Une éducation strictement "utilitaire" ?








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John Stuart Mill : Mythes et réalités1

Par : Francisco Vergara
John Stuart Mill est né à Londres en 1806. Il est issu de ces classes sociales intermédiaires écossaises qui, après l'Union avec l'Angleterre en 1707, vont fournir au Royaume-Uni un contingent impressionnant de penseurs de premier ordre dont les plus connus sont David Hume et Adam Smith.

Il atteint l'âge de 15 ans à un tournant de l'histoire de l'Angleterre. Les longues guerres liées à la Révolution française et à Napoléon (1789-1818) ont pris fin et les forces conservatrices anglaises sont sur la défensive, ne pouvant plus jouer sur les peurs et animosités nationales pour bloquer les réformes qui se préparent depuis près d'une centaine d'années.

"C'était une époque, nous dit Mill dans son Autobiographie, pendant laquelle se répandaient rapidement les idées de liberté et de progrès (rapidly rising Liberalism*) … le vent commençait à tourner en faveur des réformes2".

Son père, James Mill (1773-1836) était philosophe, historien et économiste ; proche ami de Jeremy Bentham (1748-1832) et de David Ricardo (1772-1823), il était le principal animateur des Benthamian liberals, mouvement intellectuel réformiste du début du XIXe siècle appelé plus tard "radicalisme philosophique". Sous sa direction, John Stuart reçut, dès sa plus jeune enfance, une éducation très complète et à quatorze ans il avait déjà étudié les classiques grecs et latins ainsi que les sciences naturelles et l'économie politique.

Considérant qu'il devait dédier sa vie à "réformer le monde", il milita en faveur de la plupart des grandes causes qui étaient à l'ordre du jour à son époque (la réforme de la loi électorale, de l'éducation, les droits des femmes, la question irlandaise, l'autonomie des colonies, la protection de la nature, etc.). Il participa à presque tous les débats intellectuels qui ont accompagné ces grandes luttes politiques, contribuant (par des articles et des livres) à pratiquement tous les domaines des sciences humaines : l'économie politique, la logique, la psychologie, l'éthique, la théorie de la législation, la science politique, etc..

Dans son Autobiographie, il rappelle la plupart des grands débats d'opinion de l'époque, exposant avec clarté et précision les thèses qui s'affrontaient, rappelant quelle fut sa contribution particulière et quels sont les penseurs auxquels il est redevable pour ses idées. On ne peut insister assez sur l'importance de ce livre pour la connaissance de la vie et des opinions de Mill, trop souvent déformées par les commentateurs. C'est pourquoi nous allons revenir sur quelques unes des déformations parmi les plus répandues, ce qui nous fournira l'occasion de préciser certains points essentiels de sa pensée.
Une éducation strictement "utilitaire" ?

On écrit parfois qu'il était entouré par des esprits assez étroits et que l'éducation qu'il reçut, sous la direction de son père, aurait exclu tout ce qui n'est pas strictement "utilitaire". Joseph Schumpeter, par exemple, nous dit à propos du milieu qui l'entourait :

« leurs idées sur le plaisir et la douleur … peuvent en réalité s’étendre au-delà de l’idée de bifteck, mais à peine au-delà3»

Et à propos de l'éducation que John Stuart reçut de son père :

"on lui avait appris à mépriser (he was taught to despise) tout ce qui n'a pas un intérêt intellectuel ; tout ce qui ne fait pas partie de la palette habituelle de l'utilitariste 4 ".

L'idée que véhiculent les auteurs comme Schumpeter est que James Mill aurait donné à son fils une éducation excluant tout ce qui est poétique, artistique ou simplement amusant. L'Autobiographie de John Stuart apporte un démenti catégorique à ce genre de désinformation :

"Exclure les livres de divertissement (books of amusement) ne faisait cependant pas partie de la stratégie éducative de mon père … il en a emprunté plusieurs pour me les faire lire ; ceux dont je me souviens sont Les mille et une nuits, Don Quichotte, Contes d'Arabie de Cazotte, etc.5".

Concernant la poésie, il écrit :

"j'ai commencé les poètes grecs avec L'Iliade d'Homère. Lorsque j'avais fait un peu de progrès [dans la version grecque] mon père mit dans mes mains la traduction faite par Pope … ce sont les premiers vers en anglais que j'ai lu avec plaisir … je crois que j'ai dû la lire, d'un bout à l'autre, vingt à trente fois6".

Il dévorait aussi, nous dit-il, les ballades en vers (metrical romances) de Sir Walter Scott :

" que mon père m'a conseillées et qui m'ont vraiment enchanté … je chantonnais, au rythme d'une musique de mon cru, plusieurs des ballades de Walter Scott. Pour les accompagner, je suis allé jusqu'à composer plusieurs airs de musique, dont je me souviens encore7".

D'où peuvent venir ces déformations étonnantes concernant l'éducation que Mill a reçu de son père (et que Schumpeter n'est pas le seul à reprendre) ? Peut-être certains ont-ils confondu la phase d'éducation sous la direction de son père avec une période plus tardive de sa vie, qui eut lieu trois ans après son retour de France. Il nous dit qu'à cette époque il fit une pause (an intermission) dans ses lectures poétiques et qu'il accentua énormément "pendant deux ou trois ans" sa consommation d'écrits purement "logiques et analytiques" devenant une sorte de "machine à raisonner8".

Pour finir sur ce sujet, il est difficile de ne pas remarquer que les commentateurs français qui propagent ce genre d’idées confondent très souvent le mot "utilitariste*" (expression par laquelle Mill désigne sa doctrine éthique) avec l'expression française "utilitaire" (mot péjoratif qui désigne une attitude "calculatrice et intéressée" et une échelle de valeurs qui méprise la littérature, la musique et les arts). C'est la confusion que font, parmi d'autres, Elie Halévy et Louis Dumont.
Mill et la méthode de Bentham

C'est vers l'âge de quinze ans que Mill lut, en français, le Traité de législation de Bentham9 :

"la lecture de ce livre ouvrit une époque nouvelle dans ma vie et constitua un de ses tournants10".

Le principe d'utilité* (la doctrine selon laquelle le bonheur* de la communauté est le but suprême à viser et le critère ultime en matière de morale et de législation) lui était connu depuis sa plus tendre enfance. Mais c'est en lisant Bentham qu'il saisit vraiment l'énorme portée pratique de ce principe, dont il comprit qu'il avait pour vocation non seulement de remplacer les faux critères de moralité et de législation (comme "la loi de nature", "la droite raison", "le sens moral", "la rectitude naturelle") mais encore de servir de boussole pour réformer les lois, les mœurs et les institutions.

La manière dont Bentham passa au crible la législation pénale de son époque, l'impressionna profondément et lui fournit un exemple concret d'application "scientifique" du principe d'utilité, un exemple pouvant être imité dans d'autres domaines :

"Désormais j'avais devant moi une vue générale des réformes qui pouvaient être apportées à la condition humaine à travers l'application de cette doctrine" (Ibid., p. 68-69)
Le mythe du "calcul benthamien"

Un point s'impose ici à propos de "la méthode de Bentham". Très souvent on pense que cette méthode consiste à "calculer les peines et plaisirs" que vont tirer, d'une loi ou d'une décision gouvernementale, chacun des habitants d'un pays (en mesurant la "durée" de leur plaisir, son "intensité", sa "certitude", etc.,) et en faisant ensuite l'addition des plaisirs des différents individus de manière à obtenir un total global. Bien entendu, Bentham n'a jamais soutenu que c'est ainsi qu'on doit procéder en matière de morale et de législation. Et ce n'est pas cela qu'entendent les théoriciens de la législation par "la méthode de Bentham".

Ce "calcul des peines et plaisirs" (que l'on confond avec sa "méthode") se trouve dans un court chapitre de trois pages et demie de An Introduction … où Bentham explique quelle serait la manière de calculer "la valeur d'un lot de plaisirs" dans un cas idéalement simple, où on pourrait tout connaître et tout calculer tout en disposant du temps nécessaire pour le faire. Ce n'est évidemment pas ainsi qu'on procède pour élaborer un code pénal, par exemple. Bentham le dit explicitement d'ailleurs :

"Il ne faut pas s'attendre à ce que cette procédure soit strictement appliquée avant chaque jugement moral ou avant chaque décision judiciaire ou parlementaire. On peut néanmoins toujours l'avoir à l'esprit11".

La "méthode" qui a forcé l'admiration de tellement de théoriciens du droit est tout à fait autre.

Depuis l'Antiquité, il y avait eu des philosophes, comme Bentham, qui ont pensé que la législation devait avoir pour but le bonheur de communauté ; mais, ils s'étaient limités à constater que la législation de telle ville était meilleure que celle de telle autre. Personne ne s'était attaqué aux problèmes que pose l'élaboration d'un code entier en s'appuyant systématiquement sur ce principe. Bentham l'a fait en élaborant les catégories (définitions et buts) intermédiaires indispensables grâce à une "classification scientifique" des actions punissables ainsi que des divers types de punitions.

Le premier problème que rencontre le théoricien de la législation vient du fait que la société tend à considérer comme répréhensible ce qui est nouveau, ce qui est inhabituel ou, simplement, ce qu'elle n'aime pas. C'est ainsi qu'à l'époque de Bentham la loi condamnait sévèrement le blasphème, l'athéisme, la sodomie, etc. Le premier pas, si l'on veut élaborer un code pénal cohérent, consiste donc à définir avec précision ce qu'est une "action nocive" (mischievous act), une action qui mérite d'être réprouvée. Une définition claire et précise, dit Bentham, est un point de départ indispensable. D'après lui, une action est nocive lorsque sa "tendance générale" est de produire plus de douleur et de souffrance à la communauté qu'elle ne produit de plaisir et de joie.

Ceci étant clarifié, il faut ensuite distinguer, parmi les actions "nocives", celles qui doivent être punies et celles qui ne doivent pas l'être. Ici encore, les penchants spontanés de la société sont de punir (ou de laisser impuni) en fonction de ses préjugés sans se demander si la criminalisation va aggraver ou améliorer la situation. Il est pourtant clair que certaines activités nocives ne disparaissent pas du seul fait qu'elles sont "criminalisées". Dans certains cas, parmi les plus importants, elles deviennent clandestines, engendrent des organisations criminelles et augmentent la violence, tout en créant des incitations et des revenus permettant de corrompre les fonctionnaires. Le cas d'école, en matière de criminalisation de ce qui ne devrait pas l'être, est l'interdiction de la vente de boissons alcooliques, dans les années 1930, aux Etats-Unis, qui a produit des maux sociaux graves et durables.

Ensuite, il faut décider des punitions, de leur intensité et de leur durée. Ici encore, c'est d'après ses préjugés que la société se guide habituellement. Comme le dit sarcastiquement Bentham :

"Si tu trouves répugnant : punis beaucoup. Si c'est légèrement choquant : punis peu. Si tu n'es pas offusqué : ne punis pas. Il ne faut surtout pas que les diktats vulgaires de l'utilité publique l'emportent sur les délicats sentiments de l'âme12"

Pour décider de cette question, Bentham s'appuie sur une classification des différentes "buts" que le législateur doit poursuivre en matière de punition. Il en distingue plusieurs (tous subordonnés au critère suprême : "le bonheur de la communauté") :

  1. la dissuasion des criminels potentiels (par la peur qu'inspire la punition) ;

  2. la protection de la société (en mettant à l'écart les personnes dangereuses) ;

  3. la réinsertion du criminel (par la rééducation), etc..


Il examine ensuite les différents types de punition en fonction de leurs répercussions sur chacun de ces buts et cherche les meilleurs compromis en ayant toujours en tête le bonheur de la communauté.

Lorsqu'on connaît ce que Bentham a fait pour la théorie de la législation pénale, l'enthousiasme du jeune Mill devient plus compréhensible. Bentham est à classer, sur cette question, avec des auteurs comme Linné (1707-1778) et Mendeleïev (1834-1907), qui élaborèrent le système de classification scientifique dont avaient besoin le domaine dont ils s'occupaient (la botanique et la chimie). Plutôt que de parler de "calcul des peines et plaisirs", les juristes parlent de "méthode analytique" et les disciples de Bentham de "méthode du détail". Ainsi, Mill nous dit :

"Quand je vis la classification scientifique appliquée [pour la première fois] au vaste et complexe sujet des actes punissables, le tout sous la direction du principe qui consiste à évaluer en fonction des conséquences [en fonction des plaisirs et des peines, F. V.] ­­­ - telles que ces conséquences peuvent être retracées (followed out) à travers la méthode du détail que Bentham introduisit dans l'étude de ce sujet - j'eus l'impression d'avoir été déposé sur une cime du haut de laquelle je pouvais … voir s'étendre dans le futur des percées intellectuelles dépassant tout ce qui est envisageable13".
Bentham ou Kant ? des méthodes opposées

On comprend mieux la spécificité de la méthode de Bentham en la juxtaposant à celle de l'autre grande famille philosophique qui cherchait, elle aussi, un principe directeur pour la législation pénale ; nous parlons de la famille que Mill appelle "métaphysique des principes a priori". Cette école, dont Kant est le plus célèbre représentant, refuse que la législation pénale (et plus généralement la justice) soit considérée comme un moyen pour atteindre un but et se propose de déduire les principes de cette législation non de l'expérience de l'humanité en matière pénale mais à partir de "l'idée de justice" telle que nous la fournit la "Raison pure". Voici comment Kant traite la question pénale :

"Mais quel est le mode et quel est le degré du châtiment que la justice publique doit adopter comme principe et mesure ? Il n'en est point d'autre que le principe de l'égalité … si tu le frappes, tu te frappes toi même ; si tu le tues, tu te tues toi même. Seule la loi du talion, mais bien entendu à la barre du tribunal, peut fournir avec précision la qualité et la quantité de la peine14 "

" La peine juridique … ne peut jamais être considérée simplement comme un moyen de réaliser un autre bien, soit pour le criminel lui même, soit pour la société dans son ensemble, mais doit uniquement lui être infligée, pour la seule raison qu'il a commis un crime … La loi pénale est un impératif catégorique*, et malheur à celui qui se glisse dans les anneaux serpentins de l'eudémonisme*15"

"ainsi le veut la justice comme Idée du pouvoir judiciaire selon des lois universelles fondées a priori16"

Pour finir sur cette question, rappelons qu'il y a d'autres analyses de Bentham, ainsi que de James Mill, avec lesquels John Stuart n'était pas d'accord. Par exemple, la méthode dont s'était servi son père (dans son Essay on Government), et qui consiste à "déduire" les meilleures institutions gouvernementales à partir de deux ou trois principes généraux sur la nature humaine (ce que Mill appelle "méthode géométrique"), lui paraissait une manière "non scientifique" d'appliquer le principe d'utilité17.
Mill et l'utilitarisme

Dans son essai La Nature, Mill critique systématiquement la doctrine selon laquelle le principe suprême, en matière de morale et de législation, doit être de "suivre la nature". Mais, il ne nous dit pas, dans cet essai, par quel autre principe le remplacer. Il suffit, néanmoins, d'avoir un peu lu ses écrits, pour voir que son principe suprême est "le bonheur de la communauté", qu'il appelle parfois "principe d'utilité", parfois "utilitarisme" et parfois "doctrine du bonheur".

Il est surprenant donc de rencontrer, aussi souvent, des commentateurs qui soutiennent que Mill aurait "rompu avec l'utilitarisme". Parfois, ceux qui ont traduit ses œuvres les ont même "corrigées" de manière à conforter cette thèse.

Le plus courant est de situer la prétendue "rupture" pendant la crise de jeunesse de Mill. C'est ce qu'écrit, par exemple, François Trévoux, dans son livre Stuart Mill :

“ La crise de 1826 est une réaction contre son père ; pour tenter de s’en affranchir, il s’écarte des idées utilitaires18

Trévoux donne en référence une traduction de l'Autobiographie faite par Cazelles, que nous citons plus bas, où les passages dans lesquels Mill s'exprime sur cette question ont été "retouchés" de manière à conforter la thèse de la rupture.

Une cinquantaine d'années plus tard, dans son Anthologie de l'utilitarisme, Catherine Audard reprend la même thèse :

"Cette éducation mena John Stuart Mill en 1826 à une grave crise morale, qui lui fit perdre momentanément sa foi utilitariste19 "

Pourtant, dans les passages de l'Autobiographie qui traitent de cette crise (et qui sont reproduits quelques pages plus loin dans cette Anthologie), on constate que Mill dit exactement le contraire :

"je n'ai jamais cessé de considérer que le bonheur est le critère de toutes les règles de conduite, et le but de la vie20 "

Peut-être Catherine Audard (comme François Trévoux, un demi siècle plus tôt) a-t-elle été induite en erreur par la traduction de Cazelles :

"Je n'avais jamais senti vaciller en moi la conviction que le bonheur est la pierre de touche de toutes les règles de conduite, et le but de la vie21 ».

En utilisant l'expression « je n'avais jamais », Cazelles donne l’impression que, lors de sa crise, Mill s'est mis à douter de l'utilitarisme. En effet, c’est dans ce sens qu’on utilise habituellement le plus que parfait : lorsqu’on a fumé pour la première fois, par exemple, on dit “ je n’avais jamais fumé”.

Pour finir sur la "crise psychologique" que Mill traversa à l'age de vingt ans, constatons qu'il s'explique clairement dans le chapitre V de son Autobiographie, sans qu'il puisse rester le moindre doute sur le fait qu'il resta fidèle à l'utilitarisme. Il le répète, d'ailleurs, lorsqu'il parle du grand théoricien de la législation John Austin [1790-1859] qui avait vécu longtemps en Allemagne :

"Comme moi, Austin ne cessa jamais d'être utilitariste (Like me, he never ceased to be a utilitarian) et malgré tout son amour pour les auteurs allemands, et le plaisir qu'il prenait à les lire, jamais il n'accepta, à quelque niveau que ce soit, la métaphysique des principes innés22 ".
Satisfaction ou bonheur ? A propos de Socrate et du pourceau

Les commentateurs soutiennent aussi, assez souvent, que Mill aurait rompu avec l'utilitarisme, non seulement pendant sa crise de jeunesse, mais encore dans ses œuvres fondamentales. On l'accuse, par exemple, de se contredire de façon flagrante dans son livre L'Utilitarisme, en soutenant que c'est par rapport au "bonheur" que tout doit être évalué et en écrivant, quelques lignes plus loin, que malgré tout :

" un Socrate malheureux vaut mieux qu'un pourceau heureux ".

Or, il n'a jamais rien écrit de la sorte. Ce sont les traducteurs et commentateurs qui rapportent cela.

Dans le passage sur "Socrate et le pourceau", auquel il est si souvent fait allusion, Mill dit quelque chose de totalement différent : il rappelle simplement qu’il ne faut pas confondre les mots insatisfaction et malheur. Un être humain sophistiqué, comme Socrate, aura toujours de nombreuses insatisfactions (des curiosités qu'il n'a pas assouvies, des désirs qu'il n'a pas réalisés, des projets qui n'ont pas réussi), mais cela n'implique pas qu'il soit nécessairement malheureux. C'est sur la "satisfaction", non sur le "bonheur", que porte la célèbre phrase de Mill :

« C’est mieux d’être un humain insatisfait qu’un pourceau satisfait, il est préférable d’être Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait (better to be Socrates dissatisfied than a fool satisfied23 ».

C'est mieux (better) du point de vue du bonheur. Un exemple simple permet de mieux comprendre pourquoi.

Supposons qu’un pourceau ne soit capable d’éprouver qu’un seul désir : celui de manger du maïs. Un pourceau parfaitement satisfait (qui a toujours eu tout ce qu’il désire) n’aura connu, pendant toute sa vie, qu’un seul type de plaisir. Supposons ensuite (toutes choses égales par ailleurs) que Socrate éprouve quatre désirs : manger, aller au théâtre, discuter de philosophie et réformer les lois et institutions de sa patrie. Il suffit de considérer ce quatrième désir pour comprendre que, contrairement au pourceau, Socrate n’aura jamais été complètement satisfait. Mais, malgré son insatisfaction (à laquelle échappe le pourceau), il aura connu, pendant sa vie, des "plaisirs" plus nombreux et plus variés que l’animal en question : et c'est de cela qu'est constitué le bonheur* dont parlent les utilitaristes.

La satisfaction, si on regarde n'importe quel dictionnaire, est le nom qu'on donne à l'état mental qui vient "après" avoir assouvi un désir ; il s'oppose au sentiment qui est présent "avant", lorsque le désir est vif, et qui s'appelle insatisfaction24. Le but de la vie, d'après la doctrine utilitariste, n'est pas de maximiser la satisfaction (et d'éviter l'insatisfaction) mais de connaître le bonheur (avoir une vie remplie - autant que possible - d'états mentaux agréables : plaisirs, amusements, réjouissances, etc.). La différence entre ces deux buts saute aux yeux lorsqu'on considère que les plaisirs qui contribuent le plus au bonheur de toute une vie contiennent une composante importante d'insatisfaction (de désir non assouvi) : non seulement les plaisirs "nobles" du scientifique ou de l'historien qui cherche la solution d’un problème ainsi que ceux de l’artiste qui veut trouver la forme la plus parfaite pour exprimer une idée, mais encore ceux moins "élevés" de l’excitation dans le crescendo de l’amour physique, de la chasse, des jeux et des compétitions sportives ; autant de plaisirs que l’on peut difficilement appeler « satisfactions » car ils viennent avant que le désir n’ait été apaisé (avant la satisfaction).

« Ceux-là seuls qui se rapprochent de la brute sont contents et satisfaits » (Maupassant).
Si on se demande donc quel état est meilleur (offre plus de potentiel de bonheur), quel état nous devons préférer (si notre but est le bonheur) : celui d'un pourceau satisfait ou celui d'un Socrate insatisfait ? on peut très bien répondre, sans qu'il y ait contradiction, que celui de Socrate est préférable :

« Quiconque pense que cette préférence se fait au détriment du bonheur, écrit Mill … confond deux idées extrêmement différentes, celle de bonheur et celle de satisfaction25».

Ici, comme dans le cas précédent, des erreurs de traduction véhiculent et renforcent la confusion entre insatisfaction et malheur. Ainsi, Le Monnier, dans la traduction de L'Utilitarisme parue chez Felix Alcan, fait dire à Mill que :

« Il vaut mieux être un homme malheureux qu’un porc satisfait (Paris, 1919, p. 18) ».

On trouve la même confusion dans la traduction de Paul Lemaire, chez Hatier :

"Il vaut mieux … être Socrate malheureux plutôt qu'un imbécile content" (1922, p. 26)

Dans sa "Présentation" de la nouvelle traduction de L'Utilitarisme (Presses Universitaires de France, 1998) Catherine Audard ne saisit pas la distinction non plus :

"mieux vaut être Socrate insatisfait qu'un pourceau heureux" (p. 13).
La "qualité" dans l'évaluation des plaisirs

Une autre méprise courante consiste à dire que Mill aurait rompu avec l'utilitarisme en soutenant qu'on ne doit pas oublier de tenir compte de la "qualité" des plaisirs lorsqu'on estime leur valeur. Un utilitariste conséquent, affirme-t-on, devrait tenir compte uniquement de la "quantité". Ainsi Paul Lemaire, dans la "Notice biographique" qui précède sa traduction de L'Utilitarisme, écrit :

" tandis que Bentham se bornait à ne faire valoir dans le plaisir que la quantité, Mill se propose de réformer sa doctrine en introduisant le principe de la qualité dans l'estimation des plaisirs26"

C'est aussi ce que dit Catherine Audard :

"Mill présente son analyse du summum bonum comme ce qui le distingue de Bentham [… ] C'est pourquoi il introduit l'idée d'une différence qualitative entre les plaisirs27"

Mais, l'opinion selon laquelle il existerait des penseurs sérieux qui ne tiennent pas compte de la "qualité", lorsqu'ils évaluent les différents plaisirs, semble tellement fantaisiste qu'il doit certainement y avoir une confusion à la base. Pour démêler ce genre de confusion, il convient de clarifier deux choses :

  1. sur quoi porte la discussion et

  2. dans quel sens exact sont utilisés les mots "quantité" et "qualité".


Qu'est-ce qu'on entend par "la valeur" d'une chose ?

Qu’est-ce que Bentham et Mill entendent par " la valeur " d'un plaisir? C'est très simple. Puisque le but suprême - celui d'après lequel tout doit être évalué - c'est d'avoir "une vie aussi heureuse que possible", la valeur d'un plaisir (d'une activité agréable) est simplement sa contribution à ce but. Si un plaisir particulier (comme les massages, le football ou la musique) contribue beaucoup à une vie heureuse, on dit qu'il a beaucoup de valeur ; s'il contribue peu, on dit qu'il a peu de valeur28.

Mais, de quoi doit on tenir compte lorsqu'on estime "la valeur" de deux plaisirs différents ? Comme pour toutes les questions abstraites, on ne peut comprendre qu'en ayant à l'esprit des exemples concrets. Pensons donc aux cas les plus simples possibles – lorsqu'on estime, par exemple, la valeur respective d'un litre du meilleur bordeaux et celle d'un litre d'un vin médiocre ; ou lorsqu'on compare dix minutes de Mozart joués par le Philharmonique de Berlin avec le même morceau joué par la sonnerie d'un téléphone portable.

Lorsqu'on pose la question de cette manière, la réponse tant critiquée de Mill paraît très raisonnable :

"Alors que dans l'estimation de la valeur de toutes les autres choses, on tient compte de la qualité, il serait absurde d'admettre que dans l'évaluation des plaisirs on ne doit tenir compte que de la quantité29"
L'opinion de Mill semble tellement évidente qu'il est difficile de croire que quelqu'un puisse être d’un avis contraire. Qui pourrait soutenir qu'on doit tenir compte uniquement du nombre de litres, lorsqu'on choisit son vin ? ou seulement du nombre de minutes, lorsqu'on choisit une musique ? C'est indiscutablement à cela que fait allusion Mill dans sa phrase. Si on a des doutes, on peut consulter le paragraphe de sa Logique où il explique ce qu'il entend par les mots "qualité" et "quantité" :

"Imaginons deux choses entre lesquelles il n'existe aucune différence sauf dans leur quantité : un litre d'eau, par exemple, et dix litres d'eau … comme nous ne confondons jamais un litre d'eau avec dix litres, il est clair que l'ensemble de sensations qu'ils éveillent en nous est différent. D'une manière similaire, un litre d'eau et un litre de vin sont aussi deux objets dont la présence nous est connue par deux ensembles de sensations, ensembles qui sont [comme dans le cas précédent] différents l'un de l'autre. Dans le premier cas, néanmoins, nous disons que la différence est dans la quantité ; dans le deuxième cas, elle est dans la qualité" (John Stuart Mill, A System of Logic, Book I, ch. III, section 12).
The question then is whether, in his famous phrase about "quality", Mill used this word in its' philosophical sense, in which "quality" is opposed to "quantity", and is a descriptive term denoting the properties and characteristics that something possesses other than quantity ? or if he used the word "quality" to smuggle in some covert value judgement, a sense in which the word is not opposed to "quantity" but to "lowliness" or "vulgarity", as when one speaks of "people of quality".

L'opinion de Bentham

Pourtant, nombre de commentateurs pensent que Bentham n'aurait pas été d'accord avec Mill. Et ils citent, comme preuve, la phrase suivante :

quantité de plaisir égale, le jeux de quilles (push-pin) a autant de valeur que la poésie".
Il y a plusieurs choses à dire à propos de cette phrase. D'abord, elle n'est pas de Bentham. Comme celle sur "Socrate malheureux", il s'agit d'une citation travestie. Dans la phrase authentique, le mot "quantité" n'est jamais utilisé.

La véritable phrase provient d'un chapitre dans lequel Bentham s'interroge sur la contribution respective des différents arts, sciences et loisirs à une vie heureuse ; il utilise la même terminologie que Mill, il s'interroge sur "leur valeur". Voici ce qu'il écrit :

"L'utilité de tous ces arts et sciences … la valeur qu'ils possèdent (the value which they possess), est en proportion exacte du plaisir qu'ils donnent. Tout autre critère hiérarchique qu'on tenterait d'établir entre eux serait totalement fantaisiste. Préjugés à part, le jeu de quilles peut très bien posséder autant de valeur que la poésie. Et si le jeu de quilles fournit plus de plaisir, il possède plus de valeur30"
Sur les mots "valeur" et "quantité"

Pourquoi Bentham et Mill utilisent-ils (dans les chapitres expressément dédiés à l'évaluation) l'expression technique "la valeur d'une activité agréable" et non une expression plus familière comme "la quantité de plaisir qu'elle donne" ? Parce qu'ils pensaient que c'est la manière la plus correcte de s'exprimer. Ainsi, les mathématiciens, en parlant des variables et des constantes les plus diverses que l'on puisse imaginer, se réfèrent à "la valeur" qu'elles prennent. Dans son An Introduction …, Bentham s'explique sur ce mot :

" On remarquera que dans un but de précision (accuracy) il a été nécessaire d'utiliser, à la place du mot quantité, le mot valeur qui est pourtant plus difficile à comprendre (the less perspicuous term value31)" (les italiques sont de Bentham).

On peut conclure que les commentateurs qui écrivent que Bentham tenait compte "uniquement de la quantité" sont mal informés.

Il serait toutefois pédant et lourd d'utiliser toujours un vocabulaire technique parfaitement rigoureux et de se servir systématiquement du même mot. Alors, parfois, même des utilitaristes se servent d'expressions moins précises mais plus familières ; par exemple, au lieu de parler de "la valeur" d'une chose, ils parlent de "la somme " ou de "la quantité" de plaisir qu'elle procure. Si on utilise l'expression "quantité" dans ce sens, au sens figuré (comme synonyme de "valeur"), alors c'est vrai qu'un utilitariste ne tient compte que de la quantité. Mais, on ne peut pas alors opposer cette manière de parler à la phrase de Mill, car le mot "quantité" y est utilisé, non au sens figuré (comme synonyme de "valeur") mais au sens propre (pour désigner les litres, les kilogrammes et les minutes)32.
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