L’invention du parlage








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14. Le langage, fabrique du sujet divisé



Le travail de lien entre affects et intelligence à l’intérieur même du porteur de symbole n’est pas facile. Fusionnant imaginairement en lui-même les niveaux de solidarité et d’amour, le tiers-agent, va migrer vers une position ambivalente, divisée. Celle-là même que la psychanalyse freudienne repérera comme le mouvement intérieur du « moi », piégé d’emblée entre l’évidence de ses sentiments –les émotions, diraient les cognitivistes), et le doute profond que suggère l’intellectualisation du monde par le symbole.

On pourrait dire, en ce sens, que la formation –collectivement étayée- d’une position de « moi » sous-tendant l’engagement dans le symbole d’alliance sociale attise littéralement la psychologie et ses problèmes chez le non-parlant.

Bien entendu, le primate est engagé depuis longtemps dans une fragilité psychique qui le distingue déjà des autres animaux. Telle la grande dépendance à la mère et ses pathologies connues99. L’exemple du Chimpanzé devenant phobique quand il se souvient de l’interdit de fraternisation montre à merveille l’effet de division intrasubjective qu’implique la catégorisation, même en l’absence de mots. On dira néanmoins que l’introduction du langage, par la nécessité logique qu’elle impose de constituer en chacun un sujet « médiateur » entre l’affect et l’intelligence politique, déplace et amplifie les pathologies psychiques du singe pré-humain. Elle les organise désormais sous le règne de la division subjective.

Il n’est pas inutile d’en étudier quelques incidences remarquables, car elles nous permettent de montrer comment l’espèce humaine n’est pas entrée en langage impunément. Elle en a payé un prix élevé, et peut-être à terme mortel.

Le premier effet du symbole associant l’ethnie à une série de sentiments forts qui ne lui sont pas spontanément associés (sans quoi le recours au symbole serait inutile) est bien de dissocier le sujet entre un sujet de l’intellect et un sujet de l’affect. L’individu se trouve d’emblée pris en sandwich entre sa propre représentation comme “être-là” de sentiments indubitables, et sa représentation comme sujet d’un “devoir” d’identification, toujours laborieux parce qu’incertain, et déduit plutôt qu’obvie. Il lui faut exercer sans cesse un travail d’autoconviction et de persuasion100 pour aboutir à l’effet de solidarité automatique d’un symbole collectif.

Encore une fois, la capacité très limitée d’intellection du symbolisme chez les cognitivistes (presque aussi limitée que chez leurs robots chéris), provient du fait qu’ils vouent un culte à la « pureté du raisonnement », opposée au « brouillage émotionnel » (là où leurs frères antagonistes, les religieux fondamentalistes, affirment la foi contre l'intellection, les deux faisant subir aux sujets réels de la condition humaine un écartèlement médiéval101). Ils ne se rendent donc pas compte que seule l’émotion apporte un effet de certitude confiante, alors que le raisonnement produit la mise en question de sa propre consistance. Ce n’est pas, contrairement à ce que croit le cognitiviste, un défaut de raisonnement qui divise le schizophrène, mais au contraire une absence de confiance émotionnelle qui le contraint à se perdre dans les confins –nécessairement inconsistants- de toute logique formelle.

A cette première division entre affect et pensée, que le « moi » travaille à pallier, s’en ajoute une seconde : celle, cette fois, interne à ce « moi », entre son incarnation dans une fonction médiatrice, et le sujet plus profond qui aménage cette médiation. Entre le personnage intellectuel du devoir (devant surmonter constamment son doute résiduel, éventuellement jusqu’au sacrifice), et le personnage sentimental (amené à partager, à différer et à étendre ce sentiment à des individus plus lointains et plus nombreux), s’insinue en même temps un personnage de médiateur et, du même coup, en arrière-plan, telle son ombre, celui-là même qui refoule l’impossibilité de cette médiation.
Reprenons pas à pas ce complexe mais inévitable processus :

-afin de “croire” que le symbole collectif me signale une solidarité aussi immédiate que celle de ma dyade maternelle, (et ne va pas du même coup m’embarrasser de doutes, sur la valeur de la métaphore « patriotique » -ou « matriotique »), je dois m’engager durablement dans un amour de l’idée, un idéalisme du collectif venant prendre la place de l’amour de mes proches102.

Ce faisant, je nie mes doutes, mes indifférences ou mes aversions et les refoule sur le plan d’une résistance nécessairement inconsciente, qui continuera cependant à se manifester, tout simplement parce que, dans la réalité, je ne puis jamais autant aimer (et être aimé d’) une entité abstraite que mes proches dans un lien de convivialité immédiate. Surtout quand, avec les primatologues, on reconnaît l’extraordinaire puissance des liens affectifs “primaires”, et notamment du lien mère-enfant, cela sur des décennies.

En ce sens, il n’existe pas de métaphore (de comparaison) entre appartenances familiale et ethnique) sans un refoulement fondateur qui fasse de son sujet un sujet « psychique », souffrant de ce psychisme même. Ce sujet de souffrance et de refoulement n’est qu’une autre facette du pur sujet de la métaphore, « le performateur » engagé en toute liberté dans l’acte de parler, cette liberté même étant presque indicible à avouer, tant elle s’oppose à la croyance efficace dans les personnages convenus que, pourtant, elle fait exister de toutes pièces.
Ouvrons une parenthèse : trois de ces facettes du sujet (de l’affect, du devoir, de la croyance efficiente en la médiation) ne nous rappellent-elles pas la topique freudienne du çà, du surmoi et du moi ? Mais est-ce un hasard, ou un effet de pré-construction de notre problématique ? Ni l’un ni l’autre. Il est possible que le père… de la psychanalyse ait simplement retrouvé, en tentant de se mettre “à la place de l’enfant humain”, l’inévitable effet diviseur et « inconscientogène » du langage sur tout individu s’y soumettant.

Cela dit, n’oublions jamais que le langage implique aussi une quatrième instance fondamentale, porteuse de tout le reste (et dont la reconnaissance doit beaucoup à l’apport lacanien) : celle d’un sujet de l’inconscient de ce langage, et qui, tout en étant impliqué par ce dernier comme une "place" possible et même nécessaire, est absolument indéfinissable par avance, car son "être" dépend de la convention conversationnelle finalement efficiente. Ce sujet virtuel, mais jamais encore complètement assujetti avant qu'un système de langue et de conversation ne se referme sur les locuteurs, n'est ni le réel (du çà), ni le symbolique (du surmoi), ni l'imaginaire (du moi), mais quelque chose qui est prescrit plutôt comme un trou, une absence de signifiant, forçant le vivant à y prendre forme.

C'est au fond le seul « vrai » sujet, véridique « assujetti » à la loi de culture rapprochant l’intime et le vaste collectif, qui soutient politiquement toute la scénographie des oppositions et de leur médiation, sans jamais y apparaître, ni en personne ni en personnage, sous peine d’y disparaître immédiatement.

En effet, si nous étions conscients d’avoir accepté de parler seulement pour lier en nous deux extrêmes impossibles à réconcilier, pour le seul bien de notre société, nous ne pourrions pas vivre de l’intime conviction que nous sommes … nous-mêmes. Les trois personnages freudiens classiques (moi, surmoi, çà) ou leurs variantes lacaniennes (imaginaire, symbolique, réel) se retrouvent dès lors quelque peu décalés, voire bousculés par cette encombrante absence, par ce « nemo » rusé de la politique langagière du primate. Leur trilogie devient une surface auquel il manque le volume : le moi, en particulier, se trouve déplacé vers son propre idéal d’ambassadeur, ou d’organe de synthèse imaginaire. Il s’éloigne d’autant plus de la « réalité » qu’il se révèle du même coup appartenir à la « profession » de médiateur, au groupe confraternel dont Freud avait fait l’essence sociale du lien de masse. Le moi s’y trouvera contraint, forcé, voire écrasé, mais ce sera là sa réalité identitaire normale, et non l’exception.

Si la polarité affective, associée au « çà », à l’amour et à la mère, -imaginaire par excellence- demeure un roc stable, en revanche le pôle identitaire, présumé paternel et « surmoïque » se voit retirer la véritable fonction du devoir. Il devient aussi imaginaire que les autres, tout aussi plongé dans la jouissance, mais dans celle du calcul lui-même, dans la fabrication sans trêve du sens temporel par opérations intellectuelles complexes103, au sens finalement agressif et rusé quant au monde extérieur.

En revanche, ce qui se manifeste discrètement, c’est le fameux « sujet de l’énonciation », unique sujet psychique réel, n’existant que sous une forme totalement refoulée sous l’énoncé, parce que je ne peux -strictement à la fois- affirmer ce que je dis, et rappeler que je suis libre d’affirmer le contraire.
Refermons cette parenthèse psychanalytique, en nous souvenant au moins d’un point : il n’est guère possible de penser sérieusement l’origine du langage parlé sans supposer un sujet de l’engagement "parolier" à jamais irréductible aux ingrédients de la métaphore qu’il produit. S’il faut, pour qu’elle fonctionne, inventer une phrase (un récit, une mise en scène, etc.) telle : « le groupe fraternel étant à l’ethnie ce que la dyade maternelle est au groupe fraternel, donc le groupe fraternel est la mère de l’ethnie… », il faut aussi que le sujet qui l’énonce ne soit jamais confondu ni avec l’ethnie (pôle paternel), ni avec le groupe fraternel (fonction médiatrice moïque), ni avec la dyade maternelle. Et de fait, seul ce sujet –à la fois psychique et politique, et le premier parce qu'il y a le second- sera capable de se porter aux trois points et d’en faire jouer les articulations. Seul, il sera le véritable sujet de la métaphore instituant le collectif dans les mots.

Un tel constat de la division du sujet nécessaire au langage parlé nous oblige à nous demander si toute culture humaine n’est pas d’emblée marquée -et cela en propre- par les pathologies immédiatement et universellement consécutives de la soumission stratégique de chaque vivant au “mot” (catégorie, abstraction, entification..).

Comment, dès-lors, en tenir compte dans une théorie de l’évolution culturelle ? Il serait trop facile de retomber sur une sorte de « péché originel » lié au langage, après avoir tempêté contre tous les créationnismes implicites associés au thème du langage comme propre de l’homme.
Mais nous sommes obligés de constater que, moins encore que toute autre invention de la nature, la culture parolière a pu s’imposer comme « allant de soi », par des adaptations purement positives. Si elle est née de la guerre contre l’autre, comme unique source suffisamment contraignante pour « les siens », elle semble aussi s’accompagner d’une guerre intérieure, d’une lutte déclenchée à l’intérieur du sujet pour triompher de l’opération métaphorique nécessaire. Encore savons-nous déjà que ce dernier n’y réussira jamais complètement ni dans la souffrance résiduelle qu’il refoulera, ni dans la consistance logique même de l’opération métaphorique.

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