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is may not be). "Le seul moyen certain que les nations puissent avoir pour satisfaire leur curiosité sur leur première origine est de considérer la langue, les mœurs et les coutumes de leurs ancêtres, et de les comparer avec celles des nations voisines. Les fables que l’on a substituées à l’histoire que l’on ignorait, devraient tomber dans le mépris". 40 Or, que révèle cette enquête historique ? Non pas une continuité homogène, mais un changement continuel. Le cours général du monde apparaît même radicalement chaotique : "la fabrique du monde est mortelle... elle passe, par corruption ou dissolution, d’un état ou d’un ordre à un autre".41 Le progrès ne trouve donc son sens que dans les limites, imposées par l’expérience, d’une conception circulaire de la genèse du monde, inspirée du matérialisme antique. Dès lors, la métaphore de l’enfant est à prendre au pied de la lettre : si le monde est né un jour et s’il mûrit, il vieillira et périra. Et ce qui vaut pour le monde vaut a fortiori pour les peuples : "Il est bien connu que tout gouvernement doit prendre fin, et que la mort est inévitable aussi bien pour le corps politique que pour le corps animal".42 Cependant, dans l’économie générale de la pensée de Hume, le chaos originaire, en tant qu’il est un événement à la limite, n’est pas un événement susceptible d’être attendu, il est bien plutôt la limite de tout événement comme de toute attente. De même que l’impression originaire est immémoriale, et, en ce sens, peut être dite in-née43 – ce qui ne signifie pas née depuis toujours mais toujours déjà née –, de même le monde est toujours déjà exposé au chaos comme à son être à la fin. Dans cette mesure, le chaos reste lui-même formel ; il prend et garde la place du vide laissé par la destruction de toute explication onto-théo-ego-logique de l’origine du monde.44 Il fonctionne comme un principe de rabattement de l’exigence subjective vers le sol de l’expérience dont aucun schème de continuité ni aucune raison téléologique ne vient réduire les fractures. Ainsi, de même que Hume refuse toute Providence religieuse, en politique il rejette tant la fiction du contrat originel ou de l’Ancienne Constitution chère au Whigs, que le mythe paulinien de l’autorité de droit divin, et, en économie, il repousse l’idée physiocratique d’un ordre naturel, d’inspiration malebranchienne et lockienne. Et, comme à l’intérieur de la période susceptible d’être embrassée par l’histoire et la tradition, l’expérience témoigne d’une alternance ininterrompue et à la fois disparate et imprévisible de grandeurs et de décadences, rien ne permet de discerner si, à l’époque actuelle, la nature humaine décline ou progresse.45 C’est pourquoi Hume se refuse à parler d’une croissance économique ad infinitum : "[…] je désapprouve le terme et il ne me plairait pas que mon entendement fini se permette de s’engager à examiner des choses infinies. A cet effet, il suffit de dire que le progrès serait indéfini".46 Muni de la méthode d’analyse newtonienne et prémuni contre le dogme moderne du progrès, Hume se trouve à même d’apercevoir, dans le bougé des circonstances particulières – géographiques, stratégiques, techniques, industrielles et démographiques –, l’éclatement de l’économie domestique. Il écrit : "Le commerce ne fut jamais considéré comme une affaire d’Etat avant le siècle dernier ; et c’est à peine si l’on trouve un auteur politique ancien qui en ait fait mention. Même les Italiens ont gardé un profond silence en ce qui le concerne, bien qu’il ait à présent retenu tout particulièrement l’attention, aussi bien des ministres d’Etat que des penseurs spéculatifs. L’opulence considérable, la grandeur et les exploits militaires des deux puissances maritimes semblent avoir instruit en premier lieu l’humanité de l’importance d’un commerce étendu".47 "Je ne me rappelle pas un seul passage chez aucun auteur ancien, où la croissance d’une cité soit attribuée à l’établissement d’une manufacture".48 Mais cette différence des circonstances particulières ne saurait s’expliquer par leur seul bougé, ni même par la seule dissolution des structures agraires de la cité antique, dominées par les propriétaires fonciers contrôlant l’Etat ; cette différence ne trouve son sens que dans l’écart fini des principes généraux : l’économie antique se structure autour du besoin, tandis que l’économie moderne trouve son principe dans ce que Didier Deleule a nommé la "passion-mère" de la modernité, la passion de l’activité, l’industria. C’est là, selon Hume, le principe fondamental de l’époque moderne, qui n’est pas identifiable à quelque forme particulière d’activité industrielle ou industrieuse, mais qui les commande toutes, comme cette passion de la vie et de la diversion, déjà comprise par Pascal sous le terme de divertissement, principe du déversement indéfini de l’énergie humaine dans les activités les plus diverses, et, aujourd’hui encore, de la formidable plasticité de nos mutations industrielles. En revanche, c’est par la condamnation de la passion du vivre et de l’activité, que l’on peut comprendre la frugalité des Anciens, animés par la passion du bien-vivre et du bien public – une passion violente pour laquelle Hume n’éprouve aucune nostalgie. III. LA THÉORIE Hume — Si traitant de l’histoire, nous en sommes venus imperceptiblement à la théorie, le deuxième outil de l’analyse selon Schumpeter, c’est que chez Hume la théorie est existentiale, et par là historiale. Elle n’a plus le sens platonicien de la theoria mais celui de l’am-Werke-sein, de l’être-au-travail. Sans doute, est-ce à partir de son aujourd’hui que Hume se retourne vers l’Antiquité, et cela, dans une certaine mesure, est inévitable, car l’histoire, parlant seulement à celui qui l’interroge, ne serait rien sans la curiosité de l’historien. Mais cette curiosité, dont le bref préambule de l’Histoire d’Angleterre nous dit qu’elle répond au désir naturel des peuples de connaître leur première origine, est à entendre en son sens propre, au sens de la curiositas latine, ou de la curiosity du Traité de la nature humaine (Livre II, Partie III, Section X), laquelle n’est pas la tendance à connaître d’une conscience d’objet en général. La curiosité humienne se rapprocherait davantage de la cura heideggerienne, du souci en dévalement dans les soucis. Si la subjectivité humienne est intéressée par son objet, celui-ci l’a toujours d’abord frappée et concernée, et l’intérêt qu’elle lui porte en retour est toujours fonction des conditions particulières de l’exercice d’une activité pratique ou théorique. Ainsi en va-t-il de la curiosité (curiosity) historique : "Ce n’est pas n’importe quel fait dont nous sommes curieux d’être instruits, c’est seulement le fait que nous avons intérêt à connaître. Il suffit que l’idée nous frappe avec assez de force et nous concerne d’assez près pour nous procurer un malaise par son instabilité et son inconstance".49 La subjectivité humienne est passionnément moderne. Ses activités de diversions sont aussi nombreuses que peuvent l’être ses idées et ses impressions. Toutefois, elle recherche aussi la vérité, c’est-à-dire une uniformité qui vienne tempérer le divertissement et le maintenir dans les conditions d’équilibre de la subsistance. Dans la mesure où la science répond à cette exigence d’uniformité à l’œuvre dans la pratique, elle doit être définie comme un "raffinement du sens commun", pour reprendre les termes de la quatrième définition que Schumpeter en propose50 et qui sont déjà dans les Political Discourses. Mais chez Hume la chose est nette, comme cela ressort du manifeste méthodologique que constitue l’introduction de Of commerce. Tel le monde, le savoir est lui-même une industrie. Les objets de la pensée sont d’abord des pragmes, ils restent des subjects, comme l’écrit Montaigne dans son français latin. Et ce n’est que lorsque l’outil logique de l’association spontanée se casse qu’il en vient à préoccuper la pensée profonde du philosophe, qui doit alors ravaler ses soucis pour en remonter la pente. En l’occurrence, la cassure est celle de la logicité du monde des Anciens, qui éclate et se disperse en rhétorique sous le poids du bougé des circonstances particulières, desquelles, selon Hume, il n’est d’autre témoignage que la confusion des impressions qui défilent "sans arrêt", "se mêlent en une infinie variété de conditions et de situations" sur la scène de notre théâtre d’ombres dont aucun deus ex machina ne tire les fils. Ce chaos d’impressions réclame un dénouement, au double sens du terme, c’est-à-dire au sens du dénouement de l’intrigue et du déliement de l’intrication d’une action aveugle avec une logicité morte – mais qui n’en continue pas moins d’imposer ses évidences par la force de l’habitude. Ici, l’histoire joue pleinement son rôle. C’est à elle, en effet, que revient la tâche de recueillir les faits de l’époque passée et, dans le même mouvement, de révéler la caducité de la logique dont ils relèvent, pour en délivrer les impressions actuelles et les livrer à la suggestion spontanée de l’association. L’histoire n’est ainsi créatrice que dans l’exacte mesure où elle est déconstructrice. Elle est aussi salutaire. Il est, en effet, des périodes où l’homme est menacé d’égarement davantage qu’en n’importe quelle autre, des périodes de passage entre deux configurations mondiales, quand la figure d’un monde se dissout et qu’une autre s’installe avec la tremblante indécision d’un commencement radical. Dans cet entre-deux l’homme préoccupé est exposé à manquer le sens de l’histoire, à retomber en arrière de lui-même, à se fourvoyer dans les voies circulaires d’un monde achevé. Alors, la philosophie est plus que jamais nécessaire pour démêler ce qui passe et ce qui vient. Mais il est vrai aussi que, dans son effort pour comprendre le passé, le philosophe est animé par le souci essentiel de comprendre l’ad-venue du monde auquel déjà dans son élan aveugle il appartient. C’est donc bien toujours "dans notre paysage" (J.-T. Desanti), que nous saisissons l’histoire. Mais s’il se tient résolument dans son être jeté, au milieu de l’incertitude de l’étant en totalité, ouvert à l’avenir, avec l’apeiron pour "horizon de tout horizon",51 alors le philosophe peut espérer atteindre à l’avoir-été du passé et préparer l’avènement d’un séjour. Et c’est bien là l’attitude de Hume lorsqu’il écrit, en suspens, entre Anciens et Modernes. Nul exemple ne saurait mieux illustrer sa méthode que la façon dont il met en lumière le naufrage de la théorie monétaire néo-mercantiliste, laquelle au demeurant n’a peut-être de théorique que son titre : Système de Law, par exemple, du nom de son auteur, et aussi, par une heureuse figure, de la loi. Les néo-mercantilistes n’ont pas su traverser la période flottante séparant le monde des Anciens du monde des Modernes, qui voit l’émergence du papier-monnaie et la substitution croissante du crédit à la thésaurisation ; mauvais navigateurs, trop occupés à délibérer de leurs "affaires particulières", ils ont été leurrés par le mirement qui semblait élever à la hauteur d’un "principe général" une "circonstance particulière", soit l’enrichissement des Etats, d’abord par l’afflux des métaux précieux puis par l’émission fiduciaire, fût-elle gagée. Fidèle à son premier principe, Hume situe exclusivement la richesse dans l’accroissement de l’industrie et du commerce, et considère l’argent simplement comme signe et mesure, dont les qualités intrinsèques n’ont à ses yeux qu’une valeur d’usage purement con-ventionnelle. D’où ce second principe : "Les prix des marchandises sont toujours proportionnés à la quantité d’argent".52 Cela dit, il s’agit aussi de rendre compte de la circonstance particulière qui paraît démentir le principe général. Et il ne saurait suffire d’affirmer avec Schumpeter que, pour Hume, la question de savoir de quelle quantité d’argent un pays donné a besoin n’avait aucun sens "on the level of pure logic",53 pour la bonne raison que cette question n’en avait pas davantage au niveau des matters of fact dont les principes généraux, loin d’être confinés dans la sphère éthérée d’une logicité "formelle formelle", devaient rendre compte, sans jamais pouvoir eux-mêmes faire surface comme cela est pour le coup logique. C’est de ne pas l’avoir compris que l’on a cru apercevoir chez Hume une politique monétaire ; en revanche on en trouvera bien une chez Schumpeter. Si Hume remarque qu’un soudain accroissement de la masse monétaire incite à un accroissement de la richesse industrielle (par divers moyens indirects, mais finalement par l’attrait du profit), aussi longtemps que l’argent nouveau ne s’est pas répandu dans toutes les classes et n’a pas relevé tous les prix, il n’en prône pas pour autant la mise en œuvre artificielle par l’Etat ; car la raison de cet intervalle profitable doit elle-même être cherchée dans l’intermède historique (que balise en particulier Of Public Credit) qui sépare la thésaurisation antico-médiévale de la pro-duction moderne et qui finira avec l’exténuation du processus de délocalisation, de dislocation (un phénomène déjà très bien pensé par Hume), quand il ne sera plus possible de jouer ni de jouir du retard de la richesse sur sa diffusion. Ainsi Keynes voit-il en partie juste lorsqu’il déclare dans la Théorie générale que la pratique nouvelle de Hume fut de privilégier "the equilibrium position" par rapport aux transitions qui y conduisent ;54 mais Hume ne restait pas ce mercantiliste que Keynes croit apercevoir en lui et qu’il aspire à redevenir lui-même. Et nous ne pensons pas non plus qu’il faille tenir pour une simple fiction méthodologique la théorie quantitative humienne, comme tend à le faire Douglas Vickers, en la tirant vers une théorie dynamique.55 Schumpeter — La détermination schumpéterienne de la théorie est dans une certaine mesure apparentée à celle de Hume, c’est-à-dire dans la mesure où elle est de type newtonien. Schumpeter refuse en effet d’assimiler, comme on le fait trop souvent, le travail théorique à la formulation d’hypothèses que certains voudraient "tombées du ciel".56 Dans la "boîte à outils" de la théorie entrent non seulement des hypothèses, mais aussi les résultats qu’on en peut tirer et qui n’ont rien d’hypothétiques, c’est-à-dire des concepts, tels que ceux de taux marginal de substitution ou de productivité marginale, les relations entre ces concepts, et les méthodes de traitement de ces relations. A quoi Schumpeter ajoute les suppositions valables sur le plan opérationnel. Il faut donc distinguer deux genres d’hypothèses : les hypothèses spéculatives gratuites et les hypothèses instrumentales, lesquelles à leur tour se partagent en hypothèses de bases et hypothèses opératoires. Celles du dernier genre sont des "créations arbitraires de l’analyste" ; elles sont certes suggérées par les faits mais sont librement façonnées en fonction des observations effectuées et en vue d’établir des résultats "intéressants" ; à la différence des premières hypothèses, "elles ne contiennent pas les résultats définitifs de la recherche qui sont supposés intéressants en eux-mêmes".57 A s’en tenir là, Schumpeter raisonne comme le Newton du Scholium generale des Principia, auquel il se réfère, et aussi bien comme Hume. Cependant, une fois ce point de convergence reconnu, il semble nécessaire d’admettre des différences notables touchant la détermination de la nature et de l’usage des hypothèses recevables. La position de Schumpeter sur cette question est des plus équivoques ; elle suit au fond le destin de ce que nous pourrions appeler l’hypothétique moderne, destin qui, chez Newton, finit – mais finit seulement – par frapper pour l’annuler la distinction entre hypothèse scientifique et hypothèse spéculative, ainsi que le montre A. Koyré dans ses Etudes newtoniennes.58 Ce destin est la restauration irrésistible du règne de l’ontothéologie sur le domaine délibérément positif de la science moderne, qui, chez Newton, se joue dans la fin du Scholium generale, lorsque l’analytique cède le terrain à la Seigneurie du "Pantokrator" au sujet duquel "il appartient à la philosophie naturelle de discourir en se fondant sur les phénomènes",59 ou encore à "l’esprit très subtil" qui anime la matière, dont les lois des actions manquent à être connues faute d’un nombre suffisant d’expériences,60 et dont la fonction est de justifier ce qui ne se laisse plus ni éprouver ni expliquer, soit la constance de "l’ordre des choses" et la conformité de "la marche de la Nature" "à elle-même".61 Schumpeter, quant à lui, soutient la thèse de l’existence d’une logique générale, l’organum d’analyse économique déjà cité, ou encore, d’"une catégorie de théorèmes économiques qui sont des idéaux ou des normes logiques" (dont il s’empresse de dire qu’elles ne sont certes pas éthiques ou politiques)62 et qui diffèrent de la catégorie des théorèmes économiques directement fondés sur des observations. Nous voyons alors réapparaître le monstre chassé plus haut : l’apriorisme. Dans un esprit très carnapien, Schumpeter semble à présent admettre une sorte de "syntaxe universelle" établissant les conditions formelles a priori de la possibilité de la logique de l’expérience économique. Sans doute, comme le dernier Carnap, Schumpeter précise-t-il que les règles de cette logique économique sont établies "sans se demander s’il y a jamais eu ou non quelqu’un qui agisse en conformité avec cette logique." En apparence, donc, celle-ci demeure analytique, au sens du positivisme ; mais, précise Schumpeter, il est préférable de ne pas interpréter les normes logiques comme des généralisations "purifiantes" fondées sur des faits d’observation, et de "reconnaître franchement que nous avons, ou que nous pensons avoir, la capacité de comprendre les significations et de représenter les implications de ces significations à l’aide de schémas construits à dessein." Cette fois, le monstre de l’apriorisme synthétique est bien de retour, sorti comme par miracle des circonvolutions de notre cerveau, lequel, tel la mens, dans la première des Regulæ cartésiennes, travaille selon des voies semblables "quelle que soit la tâche abordée" et focalise "le mouvement vers l’Unité de la Science".63 En fin de compte, il faut, chez Schumpeter comme chez Newton, distinguer au moins quatre sens du mot "hypothèse". En un premier sens, "hypothèse" veut dire une fiction métaphysique, soit une explication transcendante, que les deux théoriciens excluent de leur domaine. En un deuxième sens, "hypothèse" signifie une prémisse théorique, que Schumpeter illustre par, dit-il, les postulats explicitement énoncés dans "le premier chapitre" de la "mécanique théorique",64 que Koyré appelle les suppositions fondamentales de la théorie et que Newton baptisa effectivement hypothèses dans le De motu avant de les nommer Axiomata sive leges motus. De cette espèce aussi sont les "general principles" de Hume. En un troisième sens, "hypothèse" désigne une proposition plausible ou utile, voire fictive, valable sur le plan opérationnel, dont la vérité ou la fausseté sont indécises ou indécidables, au sens de l’hypothèse corpusculaire-ondulatoire sur la diffraction de la lumière exposée par Newton en 1675, ou des expériences imaginaires de Hume sur la circulation monétaire. Enfin, il nous faut bien distinguer un quatrième sens du terme "hypothèse", qui est en fait un second sens de l’hypothèse métaphysique, que ni Newton ni Schumpeter ne s’attribuent puisqu’ils l’imputent à leurs adversaires, mais qui se rencontre bien chez eux, à cette différence près qu’elle n’y appartient pas à la conceptualité fondamentale de la théorie, qu’elle n’en est pas une supposition mais une super-position, un couronnement, celui dont Gérard Granel a montré le refus chez Wittgenstein65. Il est, en effet, relativement clair, pour nous, que chez Newton ce que Marie Françoise Biarnais appelle la "‘Matière’ de l’inspiration newtonienne", sa "Culture philosophique et religieuse",66 ne pénètre pas la logique théorique fondamentale, bien qu’elle vienne la secourir dans l’adversité scientifique. En revanche, il est absolument clair que Newton tient les axiomes ou lois du mouvement pour déduits des phénomènes et généralisés par induction, comme il l’écrit dans une lettre à Cotes.67 Et en dépit de toute lecture bachelardienne ou popperienne de l’entreprise scientifique, c’est-à-dire dans le style du rationalisme appliqué, il faut bien reconnaître que l’inapparence du fondement de la logicité des principia mathematica, leur principialité an-archique, échappe à Newton, et que son insistance à vouloir le faire apparaître le conduit, de questions en questions, qualifiées de rhétoriques par Koyré, à coiffer la théorie d’une cause première ("first cause"). Si maintenant nous nous reportons aux indications épistémologiques de Schumpeter, nous y voyons figurer ce quatrième sens du mot "hypothèse", cette fois expressément formulé à côté des trois autres ; il nous disait en effet des hypothèses instrumentales qu’"elles ne contiennent pas les résultats définitifs de la recherche qui sont supposés intéressants en eux-mêmes". Et il faut avouer que chez lui il est bien difficile de désolidariser la tête conceptuelle de sa couronne métaphysique, en dépit de sa distinction méthodologique, placée sous l’invocation de Newton, entre la métaphysique elle-même et l’emploi de ses concepts dans la sphère de la science empirique.68 Pour éprouver notre critique, quittons provisoirement le versant épistémologique de l’œuvre de Schumpeter et intéressons-nous à son versant proprement économique, à sa dynamique, exposée dans la Théorie de l’Evolution Economique, parue en 1912. Si le souci constant de cet analyste de l’économie pure est l’évolution (Entwicklung), l’"idée qui embrasse le domaine entier de la théorie...",69 le schéma qu’il construit à dessein d’en dégager l’essence – sa première hypothèse au troisième sens du mot "hypothèse" – est statique et sa méthode, comparative : il commence par brosser un schéma d’analyse, soit un modèle de processus économique stationnaire, pour faire ressortir par opposition les principes de l’évolution, c’est-à-dire la création d’entreprise, appuyée par une création ex nihilo de crédit bancaire. Plus précisément, ce circuit est l’image d’une économie nationale fermée, d’échange et de libre concurrence, toujours identique à elle-même, dont sont absents, outre le temps (sinon le mouvement !) et le manque (sinon le désir !), l’entrepreneur et le capitaliste, le profit et l’intérêt, tout surplus et toute crise. Offre et demande s’y répondent adéquatement et invariablement ; les mêmes biens, de même qualité et en même quantité, y sont reproduits indéfiniment selon les mêmes méthodes (c’est-à-dire selon des combinaisons traditionnelles de forces et de choses), bornées par l’habitude et l’expérience ; leur coût recouvre exactement leur substance de travail et de terre, qui sont les deux seuls facteurs de production et dont la valeur s’estime d’après leur rendement, lequel est connu par routine et demeure sans surprise hors de toute innovation technologique et de toute création de biens nouveaux. A s’en tenir là, c’est-à-dire aux traits essentiels de la production, cette épure composite pourrait avoir été tracée à partir de l’observation de quelque société primitive d’économie fermée, bien que l’on n’en voie pas qui ait pratiqué une économie d’échange comprenant propriété privée et libre concurrence. Mais ce qui dans un tel monde subsistant doit nous étonner plus encore, est que ses agents économiques sont dominés par la passion moderne de la production. Ils cherchent en effet "à réaliser la plus grande somme de valeur possible avec ce qu’ils possèdent de biens".70 Car, dès lors, pourquoi l’innovation serait-elle absente d’un tel état ? Faute de réserve, répond Schumpeter, puisque, dans une période, tout bien employé à la consommation ou à la production a été produit dans la période précédente, et tout bien produit est destiné à la consommation ou à la production de la période suivante. Dès lors, en effet, la tendance industrieuse des agents économiques peut seulement se traduire par un renforcement qualitatif des combinaisons traditionnelles de production. Mais la question demeure : quelle est l’origine de la permanence de l’adéquation entre production et consommation ? Les réponses de Schumpeter sont multiples : il peut s’agir d’une intendance de manoir ou de domaine, d’un plan socialiste, soit d’une limitation institutionnelle, voire de la contraction en période dépressive d’une économie capitaliste (dont seraient cependant absents de manière inexplicable le capitaliste et l’intérêt), soit – et c’est là la signification essentielle du circuit – de la phase critique du cycle de l’évolution capitaliste dont l’idéal guide de part en part la Théorie de l’Evolution Economique. Le schéma stationnaire de Schumpeter se présente ainsi comme un véritable monstre hybride, une tête de Janus, un cosmos moderne. Toutefois, le paradoxe de cette construction ne doit pas nous étonner outre mesure, mais comme il convient. Du tableau économique de Quesnay à la reproduction simple de Marx, la statique a évolué : elle a – en apparence au moins – progressivement perdu, selon les cas, son caractère mécanique ou organique, réaliste ou idéaliste, axiologique ou téléologique pour s’affirmer toujours plus comme "un instrument d’analyse" qui, selon les termes de Schumpeter, "sert à isoler, pour les besoins d’une étude préliminaire, l’ensemble des phénomènes économiques qui apparaîtrait dans un processus économique dont le changement serait absent".71 Ainsi son état stationnaire se présente-t-il comme un circuit purement hypothétique, un simple instrument d’analyse qui se démarque, au moins dans l’intention explicite de son auteur, de toute description de la réalité économique mais aussi de toute hypothèse sur son principe, qu’il a seulement pour fonction de manifester antithétiquement. Il remplit ainsi la tâche que Hume réservait à l’histoire comparative. Entre le statique et le dynamique, il n’établit aucune continuité explicative, mais fait jaillir une discontinuité révélante. Le chapitre II de la Théorie de l’Evolution Economique s’ouvre en effet sur une mise en garde contre "l’observation métaphysique de l’évolution", celle-là même où nous avons vu Schumpeter tomber malgré lui, lorsqu’il aborde l’histoire de l’analyse économique en elle-même, sinon seulement pour elle-même. Mais ici, dans la Théorie, il ne veut pas considérer l’évolution à la façon de Sombart, c’est-à-dire comme l’objet de l’histoire économique, partie de l’histoire universelle, fût-ce pour outiller l’analyse. Il ne vise donc pas à déterminer l’enchaînement causal des états successifs de la réalité économique, l’un à partir de l’autre. Le début du chapitre II de la Théorie de l’Evolution est un plaidoyer méthodologique pour une théorie spécifiquement économique de l’évolution économique, lequel n’exclut toutefois pas une articulation entre histoire et théorie, puisque la théorie a besoin de l’histoire, autant que l’histoire, de la théorie. Et quoi qu’il en soit pour l’instant de cette articulation, le point de vue spécifique auquel se place Schumpeter dans la Théorie se traduit au moins par une volonté de rupture avec la méthode de l’économie politique, laquelle consiste, comme Marx l’a montré dans l’Introduction à la critique de l’économie politique de 1857, à théoriser les matériaux bruts de la réalité économique. La méthode de l’économie politique est l’analyse empirique. Pour Schumpeter, et ici il se réclame de Marx, il s’agit de partir d’une conception globale du processus économique dans son auto-production, que l’hypothèse du circuit a pour fonction de faire émerger contradictoirement, pour en atteindre, par voie d’analyse, les formes simples et les relations fonctionnelles qui les unissent structurellement, lesquelles ne se confondent pas avec les formes et les relations se manifestant à la surface des choses, telles que la population ou le capital, ou la modification de la valeur d’usage en fonction de la valeur d’échange. Et, selon Schumpeter, c’est parce que ses prédécesseurs sont toujours partis des formes d’apparition du processus économique qu’ils ne sont pas parvenus à déterminer son essence dynamique. Ils se sont ainsi enfermés dans la statique et condamnés à n’en pouvoir sortir qu’illusoirement. Au lieu de révéler la spontanéité de l’évolution, ils l’ont expliquée artificiellement par des principes exogènes, commettant une pétition de principe. C’est en ce point que Schumpeter se démarque de l’Ecole mathématique de Walras, tout en se rapprochant de son maître viennois Böhm-Bawerk. Déjà dans son premier grand article, sur "Les mathématiques modernes de la théorie économique", il critique l’usage essentiellement quantitatif des mathématiques en science économique, soit l’usage qu’en font Walras et Pareto. Il ne pense pas que la forme mathématique soit indispensable, une indifférence que Walras condamne fermement chez Ricardo et John Stuart Mill.72 Comme Bergson, qui voyait pourtant avec admiration l’analyse infinitésimale comme "la plus puissante des méthodes d’investigation" (PM, p. 214), Schumpeter n’admet pas que l’on puisse comprendre l’évolution avec des fragments d’évolué, fussent-ils différenciés et intégrés, et, pour lui, toute dynamique quantitative trouve là sa limite. Les changements infinitésimaux d’un état d’équilibre en déplacement dans une incessante adaptation, tel que le développement purement quantitatif de la population ou du capital, relèvent en droit de l’observation statique, équipée de la méthode infinitésimale. Seuls ressortent à la dynamique au sens strict les "à-coups" imprévisibles et inexplicables par l’analyse infinitésimale, soit les passages d’un état d’équilibre d’un centre de gravitation à un autre. Nous pouvons dès lors admettre que l’état stationnaire de Schumpeter ne soit ni un décalque de la réalité économique ni une hypothèse sur son essence. Il apparaîtrait plutôt comme un lointain bâtard de l’ironie paradigmatique, pièce maîtresse de l’analyse apagogique de Socrate. Il ne serait pas même de l’ordre du "comme si". C’est, pensons-nous, à l’idéaltype (Idealtypus) de Max Weber que le circuit doit être apparenté, Max Weber à qui Schumpeter dut l’occasion de publier, avec von Wieser, ses premières considérations sur la méthode, Epochen der Dogmen-und Methodengeschichte (1914), incipit de la monumentale History.73 En son sens général, l’Idéaltype de Weber est, comme le circuit stationnaire, un modèle utopique et sans valeur axiologique, pur concept limite dont l’extension est délibérément vide et dont la fonction euristique est de faire ressortir, par éloignement, des variétés spectaculaires, d’autant plus spectaculaires qu’elles s’écartent du type idéal fictif.74 Quant à la méthode de son usage, elle est analytique, progressant : "par analyse et par isolement en pensée des éléments du donné immédiat – que l’on regarde simplement comme un complexe de relations causales possibles et qui doit aboutir à une synthèse de l’ensemble causal "réel".75 Comment ? Par comparaison avec l’ordre des faits. Lorsque la question se pose de l’origine d’un tel constructum, Max Weber déclare qu’il n’importe pas de se demander comment on peut l’élaborer, se contentant de souligner l’indéfinie fécondité du schématisme scientifique. Et il stipule que de tels procédés "opèrent par isolement et par généralisation." Ce qui veut dire que "nous décomposons le ‘donné’ en ‘éléments’ jusqu’à ce que chacun d’entre eux se laisse insérer dans une ‘règle de l’expérience’..." (ibidem). Ces règles de l’expérience sonnent ici en écho aussi bien au lois newtoniennes, qu’aux relations schumpéteriennes. Mais la question qui nous préoccupe est de savoir si ces "règles de l’expérience" peuvent échapper à toute hypostase. Car il s’agit toujours bien chez tous ces auteurs, sinon de sonder la source des hypothèses, à tout le moins de déterminer les catégories logiques qui fondent les liaisons scientifiques, sans quoi, dit Weber de l’exposition historique, nous n’aurions affaire qu’à un roman et non à une relation scientifique. Mais se peut-il que cette entreprise de fondation, si elle n’est pas socratiquement – c’est-à-dire aporétiquement, périastiquement – révélatrice, ne débouche ni sur des archétypes platoniciens, ni sur une conscience d’objet en général, comme chez Weber dont R. Aron rapprochait la méthode des variations de celle de Husserl ? Quoi qu’il en soit de la question d’un couronnement chez Newton ou Weber, il est au moins certain que, chez Schumpeter, la réponse ne peut être qu’affirmative, en raison de l’usage totalement dévoyé qu’il fait de la fiction. Car il ne l’emploie pas comme une hypothèse au troisième sens distingué précédemment, comme il le prétend et comme le fait effectivement Weber. Chez ce dernier, le rôle de l’idéaltype, qui s’oppose à la tentative de Gossen et de Menger de déduire le flux incommensurable du devenir à partir de lois axiomatiques, est de permettre d’imputer un phénomène singulier à ses causes réelles parmi toutes celles que rend possible notre connaissance actuelle, mais non bien entendu de dévoiler les règles générales de l’expérience qu’il présuppose. Nous touchons donc ici à une notion comme celle d’expérience imaginaire, en physique, celle sur la chute des graves chez Galilée, par exemple76, ou en économie, chez Hume, celle sur la circulation monétaire (cf. Of the Balance of Trade). Mais de telles fictions, comme Weber y insiste fermement et comme on peut le voir chez Hume, n’engendrent aucune théorie, elles n’accouchent pas l’esprit de sa vérité comme le prétendaient les feintes platoniciennes ou cartésiennes, mais décèlent un fait au cœur duquel la théorie est déjà, selon une expression de Goethe citée par Wittgenstein et Weber lorsqu’ils envisagent la méthode des variations.77 La théorie n’est pas en effet elle-même issue d’une opération inductive, fût-elle réelle et non seulement imaginaire – puisque, quelle qu’elle soit, celle-ci présuppose une structure axiomatique de l’expérience78 –, mais d’une pro-duction, d’un travail de gésine intra-théorique : celui de Galilée sur la théorie d’Aristote, de Newton sur celle de Descartes, de Hume sur celle des Anciens ou de Marx sur celle de l’économie politique, et plus exactement de Ricardo. Et alors, il n’est pas question de fictionner le matériau théorique. Il faut au contraire le déchiffrer dans sa lettre même, micrologiquement, ce qui ne veut pas dire sans image ni historicité, comme nous l’avons vu chez Hume ; et si, dans ce travail de fourmi, des variations sont de quelque recours, elles ne sauraient être absolues, car comme le disait Wittgenstein des mythologies – qu’il déclarait infalsifiables absolument sauf à créer pour le coup des mythes (c’est-à-dire en kantien des concepts vides) –, toute comparaison entre les systèmes de concepts ne peut aboutir qu’à des différences familiales, et donc à des ressemblances tout aussi fines, susceptibles, si l’on n’y prend garde, de prêter à confusion, comme dans le cas du rapport de Marx à Ricardo. Mais le matériau postiche dont part Schumpeter porte en lui-même toutes les confusions ; sous son masque, il est un monstre hybride, un monstre antico-moderne, sans ancienneté, dépourvu d’autonomie théorique comme de figure empirique ; et il n’est pas même non plus une fiction euristique, car il n’a pas le caractère homogène ou non-contradictoire de l’idéaltype, et il n’est pas destiné à être frotté aux faits, mais à faire émerger l’universel, et pas même l’universel singulier d’Aristote, mais l’eidos platonicien, soit en l’occurrence l’eidos du capitalisme. Mais dès lors qu’est-ce que ce type ? Rien autre chose qu’une hypothèse sophistique, captieuse.79 Elle doit alors être rapprochée des questions rhétoriques du dernier Newton (comme : "Les Corps n’agissent-ils pas, à certaine distance, sur la lumière ?" Optique, Question I) ou encore du Socrate de Platon (comme : "N’est-ce pas à partir de..." la diagonale que se construit le carré de surface double ? Ménon, 85 b), des questions interro-négatives biaisées auxquelles l’on peut seulement opiner du bonnet et dont l’usage est de couronner hypostatiquement les résultats de l’analyse de l’expérience. Avec le schéma d’analyse schumpétérien, nous avons, en fait de modèle librement façonné à partir de l’observation, affaire à une pure robinsonade, au sens général défini par Marx, dans les premières lignes de l’Introduction à la critique de l’économie politique de 1857, c’est-à-dire au sens d’une anticipation récurrente et d’une inversion historique idéalisante, qu’illustrent les "plates fictions" de Smith, Ricardo et Rousseau. Car la société stationnaire de Schumpeter n’est que le point de départ rêvé du capitalisme en son essence, tel qu’il le voit : équilibré, doux et créateur, purgé de l’accumulation primitive et par nature anti-impérialiste. Son instrument analytique se trouve ainsi biaisé, sa feinte hyperbolique, feintée, tout comme l’était la fiction de l’Etat de Nature que Rousseau prétendait lui aussi inscrire au compte "des raisonnements hypothétiques et conditionnels ; plus propres à éclaircir la Nature des choses qu’à montrer la véritable origine, et semblables à ceux que font tous les jours nos physiciens sur la formation du Monde",80 tout en avouant dans l’une de ses phrases impossibles l’équivoque de son "hypothèse" : "...un Etat qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais...".81 Et finalement, sous le titre de "dynamique", notre métaphysicien rentré nous livre un véritable roman d’économie, pastiche du roman de métaphysique cartésien. IV. L’IDÉOLOGIE Schumpeter-Marx — C’est le long d’une polémique avec Marx que Schumpeter développe sa critique de l’idéologie. Il est à cela trois raisons. La première, proprement économique, celle qui sautera d’abord aux yeux, est, selon Schumpeter lui-même, une grande similitude entre son entreprise et celle de Marx. Il vise comme lui à expliquer le fonctionnement et l’évolution du capitalisme dont il annonce la disparition et le remplacement par le socialisme. Mais, nous le verrons, le sens qu’il accorde à cette fin du capitalisme contredit celui que Marx lui a donné. C’est que Schumpeter appartient à l’Ecole marginaliste. Et c’est là la seconde raison, cette fois polémique, mais profonde, qui rend compte de son débat avec l’auteur du Capital. Il est en effet l’héritier, par les Autrichiens, en particulier Böhm-Bawerk, de la critique marginaliste du marxisme. Et l’on retrouve sous sa plume, dans son dernier ouvrage, Capitalisme, Socialisme et Démocratie (1942),82 les principaux arguments de cette critique – jusqu’à ceux de Bortkiewicz – dont la clef de voûte est l’analyse de la valeur. Nous ne retracerons pas leurs méandres. Signalons cependant que Gilles Dostaler, dans Valeur et Prix (Maspero, Grenoble, 1978), s’est employé à montrer leur incommensurabilité avec le texte de Marx, sinon avec le Livre III du Capital bricolé par Engels. Pour notre part, nous nous en tiendrons à ce qui, dans cette mêlée, fait l’originalité de Schumpeter, soit une façon de combattre exemplaire, au moins dans son intention : Schumpeter ne s’est pas en effet voulu seulement anti-marxiste, mais exactement anti-marxiste. La subtilité de cette nuance doit être mesurée à son efficacité. En reprenant à son compte les bons principes de Marx, que, selon le dogme de l’économie pure, il affirmait pouvoir dégager sans dommage de leur gangue idéologique, et en parvenant à des conclusions opposées à celles de l’auteur du Capital, Schumpeter pouvait prétendre avoir réfuté la doctrine de Marx. De manière générale, procéder ainsi, c’était pour lui démêler, dans le discours économique, la réflexion proprement analytique d’avec le "biais" de la "vision" économico-socio-psychologique qui la compliquait, c’était purger la science de l’idéologie. Nous voyons donc que le rapport critique de la science à l’idéologie, dont Marx n’eût pas admis qu’elle pût biaiser la connaissance sans la pervertir radicalement, est sensiblement différent chez Schumpeter de ce qu’il est chez le co-auteur de L’Idéologie Allemande. Et c’est là la troisième raison, pour nous la plus intéressante et la plus féconde puisqu’elle met en jeu le statut même de la science, qui explique que Schumpeter s’est confronté à Marx sur le terrain du partage entre science et idéologie. Nous comprenons en effet qu’il voulut établir sa domination sur le Kampfplatz où, du côté marxiste lui-même, se lancent les batailles stratégiquement décisives. Mais il nous faut noter une disproportion évidente entre les armements respectifs. Sans même accorder à Marx son affirmation célèbre que le Capital fut "le plus redoutable projectile qui ait encore jamais été lancé à la tête des bourgeois" (à Becker, 17 avril 1867), il faut bien reconnaître que le dispositif de riposte mis en place par Schumpeter dans son traité de la méthode, manque de fiabilité et de portée. Qu’on en juge : après avoir dénoncé chez Marx l’existence d’un biais idéologique, il se demande s’il existe un moyen quelconque de distinguer et éventuellement d’éliminer les éléments idéologiques de l’analyse économique, et si, ceci fait, il subsiste quoi que ce soit de notable83 ; sa réponse en appelle alors principalement à la neutralité de l’organon de la science, à l’épreuve des faits et à une forme de falsification progressive de l’idéologie ; mais la validité de ces principes, dit-il, doit être appréciée à l’application que j’en fais dans mon livre. Finalement, le lecteur retient surtout l’aveu que personne n’est à l’abri d’une influence idéologique, surtout pas l’analyste, dont l’activité consiste à mettre en ordre et à vérifier une vision pré-analytique (sauf chez Schumpeter lui-même, comme nous l’avons vérifié). Si franche déclaration l’exposait à devoir reconnaître, d’une part, comme Marx l’avait soutenu, que l’existence d’un biais idéologique dans une proposition en ruinait la scientificité, et, d’autre part, comme nous l’avons nous-même constamment aperçu, que la pureté de l’économie était douteuse et, par conséquent, tout à fait arbitraire la discrimination a priori de propositions purement analytiques dans l’histoire de la pensée économique. En somme, c’était s’exposer à tomber dans les bras de l’ennemi au cri de solum certum nihil esse certi ! Et que l’entreprise de Schumpeter soit elle-même une idéologie tant à son propre sens qu’au sens de Marx, c’est ce que l’on mesurera en examinant la théorie de l’évolution économique sous l’angle de la différence entre son décalque et sa mise à distance du texte de Marx, entre ce qu’elle lui prend d’analytique et ce qu’elle lui laisse d’idéologique.84 Ce que Schumpeter retient de l’œuvre de Marx, hormis ses enrichissements occasionnels de l’appareil analytique, ce sont essentiellement ses aspects créateurs, soit l’affirmation centrale que la production détermine fondamentalement l’évolution capitaliste selon une logique qui lui est propre, et l’idée que la dynamique des cycles est l’essence de cette évolution. Au premier rang des éléments marxiens que Schumpeter exclut du domaine de la science, vient le prophétisme. Et en dépit du sectionnement qu’il impose à l’œuvre de Marx (le prophète - le sociologue - l’économiste - le professeur), Schumpeter paraît considérer qu’elle s’inscrit dans un plan eschatologique qui lui assure sa cohérence d’ensemble. De là semblent en effet découler tous les biais idéologiques qui à ses yeux pénètrent l’œuvre scientifique, tels des sermons enveloppés dans des formules analytiques. Ainsi en irait-il de l’analyse de la valeur, certes reprise de Ricardo, mais compliquée chez Marx par la théorie de l’exploitation, c’est-à-dire de la plus-value, laquelle expliquerait au reste l’aveuglement de cet ‘éminent esprit analytique’ sur la fausseté manifeste de la théorie de la valeur travail, c’est-à-dire confusément sur son impuissance à jouer son rôle d’instrument analytique – car si l’économiste pur n’a pas jugé nécessaire de convoquer sa propre théorie devant le tribunal des faits, le critique n’y déroge jamais pour celle de Marx. Et il est plaisant de le voir abstraire de la "doctrine" de la plus-value ce que (sans doute par bonheur) elle apporte de positif à l’évolution de l’appareil analytique, c’est-à-dire la substitution aux notions ricardiennes rudimentaires de capital fixe et capital circulant les concepts rigoureux de capital constant et de capital variable, ou bien à la durée du processus de production, c’est-à-dire cette fois la composition organique du capital. Mais il rejette la théorie de l’accumulation primitive, un autre sermon déguisé qu’il juge historiquement insuffisant et économiquement peu synthétique, laissant échapper l’épargne. Surtout, il lui reproche de manquer le véritable principe dynamisant du capitalisme, soit l’entreprise des hommes, leur capacité à se mobiliser, non seulement pour créer et fonder, mais aussi pour circuler à travers des classes dont Schumpeter ne reconnaît ni la dualité ni le cloisonnement. La théorie de l’accumulation fondée sur la recherche de la plus-value ne trouve pas davantage grâce à ses yeux, car elle subordonne l’essentiel, soit la création de combinaisons nouvelles entre forces et choses, à l’accidentel, soit la recherche du profit, laquelle au reste ne peut que s’exténuer dans le circuit où la plus-value finit par s’anéantir. Pour Schumpeter le capitaliste, détenteur du fonds de pouvoir d’achat, entièrement au service de l’entreprise, et l’entrepreneur ne se recouvrent pas nécessairement. En tout cas ils ne répondent pas aux mêmes mobiles. L’entrepreneur n’a d’autre mobile que sa pulsion créatrice. Il ne poursuit pas le profit, lequel est purement industriel, simple excédent sur le coût, pure récompense de l’innovation. Quant à l’intérêt du capitaliste, il est à peine un mobile. Il dérive entièrement du profit, comme simple agio de la valeur ajoutée par l’innovation au capital prêté. Et pour autant que le capitaliste se soucie de lui-même lorsqu’il fixe l’intérêt, il ne vise qu’à rentrer dans les fonds dont il est le dépositaire et le levier plutôt que le possesseur. La formule générale du capital ne saurait donc être pour Schumpeter AMA’, mais PAP’. Insistons encore sur la théorie de la concentration, la théorie de l’expropriation, et celle de la paupérisation fondée sur la théorie de "l’armée de réserve", laquelle se fonde à son tour sur la fausse conception ricardienne du machinisme. Et n’oublions pas de rappeler pour finir que Schumpeter – cette fois contre Lénine – ne reconnaît pas l’impérialisme comme une tendance inhérente au capitalisme ; il n’est selon lui que la conséquence de la résistance des structures sociales stationnaires à l’innovation. De tous ces points il ressort que Schumpeter rejette dans l’idéologie les aspects violents de l’œuvre de Marx, sous lesquels le capitalisme apparaît destructeur tant au plan strictement économique qu’aux plans éthique ou politique, pour n’estampiller "analytique" que ses aspects créateurs. Comment ne pas voir là l’ouvrage de ce que Hume appelait une "fabrique philosophique" construite par chaque faction "en vue de protéger, en la dissimulant, la logique des actions qu’elle poursuit" (Of original contract) ? En somme Schumpeter "rachète" l’analyse de Marx.85 Il absout l’entreprise du péché monétaire. L’argent n’a d’autre rôle que de servir l’entreprise, laquelle est mue par une pulsion créatrice. Les crises, les conflits sociaux et l’impérialisme ne sont pas les conséquences directes des principes du capitalisme mais le fait de l’inertie sociale, ce que d’une certaine façon Marx dit aussi, mais sans ajouter comme Schumpeter, que c’est fort heureusement puisque la croissance contraint la société à sortir d’elle-même. Comme l’écrit dans un récent article le préfacier de l’Histoire, "Nous sentons aujourd’hui qu’il y a des facteurs structurels qui freinent le développement de notre économie et qui ne permettent pas de tirer tout le profit des améliorations apportées à notre politique économique globale".86 Et si Schumpeter ne croit pas que le capitalisme puisse survivre87, ce n’est pas qu’il envisage comme Marx une catastrophe finale. Il n’admet pas la corrélation entre la loi de l’accumulation et la prolétarisation généralisée, ni la loi de la baisse tendancielle du taux de profit, fondée sur la théorie de la valeur qu’il rejette. A ce pessimisme qui voit le mort saisir toujours plus le vif, Schumpeter oppose une belle mort, soit selon ses propres termes, "une destruction créatrice" dont le ressort est la mobilité. Et l’on comprend que sociaux démocrates et libéraux bon teint aient trouvé chez Schumpeter de quoi les satisfaire. Car la vision idéologique, qui drape les membra disjecta de son analyse, absout tous les phénomènes du monde capitaliste et autorise tous les discours apologétiques sur la compression des salaires, sur l’incompressibilité du chômage, ou sur les mutations industrielles, géo-socio-psycho-bio-techno-économiques, et sur la formation qu’elles commandent, présentée par les plus rusés comme un droit de l’homme, alors qu’elle signifie son congé, ce que, en un sens (le plus heureux), les rhéteurs de la rigueur auraient très bien pu découvrir dans Schumpeter lui-même, qui voit la fin du capitalisme résulter d’un processus de socialisation, dû à l’extension de l’entreprise, dissolvant et les aptitudes à l’innovation et le goût même d’entreprendre, c’est-à-dire de "se constituer un royaume privé".88 Ici la fonction idéologique de l’économie "pure" paraît dériver du besoin de conjurer, sinon de couvrir, la dissolution de l’analyse économique moderne dans la "value analysis", c’est-à-dire dans cette technique de maximalisation des profits de l’entreprise, lointain rejeton de la chrématistique, né aux Etats-Unis, en réaction à la pénurie des matériaux stratégiques, et importé en Europe après-guerre ; mais aussi de contenir la liquidation de l’analyse – dont l’inflation contemporaine est le signe – dans cette rhétorique que Reiner Schürmann impute à la postérité carnapienne et appelle "Le style plaideur" des "professionnels de l’argumentation" 89 ou, Schumpeter lui-même, "des avocats intéressés" (special pleaders)90, ces sophistes, prêts à soutenir toute cause au moyen de la seule méthode "hypothético-déductive" à vocation utilitaire dénoncée par Platon, auxquels Aristote crut bon de consacrer dans son Organon, à côté des ses Analytiques, une réfutation en règle. Mais si le "rachat" de l’analyse marxienne est le prix à payer pour obtenir la combinaison nouvelle de l’économie pure, matrone qui accouche tous les patrons de toutes les combines par lesquelles, sous la table des négociations, la richesse embobine et enrôle le travail, il n’est que l’apparence d’un rachat plus ancien encore, c’est-à-dire de la rédemption ontologique de la pro-duction dans l’être auprès de soi-même, illusoirement de l’équilibre capitaliste et du "royaume privé" de l’entrepreneur, mais, en désespoir de cause et faute de "crédit",91 de la substance de l’automation, laquelle n’a plus en effet besoin d’hommes mais d’agents comme déjà les appelait Marx, c’est-à-dire de ceux qui précisément n’agissent pas. Cependant, comment le texte de Marx pourrait-il faire l’objet d’un tel rachat s’il ne s’y prêtait lui-même ? Nous n’en sommes plus au temps des scholiastes pour nous masquer le caractère hegelien de l’analyse idéaltypique marxienne. Mais il est aussi vrai que Marx, comme il l’écrit à La Châtre, a soumis l’économie politique à une méthode d’analyse entièrement nouvelle et féconde, illustrée par l’analyse de la valeur ou par celle du machinisme au Livre I du Capital. Il ne s’agit plus alors de présupposer et de décomposer le savoir du tout, mais de le dévoiler dans le développement des formes chrysalides du Logos, de répéter le geste analytique fondateur des Grecs ; non d’imiter les catégories ontologiques de leur monde, mais d’inciser l’histoire du nôtre, de graver le chiffre mortel de notre destinée. Ce Marx-là est invendable. Fabien Grandjean, 1991 |
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