L’invention du parlage








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5. Mais pourquoi donc entrer en langage ?



Jusque très récemment, la question, notons le, n’avait jamais été posée ainsi par les penseurs du langage23 -sauf peut-être Rousseau, ou quelque génial psychotique-, tant est puissante l’évidence de la pure positivité de ce langage, de son apport extraordinaire comme « progrès » instrumental.

Une telle question peut même sembler incongrue, mais quand on entretient quelque familiarité avec l’étourdissant univers social et politique des primates non parlants, -dans lequel il ne se passe pas une seconde sans intentions, anticipations, conflits, intrigues, méfiances, ruses, pactes, médiations, agressions, réparations, intimidations, obséquiosités, marques d’amitié ou de fidélité…etc.-, elle devient extraordinairement concrète.

Il est en effet possible de réaliser tant et tant de configurations et de jeux socio-politiques sans la parole, qu’on se demande bien comment cette dernière va pouvoir s’immiscer dans les affaires desdits primates. Il a fallu une sacré bonne raison pour qu’ils s’y mettent, et la seule taille des cailloux en forme de hachoirs n’a certainement pas été suffisante. A la grande honte de générations de paléontologues, il s’avoue désormais à mots couverts que des collections entières de bifaces harmonieusement taillés l’auraient été... par des singes, et de ce fait plausiblement aussi muets que nos actuels cousins. D’ailleurs, nous l’avons vu, les grands singes actuels utilisent une foule d’instruments directs et indirects, et se transmettent des savoirs quasi-artisanaux (lancer des bâtons, saler les carottes, piper des fourmis, concasser des noix entre deux pierres, etc..) sans aucun besoin d’un langage articulé quelconque !

Que l’évolution ait retenu le langage humain, si auto-déstabilisateur, tient d’un miracle toujours en passe de se transformer en désastre. Qu’il fonctionne encore aujourd’hui tient à sa propagation massive et à sa course en avant, plus qu’à sa survivabilité comme telle. Et nous ne connaissons pas le fin mot de l’histoire, bien que certains prédisent déjà la terminaison de celle-ci, écrasée par un pouvoir démesuré du symbolique sur la vie.

Il est, au fond, très peu vraisemblable que nous, singes voire humains anatomiquement modernes mais longtemps non-parlants, soyons entrés dans la sphère langagière sans y avoir été forcés, étant donné le caractère aventureux, équivoque, déstabilisant, fou, passionnel, voire fatal de la métaphore symbolisée (ce que Rousseau -rare génie- appelait « le trope », la figuration).

Et quand nous disons « forcés », il ne s’agit pas d’une simple adaptation ad hoc à un souci pratique (comme celui de traverser la mer, ou de chasser plus efficacement24). Il faut plutôt entendre par là une nécessité vitale, sans alternative, poussant inéluctablement à l’opération imaginaire collective (évocation hallucinatoire d’objets tenus pour "possibles") à partir de laquelle le langage symbolique se construit.

Or donc, reformulons notre étonnement sur l’entrée en langue : quelle a été la force de contrainte assez puissante pour nous pousser vers la sélection et l’adoption durable de cette folie ? Pour nous y attacher comme à notre plus grand objet d’amour ? Pour la peaufiner et la modifier au point de ne plus pouvoir en reconnaître l'origine dans le jeu quotidien du parlage ?

J’examinerai successivement trois possibilités logiques, dont je ne retiendrai, j’espère avec votre tacite assentiment, que la dernière.

Ces possibilités sont les suivantes :

-Soit, nous avons été amenés à parler, à la suite d’un ensemble de mutations assez rapides de l’espèce, ayant considérablement et brutalement accru nos compétences communicationnelles (expressives, logiques, etc.) et faisant apparaître le symbolisme comme une trouvaille quasi-miraculeuse à ce point du parcours.
-Soit, il existe des lois spécifiques de passage graduel entre communication animale et langage symbolique. Elles s’imposent progressivement, sans être prévisibles dans toutes leurs conséquences dès l’origine (un peu comme les lois platoniciennes de « dégradation » des Idées fondamentales). De sorte que nous nous sommes trouvés « coincés » dans un couloir d’évolution, peut-être évitable au début, puis dévoilant progressivement ses aspects négatifs ou contre-adaptatifs, et nous forçant à une "course en avant" (institutionnelle, technique, etc.)
-Soit, enfin, les groupes qui ne parlaient pas ne pouvaient pas soutenir les combats nécessaires à la survie collective et privée : nous nous sommes mis à parler, non pour communiquer mais pour « saisir » chaque membre dans une solidarité effective face à des hostilités devenues insupportables (de par l'évolution de certaines conditions écologiques). Sans l’hallucination communautaire que nous avons ainsi produite et reproduite dans l’appel verbal, nous serions morts, liquidés par la compétition sociale et interspécifique.
Certes, on peut imaginer une multitude d’autres possibilités liant le langage verbal à des ensembles complexes et rétroactifs de situations, d’activités et de mutations progressives, telle qu’elles ont « anthropisé » l’espèce qui nous est ancestrale. Non seulement ces possibles doivent être envisagés avec le plus grand sérieux dans toute théorie des commencements de l’Homme, mais c’est seulement en prenant en compte leurs articulations que l’on peut obtenir un tableau non naïf et suffisamment réaliste de la question.

Or justement, il ne s’agit pas ici des origines en général, mais d’un fait très particulier : l’adoption du mode symbolique, c’est-à-dire d’une désignation de soi, des autres et du monde, par « soustraction », par « enlèvement » du réel, et sa réinvention dans un univers imaginaire, mais soutenu –voire constitué- par les structures langagières (selon la thèse fameuse de Sapir). Si l’on se contente de considérer ce fait spécial, -ce qui n’est légitime qu’en admettant cette qualité comme tout-à-fait non déductible des adaptations préalables les plus sophistiquées, telles les formes affutées d’intelligence sociale liées à la chasse25-, alors on est bien obligé de considérer seulement les trois propositions sur l’origine : la mutation, la gradation, la contrainte spécifique.

Notons que si elles sont nécessairement antagoniques au départ (c'est soit l'une soit l'autre qui est vraie), elles peuvent ensuite se croiser et se mêler : des mutations peuvent être entraînées ou facilitées par un choix sous contrainte extérieure; des effets graduels continus également… et réciproquement. Mais pour ce qui concerne un point d'origine, nous sommes bien obligés de décider en faveur exclusive de l'une ou de l'autre.

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