II. Mettre en œuvre des politiques de régulation des marchés Pour une large majorité de ménages pauvres sahéliens, la crise alimentaire reste avant tout une crise d’accessibilité aux céréales. Une accessibilité d’autant plus accentuée par les approvisionnements extérieurs fortement soumis aux variations des prix. Le cas de l’Office du Niger reste anecdotique. En effet, la zone de l’Office du Niger, considérée comme le grenier à riz de la région, est susceptible d’approvisionner une bonne partie des marchés sahéliens. Pourtant, le Sénégal continue d’importer chaque année environ 800 000 tonnes de riz sur le marché international, sans envisager nécessairement de réorienter son approvisionnement en tournant vers l’Office du Niger (Mali) dans le cadre d’une préférence communautaire8. Cette rupture des possibilités d’approvisionnement au niveau régional a certainement contribué à aggraver la crise, alors même que les bilans céréaliers laissaient apparaître qu’il existait des excédents de production dans les autres pays sahéliens. La mise en place du Tarif extérieur commun au sein de l’UEMOA était censée accroître les échanges régionaux. Mais les défaillances du marché ont empêché que les avantages liés à la diminution des prix des produits régionaux importés soient répercutés aux consommateurs (Lipchitz et al., 2008). Sans doute, les gouvernements sahéliens réussiront à apporter une réponse rapide et efficace aux situations de crise alimentaire dans le cadre d’une priorité accordée aux approvisionnements régionaux et en stabilisant les prix et les circuits d’approvisionnement.
1. Apporter une réponse collective dans le cadre de mécanismes de péréquation Les périodes de crise alimentaire ne correspondent pas forcément à des sécheresses et déficits céréaliers9. Par exemple, au cours des années 2000, 6 campagnes agricoles sur 10 ont été déficitaires au Sahel, mais seule celle 2004-2005 a donné lieu à une crise alimentaire sévère. Il arrive parfois même que les productions de céréales restent parfois excédentaires. En 2013 par exemple, la production céréalière au Sahel est estimée à 22,5 millions de tonnes, soit une augmentation de 37 % par rapport à la saison 2011-2012 et 34 % sur la moyenne des 5 dernières années (FAO, 2013 ; RPCA, 2013). Les disponibilités alimentaires moyennes se seraient régulièrement améliorées, malgré une grande diversité de trajectoires selon les pays. Le problème de l’insécurité alimentaire ne se pose plus systématiquement en termes de disponibilité. La crise étant donc davantage liée à une crise d’accessibilité des ménages des zones déficitaires à l’alimentation. Le défi reste alors d’élaborer des mécanismes de péréquation qui permettent de réaffecter plus rapidement et efficacement les surplus alimentaires vers les zones déficitaires. Cela est d’autant plus plausible dans la mesure où les excédents de production enregistrés dans les pays côtiers (Togo, Bénin, Côte d’Ivoire) sont en mesure d’approvisionner les marchés déficitaires des pays sahéliens enclavés10 (OCDE, 2012). Mais les mesures que les pays du Sahel pourraient envisager doivent nécessairement être en cohérence avec les objectifs de politique. Ainsi, pour assurer la sécurité alimentaire dans le cadre de la PAU, il revient à mettre en place des instruments simples qui offrent un lien fort de cohésion et de solidarité entre pays. Ces mécanismes peuvent concerner par exemple, la mise en place d’un marché commun de produits céréaliers qui permet d’offrir des mécanismes de stabilisation des prix. Enfin, pour que les paysans participent pleinement à une politique de sécurité alimentaire, il faudrait garantir une socialisation politique des acteurs concernés, c’est-à-dire qu’ils soient associés au débat comme à la mise en œuvre des politiques agricoles. Ce dernier objectif permettra une meilleure appropriation des enjeux alimentaires au Sahel et favorisera une mutualisation des systèmes productifs susceptible d’accroître la connaissance sur les activités agricoles. Les politiques agricoles sahéliennes doivent s’inscrire davantage dans une analyse des complémentarités des bassins de production et des besoins de consommation qui rechercherait à les exploiter pour non seulement fonder les spécialisations sur des avantages comparatifs, mais aussi créer un véritable marché commun agricole. Ainsi, à l’instar de l’Europe, on peut garantir un prix à l’intérieur de l’espace communautaire, auquel on associe un système d’intervention publique pour réguler les fluctuations conjoncturelles11. Il reviendra aux Etats d’acheter et de stocker les excès d’offre, puis les remettent au besoin sur les marchés pour rétablir l’équilibre entre l’offre et la demande céréalière globale. La constitution de stocks publics peut servir également à atténuer les effets d’une flambée des prix, d’une chute de la production ou d’une situation de conflit sur les ménages les plus vulnérables dans un contexte régional fortement instable (Ayel et al., 2013). La régulation de la volatilité des marchés nécessite l’instauration d’un lien fort de cohésion et de solidarité entre pays12, qui permettra de réaffecter plus rapidement et efficacement les surplus alimentaires entre les pays excédentaires et déficitaires13. Ce renforcement des réseaux d’échange garantit un meilleur approvisionnement des zones structurellement déficitaires à l’échelle nationale et entre les pays et d’améliorer les revenus des producteurs des régions excédentaires. La proximité géographique et les liens communs de culture alimentaire et sociaux peuvent faciliter une telle initiative, même si, à ce niveau, la capacité des réseaux commerçants à approvisionner les marchés sahéliens dépend de l’évolution du contexte sécuritaire. Ces changements structurels appellent sans doute à une recherche pragmatique de complémentarité entre le marché, l’Etat et les acteurs privés intervenant dans le secteur agricole (Ribier et Le Coq, 2007).
2. Stabiliser les prix et les mécanismes d’approvisionnement des marchés Le mil, le sorgho et le maïs constituent la base alimentaire en milieu rural sahélien. Selon les données de la FAO, le mil représente environ 40 % de l’offre totale au Mali ; 25 % au Burkina Faso, et plus de 70 % au Niger (Tableau 1). Les prix céréaliers sont certes caractérisés par de grandes fluctuations en raison de la saisonnalité du cycle de production. Mais entre avril et octobre, période où la crise alimentaire est plus sévère, on constate généralement une hausse du prix de ces denrées (voir graphique). Les hausses de prix, conjuguées aux défaillances du marché (inégale capacité d’accès à la nourriture, coût de transaction élevé, etc.) contribuent à expliquer largement la résurgence des crises alimentaires et l’existence de poches de malnutrition (Sen, 1981 ; Arezki et Brueckner, 2014 ; Araujo et al., 2012 ; Dawe et Timmer, 2012 ; Minot, 2014). Généralement associées à un effondrement des revenus et des actifs physiques des ménages, elles provoquent également de graves conséquences sur leur bien-être et leur propension à investir14 (Boussard et al., 2007 ; Filipski et Covarrubias, 2012 ; Wodon et Zaman, 2009). Tableau 1 : Production et consommation de céréales (mil, sorgho et maïs) au Sahel en 2012
| Burkina Faso
| Mali
| Niger
| Sénégal
| Tchad
| Production de céréales par pays
| 4558495
| 4698444
| 5437852
| 1032050
| 2359000
| Production de céréales en % de la production ouest africaine
| 10,4
| 10,7
| 12,4
| 2,4
| 5,4
| Production de mil en % du total de la production de céréales
| 23,7
| 37,8
| 71,1
| 64,1
| 35,9
| Offre de mil en kg/capita/année
| 70,3
| 65,8
| 137,8
| 56,3
| 59,5
| Offre totale de mil en kcal/capita/jour
| 2,7
| 2,6
| 2,3
| 2,9
| 2,7
| Offre de mil en % de l’offre totale de céréales
| 21
| 21
| 39
| 12
| 16
| Source : FAO, Statistic Division (FAOSTAT) 2012.
Au Sahel, les marchés ne parviennent plus à répondre efficacement aux enjeux de sécurité alimentaire auxquels la région est confrontée. En effet, la présence des Systèmes d’information sur les marchés15 (SIM) dans les pays sahéliens n’a pas véritablement aux gouvernements de réduire les incertitudes sur les marchés et d’orienter leurs décisions en matière de sécurité alimentaire. L’un des défis alors reste de maîtriser la volatilité des prix des céréales et les mécanismes d’approvisionnement des marchés. En effet, la stabilisation des prix doit permettre de protéger les ménages et les producteurs, mais aussi de garantir un équilibre politique16 et macroéconomique17. Pour certains pays importateurs de céréales, l’instabilité peut aussi conduire à des problèmes macroéconomiques se traduisant par un rationnement des importations ou une baisse du taux de change (Galtier, 2012). Le rôle des pouvoirs publics peut être de garantir cette stabilité des prix puisque, de toutes les façons, les marchés des produits de base de base n’obéissent pas aux propriétés théoriques d’efficience (Boussard et al., 2005 ; Newbery et Stiglitz, 1981 ; Tadesse et al., 2014 ; Timmer, 1989, 2010 ; Rajaonarison, 2014). La pertinence d’une telle mesure est de gérer l’un des types de risques auxquels les ménages sont confrontés, à savoir le risque prix, via une politique de stabilisation des prix et de la chaîne de l’approvisionnement. Figure : Evolution des prix du Maïs et du Mil dans l’espace UEMOA (prix en CFA du sac de 100 kg)

Source : BCEAO, 2013 Premièrement, afin de mieux gérer les risques, le Sahel doit clairement définir une politique de stock de régulation. Il revient aux Etats d’acheter et de stocker les excès d’offre, puis les remettent au besoin sur les marchés pour rétablir l’équilibre entre l’offre et la demande céréalière, notamment pendant les périodes de fortes hausses de prix (voir graphique 1). La prédominance du mil, du maïs et du sorgho dans l’alimentation de base de la plupart des sahéliens facilite la constitution d’un stock de régulation. Cette stratégie devrait être soutenue par l’instauration de mesures aux frontières (subventions à l’importation, fluidité des échanges, etc.) et l’amélioration des performances de marché (limitation des situations d’oligopole, réduction des coûts de transaction, fluidité des échanges, etc.), dans la limite des engagements pris et des marges de manœuvre au sein des accords commerciaux (Ayel et al., 2013). Ces mesures sont d’autant plus compréhensibles que les révolutions vertes accomplies en Europe, en Amérique du Nord et en Asie aient été le résultat d’un ensemble de mesures de soutien à la production agricole (Balié et Fouilleux, 2008 ; Cummings, 2012 ; Cummings et al., 2006 ; Dawe et Timmer, 2012 ; Dorward et al., 2004 ; Felix, 2006 ; Sicular, 1989 ; Timmer, 1989). Or, l’idée d’endogénéiser la stabilité des prix dans les politiques n’est pas pleinement assumée par les pays sahéliens. La CEDEAO a la volonté de mettre en place une politique de régulation, mais peine à définir les instruments qui le permettent à l’échelle régionale. Deuxièmement, comme cela a été soutenu précédemment, les politiques visant à intensifier le commerce inter-états permettent de stabiliser les prix en compensant les excédents et déficits alimentaires entre pays et entre années. Dans ce cadre, il peut s’avérer utile de garantir un prix à l’intérieur de l’espace sahélien, auquel on associe un système d’intervention publique pour réguler les fluctuations conjoncturelles18. L’expérience des pays de l’Asie du Sud-Est dans cette optique visant à améliorer la sécurité alimentaire des sahéliens est édifiante (Dawe et Timmer, 2012 ; Timmer, 2000). La politique de stabilisation des prix devra être accompagnée d’un système régional de surveillance des mouvements des prix, notamment pendant les périodes de soudure (c’est-à-dire entre avril et juillet). Cela permettra d’anticiper les hausses et de prendre rapidement des mesures correctives (Araujo et al., 2012 ; Araujo Bonjean et al., 2010). Enfin, les décideurs politiques doivent veiller à ce que les circuits d’approvisionnement des marchés soient sécurisés, puisque l’instabilité politique et les conflits dans la région accentuent le risque d’insécurité alimentaire (FAO, 2012). Dans le contexte sécuritaire précaire au Sahel, les autorités publiques doivent veiller à ce que les instabilités socio-politiques au Sahel (crise sécuritaire malienne, activités terroristes du mouvement Boko Haram au Nigeria, etc.) n’affectent et ne désorganisent les économies locales et les activités productrices. L’intensification de ces tensions risque de perturber le fonctionnement des marchés vivriers (retrait des commerçants, vol et/ou pillage des marchandises, rackets, etc.).
Conclusion Cet article se positionne par rapport au débat actuel sur la sécurité alimentaire au Sahel. Il y ressort que la lutte contre les crises alimentaires impose un grand défi aux Etats sahéliens. Il s’agit de mettre en œuvre des outils et stratégies d’intervention qui permettent de conduire de véritables politiques de sécurité alimentaire, même si l’hétérogénéité des pays et des trajectoires agricoles exclues d’avoir des actions globales et des perspectives homogènes pour tous les pays du Sahel. Pour y arriver, le papier suggère aux Etats sahéliens d’accorder la priorité aux mécanismes de péréquation alimentaire et aux dispositifs publics de stockage en tant qu’instruments de gestion de la volatilité des prix. La lutte contre les crises alimentaires doit dépasser le seul cadre de l’aide alimentaire d’urgence. Elle nécessite la combinaison d’instruments publics de stabilisation de prix et de gestion des risques, au sein desquels les stocks alimentaires occupent une place centrale. D’un côté, les mécanismes de péréquation permettent de valoriser les capacités productives en reliant les zones de surplus et les zones de déficit. Cette politique d’intégration des marchés contribue à stabiliser les prix et facilite ainsi l’accès des ménages les plus vulnérables à l’alimentation. Elle rend possible une meilleure exploitation des avantages comparatifs nationaux et régionaux et accroît la valeur informative des prix. Naturellement, il existe des réticences quant à la capacité des Etats à générer plus de bénéfices que de distorsions en intervenant sur les marchés, à la lumière des échecs de nombreuses expériences passées de stockage public de régulation (Anderson, 2012 ; Ayel et al., 2013 ; Drèze et Sen, 1989 ; Townsend, 1977 ; Jayne et al., 2006). Mais le contexte sahélien actuel marqué par une volatilité des prix des denrées alimentaires et des crises alimentaires successives appelle sans doute à renforcer la question des stocks de régulation pour atténuer les risques auxquels les ménages vulnérables sont confrontés. L’évolution du marché mondial des céréales et la persistance des crises alimentaires au Sahel font plus que jamais de l’approvisionnement alimentaire un enjeu majeur. La sécurisation de l’approvisionnement alimentaire doit aussi constituer une priorité définie par les politiques agricoles. Dans un contexte de forte instabilité des prix mondiaux, les stratégies d’approvisionnement doivent privilégier la valorisation des opportunités offertes par les marchés des pays sahéliens. Enfin, la réussite des stratégies d’atténuation de l’instabilité des prix et d’approvisionnement des marchés dépend de la détermination et de la capacité de chaque Etat dans leur mise en œuvre. Elle dépend également de l’effectivité de la politique menée, c’est-à-dire de la manière dont les mesures prévues dans le cadre de la politique sont effectivement mise en œuvre par l’Etat, et dont elles sont respectées par les acteurs privés. Elle dépend, pour terminer, de la prévision des acteurs des niveaux de prix, des périodes d’intervention sur les marchés, afin d’être en mesure d’anticiper correctement l’action publique et de se positionner en conséquence.
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