LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE — LITTÉRATURE RUSSE —
Nikolaï Gogol
(Гоголь Николай Васильевич)
1809 – 1852
LES AVENTURES DE TCHITCHIKOV
OU
LES ÂMES MORTES
POÈME
(Похождения Чичикова, или Мёртвые души)
1842
Traduction d’Henri Mongault, Paris, Bossard, 1925. TABLE
INTRODUCTION — GOGOL ET LA COMPOSITION DES « ÂMES MORTES » 4
PREMIÈRE PARTIE 79
I 79
II 98
III 126
IV 155
V 190
VI 219
VII 251
VIII 281
IX 311
X 340
XI 370
NOTES 417
RÉFLEXIONS DE L’AUTEUR 420
AU LECTEUR DE CETTE ŒUVRE 423
QUATRE LETTRES 428
I 428
II 431
III 436
IV 444
SECONDE PARTIE 447
PREMIER FRAGMENT 447
I 447
II 489
III 503
IV 552
SECOND FRAGMENT 578
À
L. M.
QUI ME DONNA LE GOÛT
DES LETTRES RUSSES
JE DÉDIE
CE PÂLE REFLET
D’UN BEAU LUMINAIRE
H. M.
INTRODUCTION — GOGOL ET LA COMPOSITION DES « ÂMES MORTES »
Et delebitur foedus vestrum cum morte,
et pactum vestrum cum inferno non stabit.
ISAÏE, XXVIII, 18. En 1829, un certain V. Alov, jeune homme de vingt ans, arrivé depuis peu de Petite Russie à Saint-Pétersbourg pour y tenter fortune, publie un poème romantique intitulé Hans Kuchelgarten, où d’indéniables impressions personnelles se mêlent à des réminiscences de la Louise de Voss. Mécontent des critiques acerbes qui saluent cet ouvrage, l’auteur reprend aux libraires tous les exemplaires qu’il peut trouver, et les brûle jusqu’au dernier. Peu de temps après, il s’évade : ayant reçu de sa mère une certaine somme destinée à purger une hypothèque, il préfère l’employer à une fugue de trois mois en Allemagne.
En 1852, à Moscou, par une nuit d’hiver, un grand artiste, encore dans la force de l’âge et du talent, mais rongé par un mystérieux malaise physique et moral, brûle pour la seconde fois, l’œuvre qui constitue depuis de longues années sa raison de vivre. Dix jours après, il s’évade : mais cette fois c’est la mort qui le libère.
L’obscur débutant et l’illustre écrivain ne sont en effet qu’un même personnage : Nicolas Gogol. Inaugurée par un geste de dépit vaniteux, sa carrière s’achève par un acte d’humilité. Deux grandes périodes la marquent. Cinq à six ans de production intense, de succès, d’enthousiasme : c’est ce qu’on est convenu d’appeler la période pétersbourgeoise. Dix-sept ans de pérégrinations, de souffrances, de doutes croissants, et aussi de labeur acharné sur une grande œuvre, qui doit à la fin assurer sa gloire, réformer ses contemporains, et lui valoir le salut éternel. Finalement ce dernier souci prime les autres, et l’œuvre elle-même lui est, en partie, sacrifiée.
C’est cette dernière période que nous nous proposons de retracer ici, retenant seulement de la première les points qui importent à la biographie morale de l’auteur des Âmes Mortes. Nikolaï Vassiliévitch Gogol-Ianovski est né le 19 mars 1809, au domaine de Vassilievka, près de Sorotchintsy, district de Mirgorod, province de Poltava. Il appartenait à une famille de petits propriétaires ruraux, attachés aux mœurs patriarcales que toute sa vie il affectionnera. Son père, qui avait l’humeur gaie et se piquait de littérature, composait des comédies légères pour le théâtre d’amateurs de son riche voisin et parent éloigné, D. P. Trostchinski, haut dignitaire sous Catherine, Paul et Alexandre. L’ancien ministre faisait figure de mécène ; les fêtes qu’il donnait dans sa splendide résidence de Kibentsy semblent avoir vivement impressionné le jeune Gogol : on en retrouve l’écho dans les Âmes Mortes.
À son père, mort trop tôt (1825) pour avoir exercé sur lui une profonde influence, Gogol doit sans doute son humour et son précoce penchant pour les lettres. Mais l’emprise de sa mère apparaît plus puissante : femme simple et bonne, elle choie par trop son premier-né et fait de lui l’enfant gâté qu’il restera toute sa vie ; femme pieuse, elle développe en lui le sentiment religieux, qui finira par régner en maître dans son esprit comme dans son cœur.
En 1821, grâce à la protection de Trostchinski, il entre comme pensionnaire au collège de Niéjine, petite ville de la province de Tchernigov, où les libéralités posthumes d’un autre parvenu petit-russien, le prince A. Bezborodko, avaient créé un établissement d’enseignement appelé à devenir, sous le titre (rare en Russie) de lycée, une sorte d’université. Pour le moment, ce n’était encore qu’un modeste gymnase. Gogol y resta jusqu’en 1828 ; on trouve aussi dans les Âmes Mortes des réminiscences de ce temps de pensionnat : farces d’écoliers, retours à la maison paternelle, joyeuses vacances. Élève médiocre, plus qu’à la salle d’études il se montre assidu à la salle de spectacle : il monte des pièces, griffonne des scénarios, se révèle acteur accompli ; plus tard il lira ses pièces avec un brio resté légendaire. L’histoire cependant l’attire et lui fournit matière à des essais de romans. Tentative abandonnée ; mais, dès 1827, il mène à bien l’idylle de Hans Kuchelgarten, qu’en décembre 1828 il emporte avec lui à Saint-Pétersbourg.
Il emporte aussi de grandes ambitions. Esprit ouvert mais inquiet, nature riche mais soupçonneuse, tempérament tout à tour narquois et mélancolique, il se devine très tôt un être à part et prend de lui une haute opinion. Sous l’influence du naturel méridional, cette confiance en soi affecte parfois l’aspect d’une jactance désagréable, pour céder bientôt la place à une humilité presque outrée. Caractère plein de contradictions, en fait. Pourtant Gogol sent bouillonner en lui une immense énergie, et brûle de l’employer au service de son pays. Ce besoin de servir sera le leit-motiv de son existence. Il hésitera un certain temps sur la meilleure manière de le satisfaire ; à Niéjine, il se jugeait apte à devenir un fonctionnaire modèle ; mais arrivé à Pétersbourg, il se voit déjà grand poète.
L’insuccès de son idylle le fit réfléchir. — Tout d’ailleurs n’y est pas à dédaigner ; on peut y glaner quelques beaux vers, notamment sur la Grèce, et l’auteur a prêté à son héros un de ses traits dominants : l’impossibilité de tenir en place. — L’escapade qui s’en suivit acheva de l’assagir : il entra en 1830 au ministère des Apanages. Il s’aperçoit vite qu’il a fait fausse route et obtient, en 1831, une chaire d’histoire à l’ « Institut patriotique des jeunes filles ». Du coup, il se croit l’étoffe d’un grand historien, médite d’écrire l’histoire de son Oukraïne natale. La pédagogie ne devait pas mieux lui réussir que le fonctionnarisme. Chargé, en 1834, du cours d’histoire du moyen âge, à l’Université de Pétersbourg, il abandonne sa chaire au bout d’un an. Entre temps il a trouvé sa vraie voie en revenant à la littérature. Tout d’abord il s’abandonne à cette passion avec une certaine insouciance ; puis, peu à peu, il se convainc que c’est là sa mission en ce monde ; alors il s’y consacre comme à un sacerdoce.
En 1831, il s’est lié avec le critique Pletniov1, qui le met en relations avec les poètes Joukovski2 et Pouchkine ; celui-ci exercera sur lui une forte influence et lui fera vraiment prendre conscience de son talent. Tous deux l’introduisirent chez madame Smirnov3, très grande dame, protectrice attitrée des écrivains, qui lui rendra plus d’un service et ne sera pas la dernière à le pousser dans la voie mystique. Un temps viendra d’ailleurs où, envers cette nymphe Égérie, le nouveau converti se donnera des airs de directeur de conscience.
Cette même année, il publie, sous le pseudonyme de Roudy Panko, éleveur d’abeilles, la première partie des Soirées au Hameau près de Dikanka. La seconde partie paraît l’année suivante. Dans ces récits romantiques — pour lesquels Gogol utilise des souvenirs d’enfance, les papiers de son père et le folklore petit-russien — le fantastique à la Tieck s’entremêle à des scènes de mœurs populaires. L’œuvre plut au public et trouva grâce devant la critique ; on n’en vit guère d’ailleurs que le côté gai, sans en remarquer la mélancolie latente. En réalité — et c’est un point sur lequel on ne nous paraît pas avoir encore suffisamment insisté — Gogol est déjà presque tout entier en puissance dans cette œuvre de jeunesse. Observation et fantaisie, lyrisme et réalisme lutteront toujours en lui, se cédant le pas à tour de rôle. Évidemment le romantisme est ici la note dominante : en saurait-il être autrement en 1830 ? Au reste les deux nouvelles purement fantastiques : La Veillée de la Saint-Jean, Horrible Vengeance, sont de beaucoup les plus faibles. Les meilleures, au contraire, nous paraissent celles où le surnaturel sert de repoussoir à des descriptions de mœurs villageoises, colorées et minutieuses comme un tableau de Breughel ou de Teniers : La Foire de Sorotchintsy, La Nuit de Mai, La Nuit de Noël. Et déjà telle autre nouvelle : Ivan Fiodorovitch Chponka et sa tante est traitée dans la note humoristico-réaliste en qui se fondront finalement les deux courants.
Bien plus, Gogol est en possession des deux procédés qui caractérisent sa manière : le style objectif, procédant par petites touches accumulées (par exemple, la description d’un jour d’hiver dans La Veillée de la Saint-Jean, et dans Ivan Fiodorovitch Chponka, l’accueil des chiens qui sera repris et développé dans les Âmes Mortes) ; le style subjectif, se manifestant par des couplets lyriques (car les fameuses descriptions d’un jour d’été dans La Foire de Sorotchintsy, du Dniepr dans Horrible Vengeance et de la nuit d’Oukraïne dans La Nuit de Mai ne sont pas autre chose), ou par des retours sur soi-même, des méditations telles que celle-ci, qui termine La Foire de Sorotchintsy et ne serait nullement déplacée dans les Âmes Mortes. « Le tonnerre, les chants, les rires allaient s’affaiblissant. L’archet se mourait, exhalant dans le vide de l’air des sons imprécis. On entendit encore un piétinement, quelque chose de semblable au grondement de la mer lointaine ; et bientôt tout se tut.
« N’est-ce point ainsi que s’envole loin de nous la joie, belle et volage visiteuse, et qu’en vain une voix isolée pense exprimer la gaieté ! Dans son propre écho, elle perçoit avec épouvante une note de tristesse et de solitude. N’est-ce point ainsi que se dispersent l’un après l’autre les folâtres amis d’une libre et turbulente jeunesse, abandonnant leur vieux compagnon à son triste sort ? Un lourd chagrin envahit le cœur de l’infortuné, et rien ne saurait le consoler ». N’est-ce pas pour de semblables couplets que Pouchkine appelait Gogol un grand mélancolique ?
On objectera sans doute le merveilleux dont ces récits sont pleins : Gogol, dira-t-on, a fini par s’en débarrasser complètement. Est-ce bien sûr ? Élevé par une mère superstitieuse, superstitieux dès l’enfance, Gogol a toujours admis l’influence des forces surnaturelles ; mais la diablerie oukraïnienne — ondines, sorciers, diablotins — cédera tôt place dans son esprit au maître des choses secrètes, à Satan en personne. Il croira à l’existence physique du Démon ; il luttera longtemps avec lui ; il le vaincra à l’heure suprême.
Durant l’été de 1832, il entreprend un voyage au pays natal. Passant par Moscou, il s’y lie avec plusieurs notoriétés moscovites plus ou moins slavophiles : l’historien Pogodine4, dont les nouvelles, œuvres de jeunesse recueillies en volume cette année même, ont peut-être eu quelque influence sur les Soirées ; l’auteur dramatique Zagoskine5, dont le premier roman historique Iouri Miloslavski (1827-1830) vient d’avoir un succès prodigieux ; Serge Aksakov6 qui, jusqu’alors partisan du pseudo-classicisme, écrira dans son âge mûr, sous l’influence de Gogol, des récits délicieux de naturel et de bonhomie, telle sa fameuse Chronique de famille ; le grand acteur M. J. Chtchepkine7 enfin. Tous ces gens admirent fort les us d’autrefois et confirmeront en Gogol un goût inné pour les mœurs patriarcales.
L’automne de cette même année, Gogol revient à ses premières amours, le théâtre. Il commence une comédie, La Croix de Saint-Vladimir, qu’il abandonne bientôt, effrayé par la hardiesse du sujet ; plus tard pourtant, il en terminera certains fragments : La Matinée d’un homme d’affaires (en 1837), Le Procès et L’Office (en 1839-1840). Par contre, il mène de pair nouvelles et travaux historiques. Ce labeur acharné lui permet de publier en 1835 deux recueils : Mirgorod et Arabesques.
Dans les Arabesques, trois nouvelles : Le Portrait, L’Avenue de la Neva, Journal d’un fou côtoient deux autres genres. D’une part, des essais historiques, plus brillants qu’originaux (on ne s’étonnera pas que Gogol adore le moyen âge, qu’il veuille faire de l’histoire et aussi de la géographie des sciences vivantes), mais dont le style imagé, poétique, fait parfois songer à Augustin Thierry et à Michelet, qu’il a d’ailleurs pratiqués. D’autre part, des articles critiques, très intéressants pour la conception que leur auteur se fait de l’art. Cette conception est développée dans Le Portrait. Bien qu’on y ait relevé des souvenirs de Tieck, de Hoffmann et même de Maturin, bien que le merveilleux s’y adapte plus mal à la réalité que dans tout autre récit de Gogol, cette nouvelle n’en est pas moins capitale pour sa biographie morale. De plus en plus s’affirme chez lui l’idée de la mission religieuse de l’art. Et, comme corollaire, une autre idée se glisse, ver rongeur, en son esprit : peindre la vie dans sa réalité parfois hideuse ne serait-il point un péché ? À cette époque, art et religion semblent déjà se confondre dans l’esprit de Gogol, ainsi qu’en témoigne ce fragment écrit à la veille de 1834. 1834 Minute solennelle, autour de laquelle viennent se confondre des sentiments divers ! Non, ce n’est pas un rêve. C’est la limite fatale, inéluctable, entre le souvenir et l’espérance... Le souvenir n’est plus là ; déjà il s’envole, déjà l’espérance l’emporte. Mon passé bruit à mes pieds ; au-dessus de moi luit, à travers un brouillard, l’avenir non dévoilé. Je t’implore, vie de mon âme, mon ange gardien, mon génie ! Oh ! ne te dérobe pas à ma vue ! Veille sur moi à cette minute ; ne me quitte pas durant cette année, au début si attrayant pour moi. Quel seras-tu, mon avenir ? Brillant, vaste, me réservant de nobles exploits, ou bien... ? Oh ! sois brillant ! sois actif, voué au travail et au calme ! Pourquoi te tiens-tu ainsi devant moi, année 1834 ? Sois aussi mon ange gardien. Si la paresse et l’insensibilité osent, ne fût-ce que momentanément, m’envahir — oh ! réveille-moi alors ; ne les laisse pas s’emparer de moi ! Que tes chiffres éloquents, telle une montre infatigable, telle la conscience, se dressent devant moi, afin que chacun d’eux résonne à mon oreille plus fort que le tocsin ! afin que, comme une pile galvanique, chacun produise une commotion profonde dans tout mon être !
« Mystérieux et énigmatique 1834 ! Où te signalerai-je par de grands travaux ? Parmi cette agglomération de maisons entassées les unes sur les autres, ces rues bruyantes, ce flot de mercantilisme, cet amas difforme de modes, de parades, de fonctionnaires, d’étranges nuits septentrionales, de clinquant, de terne vulgarité ? Dans mon vieux et superbe Kiev, couronné de jardins pleins de fruits, sous le merveilleux ciel du Midi aux nuits enivrantes, parmi ses hauteurs harmonieusement escarpées, parsemées de buissons, et dont mon Dniepr aux flots purs et rapides baigne les pieds ? Sera-ce là-bas ? Oh !... Je ne sais comment t’appeler, mon génie ! Toi qui, dès le berceau, planais autour de moi avec tes chants mélodieux, suscitant des pensées merveilleuses, inexpliquées encore, vastes et enivrantes, caressant mes rêves ! Oh ! accorde-moi un regard ! Abaisse jusqu’à moi tes yeux célestes !
Me voici à tes genoux. Oh, ne me quitte pas ! Reste sur la terre avec moi, ne fût-ce que deux heures par jour, comme mon frère sublime ! J’accomplirai... J’accomplirai... La vie bouillonne en moi. Mes travaux seront inspirés. Une divinité inaccessible à la terre les dirigera. J’accomplirai !... Oh ! embrasse-moi, bénis-moi !... L’idée de l’au delà le hante. Les lettres de cette époque nous révèlent qu’il voit le doigt de Dieu dans tous les détails de son existence. Dans l’une d’elles — retenons ce trait — il remercie sa mère d’avoir fait naître en lui le sentiment religieux, par la peinture du Jugement dernier. « Une fois, dans mon enfance, je vous interrogeai sur le Jugement dernier ; et vous me racontâtes d’une façon si touchante les félicités qu’attendent les justes, vous me dépeignîtes sous des couleurs si effrayantes les tourments éternels des réprouvés, que ce récit bouleversa toute ma sensibilité, et engendra par la suite en moi les plus hautes pensées ».
Notons en passant que sa vision de l’histoire est fortement teintée de religiosité ; témoin le fort beau poème en prose qui ouvre la seconde partie des Arabesques : La Vie.
Les autres nouvelles du recueil : L’Avenue de la Neva et le Journal d’un fou, marquent un effort de plus vers le réalisme, tout en développant un thème cher aux romantiques et déjà effleuré dans Le Portrait. Il s’agit du désaccord entre la vie et le rêve, entre la poésie et la réalité ; du sort tragique réservé à l’artiste qui ne veut pas se résigner. En opposant dans L’Avenue de la Neva, le rêveur Piskarov à l’insouciant Piragov, en les faisant partir d’un même point de la célèbre avenue pour subir, l’un une tragique, l’autre une grotesque aventure, Gogol (qui avouera plus tard avoir donné à ses héros beaucoup de lui-même), ne veut-il pas voir s’agiter sous ses yeux les deux hommes qu’il sent alors en lui ? L’un qui prend plaisir à étaler la bassesse et la turpitude humaine ; l’autre qui médite de tirer de cette vulgarité un enseignement, de mener par l’art le prochain et soi-même à une réforme morale ?
On trouve aussi, dans les Arabesques, deux extraits de romans historiques, ni meilleurs ni pires que d’autres fragments de ce genre retrouvés plus tard dans les papiers de l’auteur. Ces tentatives avortées témoignent d’un profond désir de ressusciter le passé de la Petite Russie. Le but sera atteint dans Mirgorod, le premier chef-d’œuvre de Gogol. Toute l’Oukraïne, sa légende (Viï), ses fastes (Tarass Boulba), son effacement (Propriétaires d’autrefois), son traintrain quotidien (La Brouille d’Ivan Ivanovitch et d’Ivan Nikiforovitch), vit dans ce livre où, suivant un balancement cher à Gogol avant qu’il le soit à Flaubert, les couleurs éclatantes alternent avec les nuances fanées. Celles-ci conviennent peut-être mieux au pinceau de l’auteur ; à la truculence de Tarass Boulba, au fantastique à panache de Viï, il est permis de préférer l’humour de La Brouille, la demi-teinte des Propriétaires d’autrefois. Ces deux nouvelles ne sont point indignes des Âmes Mortes ; certains traits de ces esquisses se retrouvent d’ailleurs reportés et amplifiés dans le grand tableau ; nous les signalerons.
Voici donc Gogol en pleine possession de son talent. Il donne d’un coup des modèles de quatre genres différents : le roman historique, le récit fantastique, la nouvelle humoristique, le tableau de genre ou plutôt le « poème d’ambiance ». Et de ce dernier — où tant de Russes, de Tourgueniev à Bounine, devaient par la suite exceller — il se pourrait bien qu’il fût, en Russie, le créateur. Pour les trois premiers, il suit une voie déjà frayée. On peut citer ses sources, dont la principale nous paraît être son compatriote Nariéjni |