Chapitre sixième It is the voice of years that are gone ! They roll before me with all their deeds.
Ossian.
Après avoir versé quelques larmes en me séparant de ma bonne mère, je me trouve en l’année dix-sept-cent-quatre-vingt-quinze dans une maison de pension, tenue par deux vieilles filles ayant nom Chôlette. J’aurais grand tort de me reprocher de les avoir tourmentées pendant l’espace de trois ans, car, malgré mes espiègleries, je n’en étais pas moins l’enfant gâté de la maison : leur frère Ives, lui-même, vieillard morne et bourru, qui était mon souffre-douleur, ne se déridait, c’est-à-dire ne faisait une grimace de satisfaction, le seul rire dont il fut coutumier, que lorsque je le faisais endiabler, ou que je lui sautais sur les épaules au retour de son ouvrage : ça paraissait le délasser.
Le frère Chôlette ne m’a jamais infligé qu’une seule petite correction ; aussi, c’est la seule fois que je l’ai vu rire d’assez bon cœur. Je travaillais, ou je feignais de travailler, le soir, à mon devoir du lendemain, assis à une table où Ives était venu s’installer, pour ne pas me perdre de vue, tandis qu’il rapetassait un de ses souliers. « Je vais », dis-je, en faisant un clin d’œil à deux de mes amis, « chercher, dans mon dictionnaire, « petit gros, la couenne de lard. » C’était un sobriquet dont je l’avait gratifié, et que je trouvais très ingénieux, parce qu’il était gros et court, et qu’étant chauve, il avait été surpris par moi se servant d’une couenne de lard pour se frotter le crâne en l’absence de pommade plus odorante. Je n’eus pas lâché l’épithète injurieuse qu’il m’appliqua, avec son soulier, un coup sur les babines, en me disant : « Cherche soulier ! » Je n’eus pas les rieurs de mon côte ; le « cherche soulier » fit le tour de ma classe le lendemain.
Si j’étais aimé par Ives Chôlette, il n’avait pas lieu de se plaindre que je le négligeais : s’il descendait l’escalier pour aller à son ouvrage, je prenais un élan, je lui sautais comme un petit singe sur les épaules, et comme le tenace vieillard, qui s’attachait si opiniâtrement à Sinbad le marin, je faisais une longue promenade dans les rues sur cette monture d’une nouvelle espèce. Quand à Chôlette, il était, je crois, heureux de me procurer cette promenade tout en criant de temps à autre : « Veux-tu descendre, méchant diable ! Je vais te s.....r à terre ! » Mais s’il grondait d’un côté du visage, il riait de l’autre.
C’est une douce jouissance que le souvenir de l’affection, même du plus humble individu. Le pauvre Ives, laid, d’un esprit lourd, n’ayant probablement jamais reçu aucune marque d’affection de sa famille, s’était attaché naturellement à l’enfant espiègle qui s’occupait sans cesse de lui, même pour le tourmenter. J’eus un jour une preuve de son affection, que je n’ai jamais oubliée. Je jouais, le soir, dans la rue, lorsqu’une balle que je lançai, atteignit un nommé Poussart, qui se mit aussitôt à courir après moi pour me châtier : ce Poussart, d’une force prodigieuse, était redouté de tous les fiers-à-bras de Québec. Ives Chôlette, d’ordinaire si lourd, ne fit qu’un saut de la porte où il était, et se jeta au-devant de mon ennemi.
– Arrête, Poussart ! lui dit-il ; tu ne toucheras pas à cet enfant, car, vois-tu, je l’aime plus que moi-même.
– Et qui m’en empêchera ? dit l’autre, d’un air menaçant.
– Moi, Poussart : je sais que je ne suis pas de force à lutter contre toi ; mais, ajouta-t-il, en lui saisissant le bras, je me collerai amont toi et je te mangerai à belles dents.
Je compris, ce jour, l’affection qu’Ives avait pour moi : j’aurais dû m’en douter auparavant, car il ne souffrait rien, ni de ses sœurs, ni des autres pensionnaires. Pauvre Chôlette ! Quelques années après, j’étais en profession, et quand il me rencontrait dans les rues son visage s’épanouissait aussitôt.
Chôlette me dit un dimanche au matin :
– N’en parle pas aux deux autres pensionnaires, et je te mènerai voir, après-midi, une bête curieuse, arrivée avant-hier dans un vaisseau d’Angleterre.
Les deux pensionnaires, Paschal Taché et Gaspard Couillard, étaient pourtant les deux enfants les plus doux, les plus aimables de la ville de Québec : c’était probablement à cause de ces qualités que Chôlette les aimait moins que moi.
Nous fîmes rencontre, en sortant de la maison, l’après-midi, d’un vieil Allemand, marié à une cousine de mon compagnon.
– Où allé fous ? dit l’Hanovrien.
– Nous allons voir une bête curieuse, débarquée hier à Sillery, fit Chôlette : vient avec nous.
– Tiable ! tiable ! la pête il être donc pain curieux pour marcher si loin ? Il faire un chaleur d’enfer !
Il faisait en effet une de ces chaleurs étouffantes du mois de juillet, à foudroyer un Éthiopien. Mais Ives l’ayant assuré qu’il ne regretterait pas ses peines ; que c’était l’animal, à ce qu’on lui avait dit, le plus extraordinaire qui eût jamais paru dans le Canada, le cousin consentit à faire le voyage avec nous.
Nous passâmes par l’Anse-des-Mères, distante d’une bonne lieue de Sillery, où nous arrivâmes enfin après maints arrêts, pour laisser reposer notre vieil Allemand, dont la langue desséchait dans la bouche, malgré les fréquentes libations d’eau fraîche qu’il faisait, grâce au fleuve Saint-Laurent, dont nous suivions les bords.
– Voulez-vous nous laisser voir, dit Chôlette à une servante d’un joli cottage situé à Sillery au bas d’une colline, la bête curieuse que vous avez ici ?
– Derrière la maison ; répliqua la grosse fille, en s’éventant le visage à tour de bras avec son tablier.
À la vue de l’animal, le schlinderlitche s’écria avec rage et mépris : « Der esel ! un jack ass ! un âne ! » et lâcha un donner wetter qui devait être un juron épouvantable, car la colline au pied de laquelle l’Allemand fut s’asseoir pour se reposer à l’ombre, en fut ébranlée jusque dans ses fondements.
Quant à moi, je liai bien vite connaissance avec mon nouvel ami, qui reçut mes caresses de la manière la plus aimable : c’était le premier âne à quatre pattes que je voyais, et j’en fus émerveillé. Si j’eusse eu un macaron, je l’en aurais régalé de meilleur grâce que cet égoïste de Sterne qui présenta semblable biscuit à un pauvre baudet pour étudier en naturaliste comment un âne savourerait un macaron, après avoir rejeté une racine amère d’artichaut pourri qu’il n’avait pas eu le courage d’avaler. À défaut de macaron, je lui donnai un reste de pain d’épice que j’avais grignoté, et qu’il mangea d’un air de satisfaction qui me réjouit le cœur. Je lui demandai ensuite comment il trouvait le Canada. À cette question il baissa une oreille et éleva l’autre. Je compris ce langage muet que je rendis par ces mots : Le Canada est un beau pays, mais je vais me trouver bien isolé, faute d’animaux de mon espèce. Je lui dis alors pour le consoler en lui frappant sur la croupe : Vivez dans l’espérance, mon cher ami. Le Canada se peuple rapidement, et dans cinquante ans, à la fleur de votre âge, vous aurez de nombreux amis de votre espèce. Ceci parut le consoler ; je lui fis de tendres adieux, et je repris le chemin de Québec. L’Allemand chanta pouilles à son cher cousin pendant toute la route, et rentra à quatre pattes chez lui. Lorsque je le rencontrais ensuite dans les rues, je lui criais, me tenant à une distance respectueuse : Allons à Sillery voir le der esel donner wetter et il me montrait le poing en grinçant des dents.
Le lecteur croira, sans peine, que vivant dans une maison où j’étais si gâté, je devins bien vite maître absolu de toutes mes actions, et que je ne fis pas faute d’en profiter. Il me fallut d’abord payer le tribut de ma propre inexpérience.
Je commençai par faire connaissance avec tous les petits polissons du quartier, et notamment avec le sieur Joseph Bezeau, autrement dit Coq Bezeau, parce qu’il était, je suppose, le chef des gamins. Il me présenta ensuite à tous ses amis de la ville et des faubourgs, comme un sujet des plus belles espérances. Je doute que beau Brummell fut plus fier de son élève le Prince de Galles, que le dit Coq Bezeau l’était du sien. Mais comme le chevalier anglais se permettait de temps à autres quelques insolences contre son royal pupille, mon précepteur, lui, se permettait de me tyranniser, si bien qu’un jour, à bout de patience, je lui fis appel, suivant une expression très en usage parmi les gamins.
– Tu ne me frapperas pas dans les yeux ! dit Bezeau en se redressant sur les argots, comme le volatile dont il portait le nom.
Je pris la chose à la lettre croyant dans mon inexpérience qu’il était convenu entre les enfants de ne point frapper au visage, crainte que les parents, voyant leurs yeux pochés, ne les châtiassent. J’ignorais alors que « tu ne frapperas pas dans les yeux » était l’injure la plus sanglante qu’un gamin pût lancer à la face d’un adversaire qu’il méprisait. C’était, suivant l’expression du Sam Waller de Dickens, ajouter l’insulte au mauvais traitement. Je lui répliquai de ne pas craindre, mais que lui de son côté ne me frapperait pas sur les yeux.
– Bien entendu ; fit-il en ricanant.
Le combat commence : un premier coup de poing me bouche un œil, et me voilà borgne.
– Mais tu m’avais promis ! lui criai-je en frottant la partie affligée, de ne point frapper au visage !
Pour toute réponse : pan ! un coup de poing me bouche l’autre œil ; et me voilà aveugle.
Après que Coq Bezeau m’eût, suivant l’expression en vogue, pommadé les deux yeux, le combat devint très inégal. Le grand art de la boxe est de donner et de ne pas recevoir ; et comme je recevais dix coups contre un que je portais en frappant au hasard, je m’avouai vaincu.
Un enfant qui a été bien rossé éprouve pendant longtemps une crainte assez naturelle de son adversaire : j’avais pourtant sur le cœur la raclée que j’avais reçue, non pas tant à cause de la raclée elle-même, qu’à cause des sarcasmes des autres gamins, et du sieur Coq Bezeau en particulier, et de leur éternel, « Gaspé, quand tu te battras, prends bien garde de frapper dans les yeux ! »
Voyant que le cœur me manquaient chaque fois que j’étais tenté de demander ma revanche, je pris un parti désespéré qui ne me laissât aucune porte pour éviter le combat. Mon ennemi était assis un soir sur le bas de la porte, j’étais au second étage de la maison regardant par la fenêtre ouverte, lorsqu’une servante monte avec une chaudière pleine d’eau glacée, sortant du puits de la cour ; je l’arrache des mains de cette fille et la verse sur la tête nue du chef des gamins. Je crois que quand il aurait eu les ailes de l’oiseau dont il portait le nom, il n’aurait pas sauté plus haut. Il n’y avait plus maintenant à reculer : aussi la première explication de Bezeau, lorsqu’il me rencontra le lendemain au matin, fut une taloche que je lui rendis avec usure ; et nous fûmes ensuite les meilleurs amis du monde.
En me séparant du dit Coq Bezeau qui dort depuis vingt-cinq ans avec ses pères, je dois m’occuper de son jeune frère Charles, que nous appelions le petit rouge, à cause de sa chevelure couleur de feu, espèce de petit Poucet, diablotin enragé, que sa mère vouait cent fois par jour à tous les génies malfaisants auxquels il ressemblait ; je dois m’en occuper, dis-je, ne serait-ce que pour consoler les parents dont les enfants font le désespoir pendant leur enfance.
La mère, à bout de patience, ou, peut-être, (car la longanimité des mères est proverbiale), manquant de force pour le châtier suivant ses mérites, l’envoya manger de la vache enragée à la Baie d’Hudson. À l’expiration de trois ans, un des associés de cette puissante compagnie de marchands, entre un matin chez la mère Bezeau, ou plutôt chez Chôlette, car elle avait convolé depuis longtemps en secondes noces, et lui dit :
– Madame, voici votre fils que je vous ramène.
– Je savais bien, dit la tendre mère, que le mauvais sujet se ferait bien vite chasser par les bourgeois1 de la compagnie ! Que devenir maintenant qu’il a trois ans de plus ! J’en avais tout mon roide à lui donner le fouet dès l’âge de sept ans !
En effet ! lorsque la mère s’armait de verges pour fouetter le petit démon, et que toute résistance, après un long combat, devenait inutile, il offrait lui-même la partie assiégée, et criait pendant tout le temps que durait la correction : frappe ! frappe ! qu’il accompagnait de jurons, et des injures les plus sanglantes contre elle.
– Oui ! oui ! dit la Bezeau, je savais bien que le malheureux se ferait chasser pour finir par se faire pendre quelque part !
– Comment, madame ! dit le bourgeois, lui se faire pendre ! lui un mauvais sujet ! Mais cet enfant me vaut à lui seul dix de nos meilleurs hommes ! C’est un interprète sans prix pour nous : il a appris avec une facilité étonnante les langues des Indiens avec lesquels nous trafiquions ! Se faire pendre ! en voilà une idée celle-là ! Je l’ai amené ici pour le récompenser des bons services qu’il nous rend, et voici une bourse pour lui acheter des hardes, afin qu’il fasse le faraud pendant les trois semaines qu’il passera à Québec ; et j’entends qu’il ait toujours quelque monnaie dans sa poche pour traiter ses jeunes amis.
La mère Chôlette sauta au cou de son précieux nourrisson, lequel pour la remercier, lui fit une harangue en excellent esquimaux.
Laissons la parque, patronne de la quenouille, filer pendant près de trente ans les jours du sieur Charles Bezeau. Je suis à Québec sur le rempart, admirant les beautés de la nature, lorsqu’un gentleman très bien mis vient prendre place près de moi. C’était un compatriote, j’étais certain qu’il répondrait à mes avances ; et comme j’ai une mémoire surprenante pour démêler les traits d’une personne que j’ai déjà vue, il me sembla que j’avais jadis connu cet étranger, ce qui me fit lui demander, après un moment de conversation, s’il était citoyen de la ville de Québec.
– J’y suis né, me dit-il, mais je l’ai laissée vers l’âge de onze ans, et je ne l’ai visitée ensuite que de temps à autre, mais rarement.
– J’étais certain, lui dis-je, de ne pas me tromper : vous êtes né et vous avez été élevé dans la côte à Moreau1 ; et votre nom est Charles Bezeau.
Nous renouvelâmes connaissance avec un plaisir mutuel : il me fit l’histoire de sa vie, qu’il termina par ces paroles remarquables :
Ma mère a souhaité bien des fois de me baiser mort pendant mon enfance : c’eut été un grand malheur pour elle, pour mon beau-père et pour mes sœurs, qui coulent maintenant des jours heureux sous mon toit, et que j’ai soustraits à la misère.
Monsieur Charles Bezeau avait fait non-seulement une jolie fortune, mais était aimé et respecté dans la paroisse de Lotbinière (je crois), dont il était un magistrat.
La parque fileuse, Lachésis, continuait toujours sans relâche sa besogne, quand, après une vingtaine d’années, mon fils, le curé de Saint-Apollinaire, me dit qu’un vieillard respectable, ayant nom Charles Bezeau, de la paroisse de Saint-Antoine, parlait souvent de moi, et qu’il lui avait fait promettre de me conduire chez lui à la première visite que je lui ferais. J’acceptai l’invitation, et je fus agréablement surpris, il y a cinq ans, d’être reçu par mon ancienne connaissance dans une maison riche et confortable : il était en effet un des plus riches citoyens de Saint-Antoine. Mais lorsque je retournai ensuite chez mon fils, après dix-huit mois le respectable monsieur Bezeau était mort, laissant une fortune considérable à des jeunes filles qu’il avait élevées. Ce digne homme n’avait point laissé de postérité de ses deux mariages.
Après cet exemple, ô mères, ne désespérez jamais de vos enfants, quelque vicieux qu’ils soient pendant leur enfance.
Une lettre que je reçus du député commissaire général Thompson, après avoir publié « Les Anciens Canadiens », me semble, par son à propos, devoir trouver place dans ce chapitre. Monsieur Thompson, vieillard octogénaire de la plus grande respectabilité, est, je crois, sans exception de race, le plus ancien citoyen né dans la ville de Québec. Cette lettre, après un petit préambule en langue anglaise, est écrite en bon canadien français, qu’il parlait dès son enfance comme tous les enfants d’origine britannique à cette époque.
« My dear sir, and old acquaintance, I venture to address you in french although at the risk of exposing myself |