L’invention du parlage








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4. Le parlage : scène sociale de réciprocité



Une fois chacun devenu interlocuteur, la réponse de l’autre à sa question relance la parole. Même –et surtout- si cette réponse semble conclusive ou se résout en partie dans une solution pratique, elle réveille bientôt l’angoisse, à moins de s’imposer définitivement en éteignant le lien humain sous l’ordre tyrannique. Et ce réveil de l'objection latente est d'autant plus incoercible qu'on ne peut jamais absolument ramener le "point de vue" d'un individu ou d'une catégorie d'individus dans le groupe à un intérêt collectif totalement homogène, sauf dans des situations d'urgence et de menace concernant très clairement le groupe comme un "bloc" (par exemple lorsque les ennemis visent une extermination18). Du coup, le langage consiste à situer réciproquement les sujets qui parlent (les vivants humains) à l’intérieur d’une grande altérité commune : celle où des personnages imaginaires (les locuteurs-écouteurs) sont tous semblables au regard d’une seule obligation de réciprocité chronique, proprement interminable : celle de discuter.

En investissant ces personnages de parleurs, en nous engageant dans la parole (ce que les philosophes nomment la « performance » ou mieux la "performation"19), nous faisons essentiellement acte d’appartenance (ce qui implique immédiatement que nous pourrions ne pas appartenir, naissant ainsi comme sujets…du refus). Et, au fond, il importe moins que ce que nous disons soit vrai ou faux (sauf si l’erreur ou le mensonge signalent un manque de respect), car nous prouvons d’abord -simplement en parlant et en parlant encore- la véracité de notre implication affective envers autrui comme semblable en société.

Observons qu’à ce niveau fondamental de la langue (qui est d’abord faite de parole et n’en est jamais séparable), il n’est encore nullement question de phrases, ni de mots, ni même de phonèmes. Le langage humain n’est pas d’abord une organisation orale– comme ont voulu nous le faire croire des générations d’ingénieurs en phonologie et en linguistique, eux-mêmes engagés dans la bataille pour la cyborgisation de l'Humain..

Le langage humain n’est pas d’abord un système de sons opposés pour servir la signification, ni une architecture de signes agençant des organes, à la façon du “hardware” par rapport au logiciel. Il n’est pas non plus essentiellement une syntaxe (l’articulation de mots ou groupes de mots pour produire des propositions portant sur une signification), ni même une rhétorique (un jeu argumentaire sur les propositions incarnées en mots et en phrases, et constituant un discours, un "cours du dire").

Certes, toutes ces « choses de langue » sont là, inévitablement, toujours déjà pré-fonctionnelles (et ce probablement depuis des centaines de milliers d'années avant le langage moderne).

Mais ce qui importe à ceux qui parlent entre eux, c’est qu’ils les emploient dans des actes de parole qui ne s’en encombrent pas, et pourraient choisir, à défaut, d’autres filières expressives. En effet, pour structurés qu’ils soient, ces actes sont d’abord offerts au jugement d’autrui comme des gestes acceptables ou non, des élans démonstratifs d’un engagement recevable ou non, ceci dès les premiers échanges avec le bébé, avec qui l’accord se fait sur une « musique affective » témoignant de la qualité de sa propre reconnaissance comme personnage humain en miroir de son interlocuteur adulte, à l’aune de ses sourires et de ses regards, du sens de ses étreintes, tout autant qu’à la valeur expressive des sons qu’il profère.

Et tout comme des gestes ont évidemment recours aux muscles et aux os, mais en les transfigurant dans des évocations, tout comme ces gestes attirent le regard et l’attention de l’interlocuteur non sur le doigt tendu ou le bras levé, mais sur ce que ces « pointeurs » sont supposés désigner dans l’intention du « gesteur », de même la machinerie symbolique demeure d’abord exclusivement inféodée à ce qu’elle « veut » dire , à un vouloir qui compte bien plus que le dire, puisqu’au fond, malgré les efforts héroïques des philosophes analytiques anglo-saxons, nous ne savons jamais vraiment ce que nous disons (sauf dans des séquences de situations pratiques isolées comme telles).

De plus, le complexe appareil mis en branle par l’engagement dans la parole se trouve placé au service d’un théâtre collectif. Le personnage « voulant dire » quelque chose à un autre personnage, recourt à des phrases conventionnelles qui prouvent à autrui ce vouloir comme souci d’appartenance au collectif. Sons, mots ou syntagmes, agencements grammaticaux et même styles oratoires, tous ces procédés sont seulement les machineries d’un théâtre où chaque individu engagé (comme intermittent de la parole…) actualise tout un jeu de discoureurs. C’est dans le soutien réciproque, la révérence mutuelle des acteurs dans ces rôles bavards que les personnes se reconnaissent comme membres estimables de la même scénographie verbale.

Nous proposons donc la formule suivante : le langage humain (c'est-à-dire très plausiblement celui du petit groupe d'hommes physiquement modernes sortis d'Afrique vers la seconde moitié des derniers 100. 000 ans) est d’abord la mise en scène sociale où nous nous engageons physiquement et moralement dans un échange convenu de propositions, un jeu de réponses et de questions engageant des « autrui » devenant semblables à nous du seul fait d’y entrer20.

Pour mieux faire sentir le vrai de cette proposition qui pourrait sembler contre-intuitive à ceux qui (hélas incités en ce sens par une certaine « stupidité scientiste ») persistent à croire que la langue est un dictionnaire et une grammaire du monde posés sur une étagère de bibliothèque ou dans un ventre d’ordinateur, demandons-nous simplement ce qu’il advient des humains qui refusent de monter sur la scène de l’échange verbal et d’y prendre leur charge de personnification imaginaire. C’est simple : ils sont exposés immédiatement à un exil effrayant, et en tout cas, héroïque.

Si nous décidons de ne pas jouer le jeu de parole, en actualisant notre « droit » au silence, nous sommes en effet aussitôt « interpelés » comme membres de notre communauté de singes-parleurs. Si nous persistons, nous risquons d’être déchus de ce prestige. Le propre de l’homme n’est donc pas parole langagière par décision souveraine de la paléontologie ou de l’anthropologie structurale, mais, très trivialement, parce que celui qui ne parle pas n’entre pas dans le cercle de ceux qui ne se considèrent réciproquement comme humains, que s’ils s’engagent dans le drame politisé des personnages-discoureurs.

Or, paradoxalement, ce trait essentiel d’engagement sans retour, de don de soi dans la large communauté des parleurs, ne peut jamais être dit lui-même (le fameux signifiant flottant de Jakobson-Lévi-Strauss), puisqu’il n’est exprimé que par le fait… de parler.

Voila un fait si massif, qui tombe tellement sous le sens qu’il en devient presque imperceptible : la seule façon que vous avez de prouver votre appartenance au cercle des parleurs, ce n’est pas de dire que vous parlez… mais de parler ! Votre discours sur vous-même sera, en un sens, toujours superflu, redondant, toujours inutile par rapport au simple fait de vous être déjà lancé dans la parole.

Pour autant, vous ne pouvez pas parler… pour ne rien dire, car cela ne serait pas un véritable acte de parole (c'est-à-dire de "parabole", c'est-à-dire de "rapprochement" proposé à l'appréciation d'autrui) ! Vous êtes donc obligé de dire quelque chose de réputé sensé, même si le seul but de ce « dire » est d’accompagner le seul fait de parler…

« Pourquoi Hal –le fameux ordinateur de 2001 Odyssée de l’espace- ne parle-t-il toujours pas ? » se demandent de « jeunes chercheurs en sciences cognitives » 21. Pourquoi le traitement automatique des langues ne progresse-t-il pas au delà de très mauvaises traductions, franchement incompréhensibles dès que le contexte est problématique ? Il est dommage que l’envahissante idéologie cognitiviste qui les protège de toute question dérangeante, leur interdise de comprendre… que leur questionnement n’a aucun sens, pour autant que parler n’est pas communiquer, mais d’abord s’engager « en personne » sur l’insuffisance radicale de ce que l’on communique. Si le test de Türing ne permet pas depuis des décennies de faire croire plus de quelques minutes à l’humain le plus naïf qu’un ordinateur lui parle (comme les interlocuteurs automatiques d’internet), ce n’est pas parce que le processus électronique est encore trop lent ou trop limité en mémoire pour se saisir de toutes les subtilités d’un contexte, mais c’est parce que la parole n’est pas un discours, ni un énoncé, mais un rapport de soutien à son propre discours proposé par le locuteur, et que ce rapport strictement personnel est offert à l’interlocuteur en gage de confiance.

Tout ceci ne laisse pas d’être problématique –pour ne pas dire déprimant- puisque, supposés devenir des personnages tenant des discours sérieux, valides, tendant à la vérité, nous semblons condamnés à ce que jamais nos discours ne puissent obtenir la valeur pragmatique de nos paroles en actes. Nécessaires à la parole qu’ils légitiment, les discours n’obtiennent jamais en eux-mêmes un statut de preuve de la parole. Ils ne la rejoignent jamais dans sa portée d’acte. Inversement, l’acte de parole n’aura jamais la portée démonstratrice du discours qu’il porte, mais il est à lui seul sa propre valeur, comme engagement de soi, mise en jeu de son corps animal vivant dans le pacte de véridiction. C’est d’ailleurs ce constat d’évidence à la portée du moindre enfant, qui provoqua… la dépression de Gottlob Frege, l’un des logiciens les plus géniaux dans sa quête –infantile…- du pur point de jonction entre discours, parole et "réel" .

Les conséquences de cette curiosité supplémentaire du langage humain –le fait de ne jamais pouvoir se boucler sur lui-même, de ne jamais parvenir à parler de la parole de façon parfaitement convaincante- sont bien plus considérables qu’on pourrait le penser. En fait, cette petite caractéristique irritante nous a lancés, nous autres primates s’humanisant, dans l’aventure la plus démesurée.

D’une part, elle nous pousse à rechercher toujours plus avidement un discours qui soit absolument vrai en soi, passant du mythe à la religion et de celle-ci à la science. D’autre part, elle nous incite à nous attaquer nous-mêmes, à nous attraper dans le filet des paroles comme auteurs de paroles, comme démiurges, créateurs, responsables de notre propre existence. Bref, elle nous incline à devenir théologiens (ou cognitivistes, leur variante contemporaine) et à nous faire chuter nous-mêmes dans l’imaginaire du pouvoir absolu (sur les mots ; donc sur les choses et sur les gens).

Nous avons beau être condamnés, dans le langage, à ne jamais « mettre la main » sur les sujets de ce langage, nous essayons en permanence de le faire, pour autant que si ce que nous disons apparaît trop inconsistant, illogique ou faux, nous sommes du même coup remis en cause dans notre sincérité d’interlocuteurs.

On pourrait alors douter… que nous nous soyons vraiment engagés dans la parole. Par exemple, seront facilement traités de « fous », ceux qui, nous ayant fait accroire un moment qu’ils parlaient, se révèlent en fait tenir  des propos trop « décousus », « hors contexte » (schizophrènes), ou au contraire des discours d’une cohérence si parfaite qu’il est évident qu’elle est paranoïaque (ce qui veut dire : relevant d’un faux savoir), et comme défendant paroxistiquement un « vide », une absence de sujet comme s'il était un pur sujet.

En un sens, d’ailleurs, cette défiance n’est pas infondée : le schizophrène résiste effectivement à accepter l’engagement d’un sujet constant à la place de la suite bien plus réaliste d’états mentaux et émotifs que son existence vivante suggère comme vérité de lui-même. Quant au paranoïaque, c’est au contraire un sujet imaginaire bien trop consistant qu’il oppose à la mésomnésie (la semi-mémoire, le refoulement) qui est ordinairement associée à la normalité. Il lui faut toujours un responsable, mais à condition que ce ne soit jamais lui, mais l'autre.

Les pathologies d’un rapport très inadéquat à la parole n’entraînent pas pour autant, à l’inverse, que l’adéquation de nos propos aux situations puisse jamais souligner suffisamment notre engagement performatif : l’idée qu’il existerait une bonne manière de parler, un  « agir communicationnel » pour reprendre les mots de Jurgen Habermas, appartient aux illusions les plus prégnantes et les plus dangereuses.

C’est une illusion prégnante, parce que nous désirons tous « prouver » notre appartenance : en en rajoutant dans le discours même, dans la séduction argumentatrice « véridictrice », nous cherchons fébrilement à éviter le risque d’être exclus de la communauté.

C’est une illusion dangereuse, parce que –pour mieux gagner notre droit à appartenir- nous pouvons nous accuser mutuellement de ne pas jouer le jeu en soumettant les autres à des « tests », des « visas », des vérifications de leur appartenance au monde humain, au travers de ce qu’ils ont à dire. Or, étant proprement impossibles, ces vérifications de l’allégeance sociale par le «dire vrai », peuvent toujours conduire à une condamnation arbitraire, voire inhumaine. En cherchant ainsi à piéger les « sujets du discours juste », (un peu comme les sectes ou les polices américaines recourant au détecteur de mensonge) nous évitons du même coup de reconnaître que, déjà toujours libres sujets de la parole et du silence, nous ne pouvons tout simplement jamais saisir ni re-présenter cet engagement subjectif sans le réifier. C’est en niant farouchement cela que l’idéologie cognitiviste déferlant aujourd’hui sur les sciences humaines renouvelle le projet funeste d’une science du langage stalinienne (ou "marrienne"22), ou d’une efficience linguistique hitlérienne, dont on sait qu'il n'a jamais produit au mieux que des "langues de bois".
On retrouve ainsi à profusion dans le néo-skinnerisme appliqué aux faits de langue, des termes curieusement proches de ceux de la rationalité carcérale appliqués à la chair ennemie : « traitement fonctionnel», «fonctions supérieures», « sélection et filtrage », « convoyage », « homme-machine », « grille de lecture », « monde propre », « éléments non pertinents », « objet-cible »,« fin de parcours » ; sans parler de l’évidente affinité d’un tel lexique avec la passion « ergonomiste » de la mise au travail généralisée.

En ce sens, toute la tragédie de « l‘espèce humaine » (qui est aussi le titre d’un terrible et magnifique livre de Robert Antelme sur la survie dans les camps de concentration) se trouve résumée dans l’aventure même d’un langage nécessairement centré par la question –constamment déplacée et pratiquement insoluble- de l’appartenance et de l’exclusion, de l'adhésion et de la trahison.
Pour résumer, dans le jeu du langage humain (à entendre toujours comme une entrée en dramaturgie), chaque interlocuteur appelle instamment l’autre –au nom de l’Autre collectif- à jouer un rôle, et cela à partir d’un autre rôle, chacun étant repéré par des signifiants distincts, faisant entre eux système de distinction.

Cette situation-princeps (qui peut contenir d’emblée de nombreux interlocuteurs, et toutes les configurations d’appel et de réponses possibles) implique ainsi l’assemblage d’au moins cinq éléments de base, peut-être indissociables :

Un désir intense de participer au jeu de parole, ou au moins, à l’écouter en s’y impliquant (envers d’une peur panique d’être isolé et rejeté, ou d'une volonté de résistance héroïque).

Un engagement de soi, un abandon du sujet de la parole dans le jeu collectif de discours, tel que la vérité de cet engagement « performatif » est toujours plus importante par l’interlocution que dans les contenus de la parole (toujours en partie imaginaires, puisqu’ils n’incluent jamais une représentation valide de cet engagement dans le langage).

Une représentation par les parleurs de la scène commune où ces parleurs s’inscrivent réciproquement comme personnages, et du drame qu’ils jouent tous « ensemble ».

Une compétence politique à la prise de parole pertinente dans cette scène et ce drame par chacun (capacité à tenir des discours et des contre-discours appropriés).

Une compétence politique à interpréter la distance entre la scène, le drame et la réalité non transposée symboliquement “dénotée” par ce régime de fiction (les choses ne sont pas les mots, et tel individu vivant soutenant une parole n’est pas le “je” qui est censé l’incarner dans son discours).
C’est en considérant attentivement tous ces caractères du langage que nous pouvons maintenant nous demander : qu’est-ce qui a bien pu nous inciter à entrer en parole et à envelopper peu à peu celle-ci de langage au sens structural du terme ? A flirter avec le symbolique avant même de constituer celui-ci ? Qu’est-ce qui a bien pu nous pousser à sortir de notre déjà fort grande -bien que muette- singesse humaine pour nous précipiter dans cet étrange et difficile engagement « tous ensemble » dans la production imaginaire, consistant au point de finir par créer la réalité même du collectif ?

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