télécharger 259.07 Kb.
|
la culture américaine tout entière fut dès l’abord fondatrice de formules: Edgar Poe fut sinon l’inventeur, du moins le premier génie des genres fantastique et policier. Au XXe siècle, cette tradition se retrouva dans les romans noirs de Raymond Chandler (1888-1959), qui datent pour la plupart des années 1940. En littérature, le même pays qui produisait des œuvres socialement critiques comme L’homme au complet gris (1955) de Sloane Wilson, dénonciation de la vie standardisée des Américains pourtant encore traumatisés par l’expérience du front, produisait parallèlement toute une littérature de best-sellers et des formules aussi standardisées que la "collection Harlequin"1. Autre exemple de cette richesse extrême, les vieux maîtres du behaviorisme2, extrêmement puissant à l'Université en ces temps de réflexion sur les similitudes entre totalitarisme et conditionnement par la consommation, s’échappaient parfois de leurs formules, comme Hemingway (1899-1961) lorsqu'il publia Le vieil homme et la mer en 1952. Autre exemple de porosité des styles et des messages, avec Farenheit 451 (1953) de Ray Bradbury (né en 1920) le roman fantastique se trouva investi par les thèmes de la protestation sociale. Au passage, cette expression des problèmes sociaux par le fantastique, tout comme les anticipations prophétiques de l'évolution sociale impliquant en creux une interprétation de la société présente, permettait la transfiguration de l’actualité en une expression universelle, c’est-à-dire non réduites à exprimer, à refléter le monde seul dans lequel l’œuvre avait été écrite. Cela peut sembler relativement banal, mais ce fut essentiel dans une Amérique où l’écrit était autant impliqué la réaction à l’actualité que dans une mission créative en matière de langage et de sens. Dans la même société coexistaient l'hermétisme esthétisant des Pisan Cantos (1948) d'Ezra Pound (1885-1972), et les romans engagés noirs comme Black Boy (1945) de Richard Wright (1908-1960) ou L’homme invisible (1952 — voyez au chapitre 4) de Ralph Ellison (1914-1994). En musique classique de même, les formules du jazz, empruntées par George Gershwin (1898-1937) dès 1923 dans Jazz Symphony, ou dans Porgy and Bess (1935), continuèrent à influencer des compositeurs comme Leonard Bernstein (1918-1990) dans West Side Story (1957). Ces influences des musiques populaires sur la musique classique s’étendirent jusqu’à englober la country music, comme dans Billy the Kid (1938) d’Aaron Copland (1900-1990), ou les musiques "communautaires" dans la Symphonie Jérémie (1944) et la Symphonie Kaddisch (1963) de Bernstein. Les années cinquante furent l’occasion pour les Américains de redécouvrir ld'autres musiciens classiques méconnus, comme le prouve la création en 1951 de Récréation de Charles Ives (1874-1954), alors que la partition date de 1909. Parallèlement à ces effets de miroir entre une culture "populaire" nationale et une culture devenue "classique", de laquelle ressortent également les expériences extrêmes de John Cage (1912-1992 — Paysage imaginaire pour oscillateur électrique, boîte de conserve et sonnerie date de 1938) que les premiers tubes de Frank Sinatra (1915-1998) accompagné d’un orchestre symphonique, on assista au développement d'un autre point de rencontre problématique entre ces deux types de culture: le pop-art des années 1960: Andy Warhol (1928-1987) et ses Marilyn ou ses boîtes de soupe Campbell, Roy Liechtenstein (1923-1997) et ses vignettes de mauvais comics reproduites sur la toile; tandis que les techniques de cadrage propres à la bande dessinée nfluencèrent durablement le cinéma, notamment celles de Milton Caniff. Il ne faut pas sous-estimer ces rapports techniques. Ainsi c’est la technique photographique du High Key qui distingue l'atmosphère lumineuse d’un film noir de celle de tout autre film en noir et blanc. Ainsi en 1937 le technicolor trichrome apporta la possibilité de faire des fresques historiques de véritables tableaux kitsch. En photographie, la tradition mi-réaliste qui remontait à Mathew Brady (à l'époque de la guerre de sécession) fit les beaux jours de Time Magazine d’Henri Luce (1898-1967), fondé en 1923, premier magazine américain par son influence à l’étranger comme à l’intérieur après 1945. L'importance de cette tradition photographique permet de comprendre le traumatisme que constitua la guerre du Vietnam dans le rapport des Américains à leurs médias. De même en peinture, la technique des collages et l’invasion de la toile par des éléments matériels, innovation de l’expressionnisme abstrait, fut pour beaucoup dans la création d'un style américain. Ces éléments stylistiques, au départ pure inventivité technique plutôt que prismes réfléchis d’un univers symbolique, constituèrent peu à peu les matrices de véritables genres. Cela rend largement compte de l’extraordinaire activité des arts plastiques de 1945 à 1960, par ailleurs profondément influencés par les surréalistes européens rencontrés et côtoyés dans les années de la guerre. Les figures dominantes de l'expressionnisme abstrait1 furent Jackson Pollock (1912-1956) et Marc Rothko (1903-1970), dont le Gethsemani date de 1945, et la Chapelle a été inaugurée en 1971. Jackson Pollock est également le plus important représentant de l'Action Painting: il "musicalisa" le tableau en en faisant non plus le support d’une représentation, "une fenêtre ouverte sur le monde", mais la trace des émotions qui traversaient le peintre lors de l'acte de peindre. L'un de ses grands suiveurs en ces matières fut Franz Klein, mort en 1962 et qui marqua la peinture par sa période "noir et blanc", de 1950 à 1955. Mais il y eut aussi une peinture primitiviste, une école minimaliste, une "abstration géométrique"; et puis toujours et encore le pop-art (ces deux dernières écoles, en réaction à l’expressionnisme abstrait). En sculpture, citons David Smith (1906-1965 — Agricola date de 1951-1952), les obsessions psychanalytiques de Louise Bourgeois (née française en 1911 — Femme enceinte date de 1947-1949; Janus, de 1968, rapproche un gant de boxe et un phallus); les compressions dites lyriques de John Chamberlain (né en 1927) – ainsi Coowazee (1960-1965). C) Les années 1960: "l'idéologie contre-attaque"?2 Dans les années 1950, comme souvent depuis et comme souvent avant, on avait proclamé la mort des idéologies: l’Amérique victorieuse de 1945 s'était construite sur la certitude que le libéralisme et l’individualisme qu’elle prônait n’étaient pas un fait de politique, mais de bon sens. Pourtant, on assista dans les années 1960 à un retour de l'idéologie. Ce n’est pas que la culture véhiculât, quoiqu’on ait pu en dire, une idéologie dominante, c’est qu’elle manquait à en rechercher une. Aux États-Unis depuis les années 1960, ce que la contestation attaque, ce n'est pas l’autorité mais une liberté vide de sens, cette vacuité étant elle-même censée avoir un sens — celui d'une aliénation. Ceux qui vont contre l’ordre établi sont précisément ceux qui veulent remettre de l’ordre. On assista donc à une offensive des discours abstraits et globalisants contre la richesse fourmillante du monde réel, contre l'anarchie culturelle américaine, contre l'absence des hiérarchies, contre l'extraordinaire variété des genres, des produits et des œuvres. Fort heureusement, ces discours ne firent que rajouter une couche au mille-feuilles américain… Certes il est indéniable que la coexistence dans un même univers culturel des médias publicitaires, des médias d’information et des médias artistiques formait une norme, mais ni plus ni moins que les modes adolescentes contribuent à en créer de nouvelles chaque année dans toutes les sociétés modernes. C’est la vision marxiste du monde, attachée à l’idée que le rapport dialectique à la matière fait l’homme, qui traite et, en quelque sorte, "institue" cette norme esthétique en norme sociopolitique. Le débat aux États-Unis était de savoir si les Américains étaient aliénés par ce en quoi, pourtant, ils semblaient devenir eux-mêmes; appauvris par leur immense richesse; décervelés par leur immense créativité artistique: ce qui faisait problème aux yeux des révolutionnaires de la culture, ce n’étaient pas l'ampleur des problèmes mais l’absence de problèmes. Vision du monde quelque peu paranoïque, mais, en un sens, typiquement américaine: dans une société où on est d’accord sur l’essentiel, la menace est toujours virtualisée — voilà pourquoi les névroses collectives américaines se traduisent si souvent par des crises de paranoïa. Toutefois, au passage, cette peur d’être téléguidés par des discours de propagande masqués en expression libre1 devait faire ouvrir les yeux aux Américains sur ce qui était vraiment ignoré et rejeté du consensus culturel, à savoir les minorités. Peut-être la "Révolution culturelle" des années 1960 a-t-elle essentiellement consisté à sortir d'un consensus consumériste appuyé sur la diversité des formules et des genres, pour parvenir à une culture définie à la fois dans sa diversité et dans sa cohérence. Le mal est toujours venu des universitaires; les États-Unis ne devaient pas échapper à la puissance occulte des maîtres de chaire. Le talent de l’universitaire consiste à métonymiser le monde, à s'emparer de la diversité des signes pour lui substituer le squelette d’une interrogation sur laquelle on puisse conclure en deux parties, trois mouvements et si possible dès la préface, tout en se défendant de pouvoir y répondre. En 1960, dans The Image2 l’universitaire Daniel Boostin reprochait aux médias de sélectionner les éléments les plus pauvres en signification et de réduire ainsi l’horizon de la société. Cette réflexion se doublait d’un travail assez remarquable d’étude de ce qu’il convient d’appeler la métonymie propre aux images, à savoir la réduction en signes d’un monde éminemment plus complexe que les signes. Le livre de Boostin représentait l’aboutissement d’une réflexion qui avait commencé dès 1950 avec celui de David Riesman: The Lonely Crowd, réflexion sur la capacité des médias à créer un conformisme et à aliéner les décisions libres de l'individu. Dans la lignée de L’origine du totalitarisme de Hannah Arendt (paru à partir de 1951), au cours des années 1950 un grand nombre d’intellectuels avaient réfléchi à la puissance incontrôlée des mass-médias (le terme apparut à peu près à cette époque) et sur la possible apparition d’un totalitarisme de fait. Ainsi en 1957, Vance Packard, dans The Hidden Persuasors, analysa la différence entre le premier degré de signification des journaux et des publicités, et le deuxième degré caché de la pensée civilisationnelle qu’ils véhiculaient. Ces Protocoles des Sages de Sion version Coca-Cola doivent être pris pour ce qu’ils sont: l’expression la plus conformiste, au fond, de l'obsession de débusquer les Martiens. Néanmoins, cette époque de malaise dans la massification produisit ce résultat assez passionnant (et sans précédent dans l’Histoire) d’une société entièrement analysée par le biais de son imagination et son imaginaire — car il était devenu impossible de réformer la pensée américaine sans d’abord s'attaquer à bouleverser les structures de représentation. Un bouleversement social (rêvé, annoncé, agi) débutait par un bouleversement sémiotique, et non pas politique. La Cité américaine a trois démons. Darwin, qui gauchit l’individualisme social en lutte amorale pour la survie — c'est le fondement de l'éthique américaine qui se trouve contesté. Marx, qui substitue à l'individualisme et à la liberté d’entreprendre la perspective d’une société homogène dans la pensée comme dans la condition matérielle de ses membres et dans le lien qu’elle institue à la matière — la société américaine, fondée sur la préférence de la liberté par rapport à l’égalité, sur l’idée que la seule homogénéité souhaitable réside dans le face à face de chacun et de son destin dans son travail, a été fascinée par Marx comme le pasteur mormon par la pornographie. Freud enfin, qui substitue aux représentations conscientes, volontaristes et fondatrices d’une société unie dans l’éthique et dans la cohésion une forêt de sombres symboles sexués que tout homme porte par-devers lui sans les porter au langage, mais qui sont toujours lisibles à travers la récurrence névrotique de ses comportements et de ses complexes — l'Amérique, qui craint plus que tout les envahisseurs masqués et cachés, ne peut avoir qu’appréhension à l’égard d’un homme qui prétend qu'un discours de Teddy (-Bear) Roosevelt pourrait révéler ses troubles rapports avec sa môman. On voit que les trois démons de l’Amérique ont tous maille à partir avec l’anthropologie — c’est l’occasion de rappeler qu'aux États-Unis les sciences humaines sont profondément marquées par cet horizon: définir l’homme par ses rapports avec les institutions sociales. Aux États-Unis, l’intellectualisme universitaire ressemble fortement à une tentative de décrypter le mystère de l’individualité, par ailleurs affirmée et exaltée. Au moins deux de ces démons ressurgirent dans les années 1960. Freud d’abord: aussi surprenant que cela puisse paraître, certains intellectuels américains envisagèrent sérieusement une réforme de la société à partir de la pensée psychanalytique. En 1959, Philip Rieff alla jusqu’à titrer Freud: the Mind of the Moralist un essai où il prônait la méthode d’introspection psychanalytique pour rendre des repères à la société, pour rassembler les individus. Toujours en 1959, Norman Brown réanalysa l’Histoire entière à partir de la pensée freudienne, dans Life against Death: the Psychological Meaning of History. L’importance extraordinaire conférée à Freud par cette génération illlustre la densité des réflexions alors en cours sur l’univers sémiotique, comme dans The Liberal Imagination de Lionel Trilling (1950). Les formes d’excitation hédoniste mises à part, on peut dire que le dénominateur commun de la contestation des années 1960 aux États-Unis fut d’agir sur les structures de perception par le langage. En 1972, la National Organisation for Women se dota d'un journal intitulé Ms: elle cherchait à imposer cette abréviation dans le but de ne pas discriminer la femme mariée ("Mrs") de la femme non mariée ("Miss"), discrimination considérée comme sexiste. En 1968, le linguiste Noam Chomski publia The Language and the Mind — en tentant de définir une grammaire universelle, il élaborait une théorie du lien entre pensée et langage où la langue n’est que le reflet, à travers quatre ou cinq structures fondamentales, de l’extrême créativité de l’esprit humain, créativité, plasticité, dynamique exaltées comme son essence et donc aussi présentées comme l’idéal culturel à atteindre. Mais l’auteur essentiel de cette période fut Herbert McLuhan (1911-1980): son Understanding Media (en français: La Galaxie Gutemberg) date de 1962. Cet ouvrage fondateur analysait les révolutions perceptives liées à l'essor des médias audiovisuels; il posait le problème du lien des modes d’expression à l’expression elle-même — ouvrant la voie, entre autres, à des années de diabolisation de la télévision dans la gauche américaine1. Cependant la linguistique universitaire et les domaines à elle liés ne furent pas les seuls aires où s'étendirent les rets d’une imagination qu’il fallait déchaîner pour mettre en échec l’aliénation médiatique. D'aucuns eurent recours à la |
![]() | ![]() | «dangereuse»; les enseignant travaillant en lien avec les entreprises ont une représentation bien plus positive. Réseau National... | |
![]() | «indien» solidaire face aux agressions est par définition plus récente — en réalité, elle date essentiellement des indigénismes du... | ![]() | |
![]() | ![]() | Postliminaire '. La phase liminal est quand les choses ne sont pas comme ils sont dans le monde ordinaire: les rôles peuvent être... | |
![]() | «Les constellations sont formées d’étoiles qui sont réellement à proximité les unes des autres.» | ![]() | |
![]() | «une nouvelle réalité – celle des communaux collaboratifs». Ce réveil ne risque-t-il pas d'être difficile pour les entreprises ? | ![]() | «emotional abuse» sont très mal connues du grand public, surtout si elles ne sont pas associées à d’autres types de maltraitances,... |