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3. Les mots de gens avant les mots de chosesVoici, par exemple, un aspect essentiel dont nous supposons qu’il caractérise le langage humain, quels que soient par ailleurs ses aspects phonologiques : ce langage sert d’abord des individus se changeant réciproquement en parleurs. Ce ne sont plus seulement des individus biologiques, mais des porteurs de rôles équivalents et réversibles : ils deviennent quelqu’un qui parle à un autre. Le point de vue pour le moment le plus proche de cette optique dans les études du symbolisme chez les primates est celui de Sue Savage-Rumbaugh9. Elle considère d’abord le langage dans sa fonction d’influence interindividuelle avant de prendre en compte son côté instrumental ou objectal. Ainsi, en situation expérimentale, les chimpanzés à qui l’on a appris un langage d’origine humaine ne l’utilisent guère pour décrire des procédés techniques, mais surtout pour des demandes ou des offres, ou des qualifications des personnes, et enfin pour exprimer des sentiments de plaisir ou de frustration, de colère ou de reconnaissance. On peut penser qu’ils empruntent assez spontanément cette tendance aux Hommes dont ils sont les hôtes, et peut-être de façon similaire aux enfants humains, même si cette valeur profonde des paroles mutuellement adressées se « cache » parfois derrière les disciplines de l’objectivité : "dire" une chose qui n'est pas là, par exemple; ressentir des sentiments (amitié, sens du devoir) à propos d'êtres dont le destin vous serait "normalement" indifférent… On peut aller plus loin et faire découler la description des choses, et plus exactement la discrimination progressive des noms de choses et de mouvements (la fameuse distinction kantienne de l’étendue et du mouvement, ces soi-disant “jugements transcendantaux”) d’un processus s’originant dans la fixation des groupes d’appartenance et de leur envers subjectif, les sujets appartenant, ceux qui ne trouvent leur propre reconnaissance par autrui que dans leur statut de participants. Il est en effet plus que probable que dans un premier temps d’extension du mot, il n’existe pas de chose au sens matériel, mais seulement des entités imaginaires par lesquelles on tente de concrétiser le collectif, ses parties, ses relations internes, voire les états qui s’y manifestent, provoquant des situations appelant à l’invocation de paix ou de conflit. La saisie totémique du réel, vivant ou inerte, parle de l’homme comme être dans le monde (à travers les registres d’animaux identificatoires, de plantes ou de sites sacrés, de matières spéciales, de rites répétés, etc.), mais inversement, ce monde n’existe que comme partie-prenante de la communication humaine, ou plus précisément de l’appel réciproque à l’engagement social. Cet appel au collectif est toujours lancé par des individus (même dans la danse ou la transe ensemble) à l’adresse d'autres : ceux qui restent à convaincre de se rallier ou de se fondre, bref de s’identifier. On peut ainsi interpréter l’absence d’animaux chassés ou domestiqués dans certaines fresques rupestres mettant en scène au contraire d’autres espèces (plus prestigieuses ?) comme un indicateur, dans le domaine de la transcription picturale, d’une sélection favorisant les traits identificatoires plutôt qu’instrumentaux dans la représentation. Idem, pour le très archaïque accollement d’un corps humain et d’une tête animale (oiseau, cervidé, etc.) qui indique une tendance chamanique immémoriale à associer à l’homme une animalité l’inspirant spirituellement dans son statut et son prestige social. De même encore, la présence d’objets accompagnant le mort dans l’inhumation peut-elle être interprétée comme un équivalent de “l’adjectif” (ce qui est ajouté, ce qui va avec le “jectus”, le “nommé”) : l’ensemble des attributs d’un statut, plutôt qu’une instrumentation. La préférence pour l’origine juridique et sociale du langage humain est affichée par T. Deacon10, (à l’encontre du "technicisme" de P. Lieberman), mais sa conjecture demeure hautement naïve et arbitraire : il suppose en effet que la femme est la première à… donner publiquement sa parole devant l’autorité clanique qu’elle ne trompera pas son mari chasseur ! Le langage serait ainsi associé strictement à la monogamie. On se demande donc pourquoi les polygames actuels sont si bavards ! 11 Les manifestations impressionnantes de veille, de garde, de lamentation, de nettoyage et d’épouillement de cadavres décrits par C. et H .Boesch chez les Chimpanzés de Taï12, d’autres cas touchants de chagrins liés à un « deuil », rapportés par J. Goodall, montrent à tout le moins que, chez les primates, le proche qui vient de mourir n’est pas traité comme une chose, mais bien comme “quelqu’un” dont on se soucie, tout en se comportant différemment qu’avec un proche en état normal. Parions donc qu’il a existé par exemple un mot pour dire qui est une personne (ou un groupe) par rapport à moi, avant que de pouvoir désigner un outil. Ou bien de saisir son état affectif avant que de décrire son corps. Ou encore d’évoquer l’état de colère ou de guerre, ou pour le risque de destruction, de mort, bien avant que ne se dégagent des mots pour les armes, les instruments de la guerre ou de l’alimentation. Les mots pour dire ces derniers sont peut-être apparus comme “compléments” indirects ou circonstanciels, dans un style imprécatoire, poétique, invocatoire, soit pour montrer la puissance d'un groupe, soit pour souligner la gravité d’événements sociaux et subjectifs, ou affirmer la valeur d’un individu, le signe de son appartenance comme soldat, père, mère, cousin, etc... Ce n’est qu’une fois déployés sur ces modes (liés à la rhétorique des appels à la guerre ou à la paix, de la loyauté ou de la haine), que ces “objets” sont devenus tels, de plus en plus détachés de leur portée morale, et hallucinés comme morceaux de la réalité. Supposer au contraire que le nom d’un objet ait commencé par être celui que lui donne l’artisan qui le forge ou de l’agriculteur qui le fait fructifier est sans doute... mettre la charrue avant les bœufs ! Nous savons par ailleurs que chez les primates, la découverte d’un nouvel objet utile (une pierre de bonne taille, une branche bien adaptée), bienfaisant (l’effet sédatif de charbon de bois ou d’argiles alimentaires pour les chimpanzés), ou délicieux (le sel de mer sur les carottes chez des macaques) 13 etc.., ainsi que l’extension sociale de son usage par apprentissage, ne nécessite aucune parole ni aucune esquisse de signalement symbolique : cela fonctionne simplement par imitation directe et propagation de l’expérience pratique. En revanche l’ethnologie des “peuples primitifs” nous apprend de longue date que les nomenclatures très précises de plantes, d’animaux, de paysages, etc., sont toujours à considérer d’abord comme “des systèmes du monde”, des doubles des structures mythologiques, redoublant elles-mêmes les styles sociaux en vigueur14 et en premier lieu leur arbitraire symbolique soumis aux choix politiques en évolution ! Ce qui ne veut pas dire que leur usage sapiental-instrumental soit ignoré : bien plutôt celui-ci est-il lui-même interprété comme découlant d’un système de statuts toujours en conflit ou au moins en débat, en compétition entre mythes concurrents, et entraînant animaux et objets dans leur ronde conversationnelle infernale. Comment, par exemple, l’action de fabriquer, de transformer du “cru” en “cuit” est-elle considérée ? En général, et presque sans exceptions, elle est présentée comme subordonnée à une logique de médiation entre la vie et la mort, entre le naturel et le spirituel... qui évoque très fortement l’action de symbolisation elle-même, au sens suggéré plus haut d’une “décision” de faire valoir comme idéal l’entité collective intermédiaire réglant en son sein l’opposition entre empathie (conviviale) et déduction (politico-militaire) 15.. L’artisan, par extension, n’est jamais la petite main qui produit en série des pointes de flèche, mais bien plutôt l’une des incarnations du créateur d’ordre culturel (du médiateur) à partir du “miracle” du mot dans son effet sur la réalité personnelle et sociale. Il est à noter que ce qui est vrai pour les langues, l’est peut-être aussi pour l’écriture, bien que plus tardive sous sa forme post-vocale. Ainsi du linéaire B transcrivant le grec primitif parlé par les Mycéniens : selon Isabelle Ozanne, les tablettes administratives qui en témoignent sont essentiellement emplies de « mots relatifs aux personnes. Beaucoup de noms propres, de titres d’autorité, de mots désignant différentes catégories de gens : prêtres, combattants, fonctionnaires, travailleurs ruraux ou artisanaux, serviteurs ou esclaves, tous les acteurs de la société sont présents. »16 On pourrait sans doute en dire autant de la plupart des textes très anciens, mésopotamiens, égyptiens, chinois. Certes, ce trait peut s’expliquer par la nature même des documents scripturaires, mais ceux-ci ne font-ils pas, en réalité, que préciser et figer la tendance de toute langue à situer, à hiérarchiser, à discriminer les humains entre eux ? Ce n’est que dans nos sociétés, classiques et modernes, de mépris du travail individuel saisi dans la marée sociétale, que les mots de l’artisan (sauf peut-être chez l’artiste, cette variante “noble”, et encore) se sont dégradés jusqu’à ne représenter que des faits ponctuels, neutres, “sans âme”, ou, au pire, des arabesques seulement décoratives. Il est donc absurde de vouloir faire partager aux Chimpanzés cet empirisme utilitariste, sous prétexte que nous sommes des “scientifiques”, alors qu’il est bien plus plausible de penser que, s’ils en venaient à leur tour à inventer spontanément un langage en société, ce serait davantage pour nommer les dignités du pouvoir (l’arbre déraciné par le mâle Alpha comme sceptre ?) que pour désigner leurs dix-huit façons de dévorer des fourmis à l’aide de pailles ou de brindilles ! 17 Parions que ces dernières se traduisent toutes par une seule et même expression de délice : slurp ! |
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![]() | ![]() | «tenetz» (vieux français) est l’étymologie la plus couramment admise; IL était employé au jeu de paume pour prévenir l’adversaire... |