursive et argumentaire, investi dans un type d’organisation grammaticale probablement associée à la nécessité de fixer et de préciser des oppositions, et utilisant les remarquables qualités discriminantes de la voix, tout en usant aussi (sans préséance temporelle évidente) de celles du toucher et du regard. Pour autant, et bien que l'on puisse partager le souci de Chomsky de trouver dans l'universalité de l'organe langagier et de son générateur de grammaire un moyen de lutter contre les tentations fascisantes et racistes du polygénisme40, on n'a pas besoin de rapporter directement la facilité phonologique et syntagmatique qui caractérise à l'évidence la voix (cet organe providentiel du communicateur intelligent et paresseux) à la structure cognitive : l'articulation signifiante demeure le moyen d'une "parole" -mot qui vient de parabole = rapprochement- à savoir d'une métaphore qui n'a rien d'une opération formelle, mais qui est toujours essentiellement un engagement urgent pour un transfert collectif de sentiments. Autrement dit : le « langage » ne serait qu’un effet de déploiement de la capacité métaphorique amplifiée ensuite par le recours privilégié à la voix, et non l’inverse. Ainsi, la métaphore –la faculté toujours présente dans toute parole de rapporter en toute urgence pour quelqu’un quelque chose de présent à quelque chose d’absent- semble avoir une préhistoire non parlante, partie intégrante de l'évolution de l’intelligence animale (et là encore nous nous inclinons avec le plus grand respect devant notre ancêtre -spirituel- Charles Darwin, lui-même avouant d'ailleurs préférer descendre d'un petit singe altruiste que d'un barbare humain41). Sans doute, mais encore une fois, la "capacité" de comparer ne fait pas comparaison. Si cette capacité doit être là pour autoriser cette dernière , on peut très bien supposer que les habitus continuent sur des centaines de milliers d'années sans recourir préférentiellement à cette capacité, même existante et très performante sans doute, d'ailleurs incluse ou intriquée dans une multiplicité d'autres. Je ne dispose pas d’informations supplémentaires sur l’aspect proprement neuronal de la complexité communicationnelle préalable au langage chez les primates non humains (Broca or not Broca.. : il semble que cette circonvolution cruciale du lobe gauche est déjà bien développée chez les grands singes quoique moins que chez l'homme). La quasi-totalité des études « en laboratoire » sur les capacités cognitives d’individus testés isolément, en fait entièrement prisonniers d’un environnement humain à visée expérimentale, sont lourdement biaisées. Et si elles fascinent toujours le grand public (comme les expériences de David Premack42), elles ne reflètent à mon sens que les buts plus ou moins consciemment sadiques « d’expérimentophrènes » adorant infantiliser les animaux et animaliser les enfants, quand il ne s'agit pas de piéger les aphasiques "split brain". Mais en revanche, il suffit de lire les travaux de terrain des éthologues –y compris de ceux qui ont travaillé avec des mammifères encore loin de la subtilité des échanges sociaux des primates- pour obtenir des éclairages fort convaincants sur la complexité réelle, toujours en même temps sociale, voire interspécifique, de l’intelligence vivante. A commencer par l’étude classique d’Anne Rasa sur les mangoustes d’Afrique du Sud43. Cette éthologue (spécialiste des comportements sociaux des animaux) s’est transformée pendant des années en « ethnologue » (étudiant un peuple en particulier) : celui d’une tribu singulière de mangoustes dans son environnement naturel. La récompense a été à la mesure de son effort : elle a d’abord découvert que la communication n’est jamais seulement le fait d’une seule espèce, mais d’un ensemble d’espèces associées plus ou moins consciemment. Ainsi le toucan, un oiseau au long et gros bec sonore qui aurait tendance à gober de petites mangoustes en friandises, s’abstient courageusement de perpétrer cet acte, en échange d’une vigilante patrouille des mangoustes contre les serpents menaçant son nid. En prime, il offre l’efficacité de ses alarmes préventives contre l’arrivée de volatiles prédateurs –grands ennemis de la gent mangouste44. Des exemples de telles coopérations croisées entre espèces, formant une résille protectrice autour de la petite communauté mangouste, sont nombreux. Ils impliquent des capacités communicationnelles très poussées de la part de chaque espèce, et trouvant leur réalisation dans des « compromis » et des codes informels, des habitudes et des organisations instables et parfois peu réductibles à des séquences « instinctuelles », car liées à des situations précises. Ces possibilités ouvertes laissent place à des « trouvailles » que seul un observateur assidu peut observer. A l’intérieur même du monde familial de la mangouste, chacun dispose d’un ensemble de possibilités : gestuelle, mimiques, modulations de cris, et en plus une gamme de moyens olfactifs. La mangouste possède en effet des glandes émettant de puissantes odeurs attractives et répulsives, dont elle peut marquer des lieux et des objets de son environnement. Elle semble en jouer comme d’une gamme musicale. Si nos ancêtres avaient été des mangoustes, nous serions probablement condamnés à communiquer symbo-liquement par des oppositions de fragrances, de parfums et de puanteurs (ou par les bruits proférés par le pétomane étudié par Gainsbourg). Rien à voir, naturellement, avec les phéromones dont les fourmis marquent leurs autoroutes, puisque déjà, chez les mangoustes, il s’agit de constituer des groupements significatifs de perceptions, lesquels peuvent exprimer –toujours au delà de la situation concrète qui les suscite- des sentiments contradictoires, des recouvrements d’informations et de sentiments, des sémantiques ambiguës, ou dont le contenu variera avec l’interlocuteur ou le moment, etc. Appliquée aux capacités vocales de nos ancêtres, cette tendance à l’expression serait fort proche de la description idéale que Rousseau donne de la première langue : « Les sons seraient très variés, et la diversité des accents multiplieraient les mêmes voix : la quantité, le rythme seraient de nouvelles sources de combinaisons ; en sorte que les voix, les sons, l’accent, les nombres, qui sont de la nature, laissant peu de choses à faire aux articulations qui sont de convention, l’on chanterait au lieu de parler ; la plupart des mots radicaux seraient des sons imitatifs, ou de l’accent des passions, ou de l’effet des objets sensibles : l’onomatopée s’y ferait sentir continuellement. » 45 Cette description –loin d’être naïve et qui ferait presque chorus pour ne pas dire polyphonie avec le dit de Darwin!- convient néanmoins davantage aux échanges vocaux de nombreuses espèces de singes « bavards » qu’à l’homme, puisque l’imitation ne fait pas encore la comparaison, fondement de la métaphore humaine. Elle en prépare toutefois la possibilité, quant aux sujets : s’imitant les uns les autres, ils sont proches de s’accorder dans le chant. Quant aux objets, il suffira de souligner que, l’imitation "ressemblant" à l’original, un troisième objet, cette fois absent, peut aussi leur être comparé… Mais dans les deux cas, on ne bascule dans la comparaison comme acte de parole qu'à une condition : vouloir qu'un sujet ou un objet soit semblable à d'autres ! Alors la série n'est plus seulement une imitation mais une répétition en vue d'un forçage. Il n’est peut être pas obligatoire d’aller se cacher dans une cage en bois pendant deux ans au milieu de la savane pour saisir l’extraordinaire compétence communicationnelle des animaux, qu’ils soient mammifères pré-humains, ou autres espèces plus éloignées. Ainsi des coqs et des poules, que nous ne connaissons plus depuis qu’ils sont enfermés en batteries : n’importe quel vieux paysan témoignerait aisément (eh oui, encore avec Darwin !)de la variété des sons émis par ces volatiles jadis familiers pour indiquer à leurs congénères la nature d’une découverte, d’une émotion, d’une situation, et de leur aptitude à interpréter le cri des oies ou des pintades. Pour des Européens –et notamment des Français si passionnément zoophiles-, il suffirait aussi qu’ils prennent le temps (comme Darwin again !) d’observer deux chiens se rencontrant sur une plage. Ne prenons que la séquence qui précède un tournant décisif des événements (vers la bagarre acharnée, la vadrouille amicale de conserve, l’acte sexuel, le jeu innocent, la plaisanterie fine…ou la séparation indifférente) : si nous sommes assez précis dans nos observations, nous pourrons saisir des centaines (si ce n’est des milliers) de micro-communications permettant d’ajuster la relation et de l’orienter. En termes –certes anthropomorphiques-, nous pouvons nommer ces actes : propositions, refus, engagements, ruses, diversions, provocations, agressions, réconciliations, suggestions, excitations, apaisements, imitations, incitations, avertissements, etc.. Mais ces mots ne suffiront jamais à une description satisfaisante : il faudra toujours être capable de les détailler, de les moduler. Ne prenons que le cas de l’agression : chacun sait que n’importe quel chien est capable de nuancer une attitude agressive sur une gamme vaste et complexe d’inflexions : entre la simple évocation joueuse d’une morsure imaginaire jusqu’à l’assaut à visée vulnérante –voire mortelle-, il peut jouer sur des centaines de variantes, et s’arrêter immédiatement pour passer à une autre. Demandons maintenant à l’observateur profane considérant son chien, s’il a bien mesuré ce que cette capacité de modulation et d’ajustement instantanés impliquait en termes –non pas tant d’intelligence animale, notion fourre-tout sans consistance réelle- mais de capacité à vivre en société. Il pourra objecter qu’il s’agit là d’un animal « humanisé », et qu’il témoigne surtout ainsi d’une évolution forcée, et d’un rapport au fond intérieur à la société humaine. C’est le fameux : « il ne lui manque que la parole ». L’objection est sérieuse, mais, à y bien réfléchir, elle ne tient pas. En effet, d’une part, les manifestations les plus subtiles de l’intelligence canine se dévoilent –que cela plaise ou non à notre narcissisme- presque exclusivement dans les relations avec d’autres chiens, et notamment lorsqu’ils reconstituent des bandes errantes, proches de la meute de loups. D’autre part, avec les humains, ce n’est pas tant dans la relation très simplifiée de maître à esclave que nous nous contentons souvent d’instaurer avec l’animal domestique que se révèle sa pleine capacité, mais plutôt dans les signes du « statut » qu’il accepte de prendre et de soutenir dans les rapports avec tel ou tel membre de notre espèce. Encore faut-il repérer ces signes, au lieu de les médicaliser (de les « vétérinariser »). Exemple : une femme tombe enceinte et sa chienne, qui ne porte pas de petits, se met à produire du lait. Ses mamelles resteront gonflées aussi longtemps que sa maîtresse -humaine- allaitera son enfant. Maladie psychique ? Non : la chienne ne fait que réaliser avec sa « maîtresse » ce qu’une louve de rang inférieur fait avec une louve de rang altier : elle aide à allaiter les petits de cette dernière. Pour comprendre ce mécanisme, il faut donc accepter d’être pour cette chienne une sorte de cheftaine de meute. Un chien qui n’est ni abandonné, ni tenu en laisse ou réduit à l’état d’éponge des humeurs dominatrices de son maître s’adapte très subtilement aux différences entre humains de l’entourage éphémère ou durable. Mieux, il construit un domaine d’autonomie où il peut laisser transparaître (pour qui l’observe en bridant sa propre névrose d‘emprise) une remarquable faculté de pré-symbolisation. Dans son monde –certes centré par une dépendance affective absolue et exclusive à telle personne- il n’a besoin d’aucun « système de signifiants » pour survivre agréablement à une multitude de rencontres et de situations. Ainsi va-t-il circuler dans des environnements très divers (ville, campagne, etc.), en distinguant partout ce qui est « chaussée » (le lieu de passage rapide de véhicules dangereux) et ce qui est « trottoir », quelle que soit leur matérialisation, leur style, leur encombrement, etc. Un peu comme nous reconnaissons (dans les "capcha") les lettres de l’alphabet quelle que soit la fantaisie stylistique appliquée au dessin des caractères. Or cette intelligence « abstractive » ne peut être saisie en isolant l’animal, en l’extrayant du monde qui fait sens pour lui : par exemple, celui des grandes « balades » qu’il adore faire avec son repère hiérarchique suprême. Non seulement le robot le plus sophistiqué est-il encore immensément éloigné de cette performance impliquant une véritable catégorisation sans mots et sans images formelles, mais on peut supposer qu’il n’y parviendra jamais, tant, du moins, que sa capacité de calcul (encore inférieure à celle d’un seul neurone !) ne sera pas subordonnée au « sens » du monde donné à son existence par une reconnaissance mutuelle et un sentiment d’appartenance engagée. En changeant notre perception par rapport à la conception animale de la vie en société, nous sommes ainsi amenés à comprendre bien mieux l’intelligence animale, irréductible à la machine. Celle-ci n’est pas en premier lieu le résultat d’un assemblage de cellules sensibles, mais à l’inverse la projection neuronale d’une logique, d’un « discours » d’emblée social et politique, que nous ne percevons tout simplement pas, pour autant qu’il gêne notre propre conception des rapports homme-animal. |
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![]() | ![]() | «tenetz» (vieux français) est l’étymologie la plus couramment admise; IL était employé au jeu de paume pour prévenir l’adversaire... |