Littérature québécoise








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Pierre Saurel

Un cadavre dans la piscine



BeQ

Pierre Saurel

Un cadavre dans la piscine
roman


La Bibliothèque électronique du Québec

Collection Littérature québécoise

Volume 608 : version 1.0
Un cadavre dans la piscine

Édition de référence :

Loze-Dion éditeur Inc., 1996.

I


(Mardi 14 mai 1987)

Huit heures du matin. La jeune fille traversa la rue en courant. Le trafic était intense. En se risquant entre les intersections, le piéton devenait un candidat au suicide.

La fille se dirigea vers l’édifice de quinze étages qui abritait les immenses bureaux de Brisebois et fils, construction, l’une des compagnies les plus actives du Québec.

Elle appuya sur une sonnette, à droite des immenses portes qui ne s’ouvraient qu’à neuf heures.

Trente secondes d’attente. Personne ne venait ouvrir. La jeune fille jeta un coup d’œil sur sa montre bracelet.

– Huit heures cinq. Monsieur Edmond termine à huit heures. Il doit être parti.

Elle fouilla dans son sac, sortit un trousseau de clefs et se dirigea vers la porte de côté. Un instant plus tard, elle entrait dans l’édifice. Elle descendit immédiatement au sous-sol.

Huguette Séguin, une fort jolie brune, était la secrétaire du gérant général de la compagnie. Elle avait demandé et obtenu une clef de l’édifice.

Depuis que ses patrons avaient installé, au sous-sol de l’édifice, un gymnase et une piscine, Huguette arrivait au bureau à huit heures, tous les matins. Elle se rendait immédiatement au sous-sol, se changeait, faisait quelques exercices d’assouplissement, puis de la culture physique. Enfin, elle se rendait à sa case, enfilait son costume de bain et nageait jusqu’à neuf heures moins quart. Elle se rhabillait et arrivait toujours la première à son bureau.

Ce matin-là, Huguette ne changea rien à ses habitudes. Sans même allumer les lumières, elle traversa la salle où se trouvait la piscine et arriva à la pièce du centre, celle des casiers, des douches et du sauna.

Huguette se dévêtit, enfila son costume de gymnastique et se rendit au gymnase. Elle alluma les lumières et commença ses exercices. Vingt minutes plus tard, elle se glissait sous la douche puis, après avoir endossé son costume de bain, elle se dirigea vers la piscine.

La jolie fille alluma les lumières et voulut se glisser dans l’eau.

Elle poussa un cri qui aurait pu attirer tous les employés si ces derniers avaient été au travail.

Étendue sur le ventre, dans l’eau, se trouvait une femme. Ses longs cheveux auburn flottaient, formant une auréole autour de sa tête.

Huguette se ressaisit, se rapprocha un peu plus et reconnut le costume de gymnastique de celle qui reposait dans la piscine.

« Madame Raymonde ! »

Elle n’hésita pas. Elle plongea dans la piscine et ramena le corps de Raymonde Brisebois, morte depuis plusieurs heures.

Tout en cherchant à maîtriser sa nervosité, Huguette s’habilla rapidement.

« Si seulement il y avait quelqu’un. Mais il est encore trop tôt. »

Elle ne voulait pas rester seule avec le cadavre. Soudain, elle songea au docteur Labonté. Il était son médecin depuis qu’elle était enfant. Elle pouvait l’appeler à toute heure du jour ou de la nuit.

La secrétaire courut au gymnase. Sur le mur du fond, il y avait un appareil téléphonique. De son sac à main, elle retira un petit calepin rouge, un carnet où se trouvaient tous les numéros de téléphone importants.

« Espérons qu’il est chez lui. »

Elle dut s’y prendre à deux reprises pour composer le numéro correctement.

Enfin, elle reconnut la voix de son médecin de famille. Huguette ne parlait pas, elle criait. Le bon vieux docteur dut lui faire raconter son histoire à deux reprises.

– Premièrement, ma petite Huguette, tu vas te calmer. Ensuite, préviens la police. Tes compagnons de travail ne devraient pas tarder. Tu n’as pas à t’en faire, il s’agit d’un accident regrettable. Tu ne peux rien changer.

– Un accident ? Mais c’est impossible. Madame Raymonde est une exc... était une excellente nageuse.

– Elle a pu avoir un malaise subit, une crise cardiaque, une crampe qui paralyse et empêche de nager. Comme elle était seule, personne n’a pu lui porter secours. Préviens les autorités. Il est près de neuf heures, tu ne seras plus seule longtemps.

– Vous avez raison, docteur. Je vais suivre vos conseils.

– Et surtout, du calme. C’est promis ?

– J’essaierai.

Elle raccrocha. Avant de téléphoner aux autorités policières, elle jeta un coup d’œil sur sa montre.

« Moins cinq. Monsieur André doit être arrivé. »

André Laurin, gérant de la compagnie, était son patron. Elle allait lui laisser prendre ses responsabilités.

*

Le sergent-détective René Poulin de l’escouade des crimes contre la personne, de la police de la CUM, fut chargé de l’enquête.

Il commença tout d’abord par interroger Huguette Séguin qui lui raconta comment elle avait fait la macabre découverte.

– Donc, quand vous êtes arrivée ce matin, il n’y avait pas de lumière dans la partie où se trouve la piscine ?

– Non. Je n’allume jamais. Je me dirige tout de suite à ma case pour me changer, puis je vais au gymnase faire mes exercices.

Le sergent lui reprocha :

– Vous auriez dû laisser le corps là où il se trouvait.

– Mais je ne savais pas qu’elle était morte.

– Madame Brisebois a-t-elle l’habitude de venir à la piscine, le matin ?

– Jamais... mais j’ai pensé qu’aujourd’hui... et puis, je ne sais plus. Je voulais la sauver. Je ne savais plus où donner de la tête. J’ai appelé un ami, mon médecin de famille. Il m’a fait comprendre que c’était un accident et m’a recommandé de vous prévenir.

Le médecin légiste, en s’approchant du couple, avait entendu la fin de la conversation.

– Ce médecin a sans doute raison. Il n’y a aucune trace de violence. Madame Brisebois a eu une syncope, elle est tombée à l’eau. C’est la seule explication logique.

– Elle se plaignait de douleurs à l’estomac, depuis quelques semaines, murmura Huguette.

– Elle aurait dû consulter son médecin, répliqua sèchement le sergent. Vous me confirmerez tout ça après l’autopsie, doc ?

– Sûrement. Si elle a eu une syncope, si elle a fait un infarctus, nous le saurons. Par contre, si elle n’a eu qu’une faiblesse, c’est l’immersion qui aura causé la mort par noyade.

Le sergent conclut :

– Si ce que mademoiselle m’a dit est vrai, avec tout le travail qu’abattait la victime, son cœur devait être dans un piteux état.

André Laurin, le gérant, avait décidé de fermer les bureaux de la compagnie pour la journée.

– Vous avez prévenu monsieur Brisebois, l’époux de la victime, demanda le sergent ?

– Pas personnellement, répondit le gérant. Madame avait, dans un tiroir de son bureau, le numéro de téléphone du spécialiste qui soigne monsieur Brisebois.

– Il est malade ?

– Il a subi une hémorragie cérébrale, il y a deux ans. Il est demeuré paralysé. Il ne se déplace qu’en fauteuil roulant. Je n’ai pas osé lui annoncer le décès de son épouse au téléphone. C’est son médecin qui s’en chargera. Ce doit être déjà fait.

Le sergent fronça les sourcils et murmura :

– C’est curieux.

– Quoi donc ?

– Moi, si ma femme n’entrait pas de la nuit, je m’inquiéterais. Je chercherais à savoir où elle se trouve. Il n’a pas téléphoné ?

Laurin répondit calmement :

– Je sais que le couple fait chambre à part depuis l’attaque qu’a subie monsieur Brisebois. Madame travaille parfois très tard. Quand elle arrive chez elle, son mari est couché et elle part, le matin, avant qu’il soit debout. Enfin, Huguette a découvert le corps à huit heures trente. Les bureaux, à cette heure-là, sont encore fermés. Nous ne répondons pas au téléphone avant neuf heures. Il a peut-être appelé. Vous pouvez vous informer auprès de notre service d’appels de nuit.

Le sergent n’eut pas à le faire. Vingt minutes plus tard, soutenu par son chauffeur, Jérémie Brisebois arrivait aux bureaux de sa compagnie. Un silence de mort accueillit son entrée. Le malade, d’une voix gutturale, ordonna à son domestique :

– Julien, mon fauteuil roulant, s’il te plaît. J’ai beaucoup de difficulté à me tenir debout, ce matin.

Laurin aida le grand malade à s’installer, puis lui tendit la main.

– Mes condoléances, monsieur Brisebois. C’est un grand malheur qui vient de nous frapper. Selon le médecin légiste, votre épouse a été victime d’une syncope, elle est tombée à l’eau et s’est noyée.

Jérémie Brisebois ne répondit pas. D’une pâleur cadavérique, les yeux fixes, il ne semblait pas voir tous ces gens qui s’agitaient près de la piscine.

Il revécut les dernières années de sa vie, comme dans un film. Il s’en était passé des événements depuis qu’il avait reçu son bac en économie.

*

(Juin 1977)

Jérémie Brisebois se leva de son fauteuil. Par la grande fenêtre du salon, il avait vu la lueur des phares de la voiture de son fils.

« Trois heures du matin... et il doit être ivre, comme d’habitude. »

Enfin, la porte s’ouvrit et le jeune Ludovic parut. Il s’arrêta brusquement en reconnaissant la silhouette de son père.

– Tu n’es pas couché ?

– Je n’avais pas sommeil. Tu as bu, comme à l’ordinaire.

Ludovic s’était dirigé vers le grand escalier menant au second étage. Il se retourna brusquement.

– J’ai bu, mais je ne suis pas ivre. Tu es toujours prêt à me juger sans savoir. Il est normal de fêter sa promotion avec ses amis, ses confrères.

Il s’était rapproché de son père. Il se laissa tomber dans le moelleux fauteuil, face à celui de Jérémie.

– Je me suis inscrit à de nouveaux cours.

Jérémie sursauta :

– Quoi ? Mais nous avions décidé qu’une fois tes études terminées, tu prenais quelques jours de vacances puis tu commençais ton travail à la compagnie.

Ludovic lui fit un signe de la main :

– Monte pas sur tes grands chevaux. Je suivrai des cours du soir en comptabilité. T’inquiète pas, à compter de lundi de la semaine prochaine, je serai à ton service.

Jérémie soupira et leva les yeux au ciel :

– La comptabilité... je me demande ce que ça va t’apporter de plus. Si tu avais suivi mes conseils...

Ludovic se leva et, nerveusement, marcha de long en large, puis s’arrêta devant l’immense foyer. Il s’empara du tisonnier et remua les braises.

– Nous n’allons pas encore discuter de mon avenir. Si tu n’as pas besoin de moi dans ta compagnie, tu n’as qu’à le dire. J’ai reçu de nombreuses offres.

Jérémie ricana :

– Je suppose qu’on te confiera un poste dans la direction ?

Ludovic se rapprocha de son père :

– Avoue donc que t’as pas digéré que je suive pas tes conseils. Combien de fois dois-je te le dire ? Toi, tu es architecte, c’est fort bien. Quand tu envisages un projet, ce sont les plans qui t’intéressent. Moi, c’est le côté monétaire. Il faut toujours viser plus haut, ne pas avoir peur d’établir des contacts, de faire concurrence aux plus grands.

Jérémie regarda son fils en souriant narquoisement.

– Vas-y, dis-le. Tu trouves que je n’ai pas réussi ?

– J’ai jamais dit ça. Maudit, essaie donc de comprendre le bon sens ! Tu te contentes de petits contrats...

Jérémie bondit comme mû par un ressort.

– Des petits contrats ? Cette semaine, j’en ai signé un, une construction qui coûtera cent vingt mille dollars.

Ludovic éclata de rire.

– Mais voyons, papa, tu sais comme moi qu’il y a des contrats de plusieurs millions qui s’octroient. As-tu peur de devenir aussi important que Sam Walters ?

Jérémie haussa les épaules et se dirigea vers l’escalier.

– Rêve éveillé, si tu veux, mais moi je préfère me coucher.

Et en montant, il grommela :

« Ce n’est pas un p’tit blanc-bec alcoolique qui va m’apprendre à diriger ma compagnie. »

Et pourtant, tout se mit à changer lorsque Ludovic entra au service de son père. Il travaillait sans relâche, même s’il était presque toujours absent du bureau. On le voyait dîner en compagnie de gens influents dans les plus grands restaurants. Il passait des journées au golf avec des dignitaires, des ministres, des députés.

Il convainquit son père de soumissionner pour des projets de grande envergure.

– Tu vas nous acculer à la faillite, disait souvent Jérémie. Ton compte de dépenses est fabuleux.

– Un jour, quand tu constateras les résultats, tu cesseras de te plaindre.

Et la compagnie se vit adjuger d’importants contrats. C’est alors que Ludovic décida de construire un gratte-ciel pour y loger les bureaux de la compagnie.

– Tu vas trop vite pour moi, Ludovic. Ça va nous coûter des millions.

– Mais nous louerons la majeure partie de l’édifice. J’ai calculé, papa. C’est un placement en or que nous allons faire.

Mais un jour, la maison Brisebois perdit plusieurs gros contrats pour lesquels elle avait soumissionné. La plupart de ces contrats étaient adjugés à Sam Walters.

C’est alors que Raymonde Lanthier, la secrétaire de Jérémie, demanda à voir Ludovic.

Raymonde était grande, brune, très jolie ; elle avait un corps de déesse. Tous les employés la reluquaient avec convoitise. Mais chaque fois qu’un homme lui proposait une sortie, elle refusait toujours.

« Raymonde est une administratrice hors pair, elle est irremplaçable et, surtout, c’est une fille qui sait tenir sa place », songeait Jérémie.

En entrant dans le bureau du président, Ludovic demanda :

– On m’a dit que vous vouliez me voir, mademoiselle. Je suppose que c’est papa qui...

– Non, c’est moi. Votre père est absent. J’ai eu une longue conversation avec votre père, ce matin. Malheureusement, ce fut inutile. Il ne veut pas regarder la vérité en face.

Ludovic eut un petit sourire moqueur.

– Vous craignez une faillite ?

– Pas du tout, au contraire. Je ne suis pas pessimiste comme votre père. Je vous en prie, assoyez-vous et écoutez-moi. Pour quelles raisons la compagnie Walters réussit-elle à nous soutirer les plus gros contrats ?

Ludovic l’écoutait d’une oreille distraite. Raymonde portait une robe ample, de couleur grise, un vêtement qui ne l’avantageait pas du tout ; et pourtant, on pouvait deviner une poitrine plantureuse, une taille mince et des hanches légèrement arrondies.

« On chuchote qu’elle repousse toutes les offres venant des hommes. Elle a un ami sérieux ou bien personne n’a encore su l’intéresser. »

Raymonde le tira de sa rêverie.

– Je vous ai posé une question, monsieur Brisebois.

– Vous voulez me faire plaisir ? Appelez-moi Ludovic. Monsieur Brisebois, c’est monsieur le président... papa. J’ai une proposition à vous faire.

À la surprise de Ludovic, la jolie secrétaire esquissa un sourire.

– Laquelle ?

– Il est près de midi. Je vous amène au restaurant. Nous pourrons discuter, tout en mangeant.

– J’accepte, mais à une condition.

– Je vous écoute.

– Vous avez des comptes de dépenses très élevés. Je ne veux pas que la note...

– C’est moi, Ludovic Brisebois, personnellement, qui vous invite, pas le vice-président de la compagnie.

– Dans ce cas, j’accepte. Revenez dans dix minutes.

Au cours du tête-à-tête, Raymonde montra à Ludovic certains documents supposément confidentiels.

– Depuis un mois, la compagnie de Sam Walters nous a coupé l’herbe sous le pied à trois reprises en soumissionnant à un prix légèrement inférieur au nôtre. Vous ne trouvez pas ça bizarre ? Trois fois en un mois et toujours la même compagnie.

Ludovic était devenu subitement très sérieux. Il était de bonne guerre, dans le domaine des compagnies qui obtenaient des soumissions par contrat, de faire engager des espions chez leurs principaux concurrents.

– Un traître ? demanda-t-il simplement.

– J’en suis persuadée. J’ai déjà proposé à votre père de congédier un de nos architectes pour qu’il aille offrir ses services à Walters. Mais monsieur Brisebois méprise ces tactiques. Pour lui, il semble impensable que Walters ait placé un de ses hommes dans notre personnel.

– Papa est vieux jeu. Je vais faire une enquête. Vous pouvez engager quelqu’un qui se mêlerait aux ingénieurs, aux architectes ?

– Facilement, nous avons justement besoin d’un messager. Il pourrait aussi se mêler aux employés qui s’occupent du ménage. Vous allez demander à une agence de détectives d’enquêter ?

Ludovic lui expliqua qu’un homme qu’il avait connu au collège pouvait probablement remplir cette fonction.

– C’est un enquêteur ?

– C’est un « bum ». Benoît Richard est fils de famille riche. Lorsqu’il a hérité de son père, il a immédiatement abandonné ses études pour s’engager dans la police. Mais il n’aime pas recevoir des ordres. C’est un type qui adore les femmes, la boisson, le jeu. Quand je l’ai rencontré, il y a quelques mois, il avait ouvert un bureau de détective privé mais n’avait pas de clients. Il travaillait alors à la pige, comme journaliste. Parfois, il devient garde de sécurité...

Raymonde le coupa :

– Mais s’il est riche, il n’est pas obligé de...

– Vous ne connaissez pas Benoît. L’argent lui file dans les mains comme dans une passoire. Mais ne vous trompez pas, c’est un type très intelligent, bel homme, grand, fort ; il adore la bagarre et quand il n’a pas d’ennuis, il se sent mal. S’il accepte, je lui fais confiance.

Et à la suite de ce tête-à-tête, Raymonde accepta quelques invitations à sortir avec Ludovic. Au bureau, on chuchotait qu’elle devait s’intéresser à son argent... on la jugeait tellement froide et indépendante.

Benoît Richard accepta de faire enquête et ne mit pas longtemps à découvrir l’employé qui était à la solde de Walters. Une fois l’espion remercié de ses services, les gros contrats se mirent à affluer. En quelques mois, la maison Brisebois était devenue l’une des plus florissantes du Québec.

Quant à Raymonde et Ludovic, ils ne se quittaient plus. Ludovic Brisebois était devenu amoureux.

*

(Juillet 1979)

Le mariage de Raymonde et Ludovic fut l’événement mondain de la saison. Toute l’élite de Montréal était présente. La mariée était plus jolie que jamais.

Jérémie Brisebois buvait beaucoup plus qu’à l’accoutumée. Ce n’est pas tous les jours qu’on marie son fils. Jérémie était enchanté de ce mariage, persuadé qu’il était que Raymonde ferait une excellente épouse.

– Jérémie, j’ai à te parler.

Le président se retourna. Edgar Lacourse, l’un des plus anciens employés de la compagnie et un ami intime, s’était approché de lui, mais Jérémie le repoussa d’un geste de la main.

– Oh non ! Edgar, dit-il en riant, tu ne m’auras pas pour discuter affaires aujourd’hui ! Ce matin, c’est la fête. Dire que je craignais que Ludovic meure vieux garçon. Maintenant, je n’hésiterai pas à lui léguer entièrement mon entreprise, puis ce sera au tour de mon petit-fils de prendre la relève.

Edgar insista.

– Jérémie, écoute-moi une seconde. C’est vrai ce qu’on chuchote, Raymonde ne travaillera plus ?

– Nous n’avons plus besoin d’elle. Maintenant que Ludovic ne boit pratiquement plus, il est devenu un administrateur hors pair. Pour ça, je dois dire merci à ma belle-fille. C’est elle qui a réussi à lui mettre du plomb dans la tête.

Il leva son verre.

– Buvons à la santé des mariés.

Tenace, Edgar Lacourse reprit :

– Raymonde doit conserver son poste. Toi, tu prends ta retraite et Ludovic, seul, ne pourra suffire à la tâche.

– Les femmes mariées sont faites pour demeurer au foyer et servir leur mari, s’écria Jérémie.

Edgar l’entraîna loin des autres invités.

– Pas si fort, si les femmes t’entendent, elles vont te tuer. Je ne te croyais pas si vieux jeu.

– Je ne suis pas vieux jeu. Je veux que Raymonde devienne maman et au plus tôt. Faut pas attendre qu’elle soit trop âgée. Moi, vieux jeu ? Tu me connais mal. Plusieurs femmes occupent des postes importants dans ma compagnie. Mais Raymonde, c’est pas la même chose.

– Pourquoi ? Elle est indispensable. Elle peut avoir un enfant, prendre quelques semaines de congé, puis réintégrer son poste. Le mariage, c’est pas la fin mais bien le début d’une nouvelle vie.

– Oui, une nouvelle vie de femme mariée pour Raymonde et, une femme mariée, ça reste au foyer. Oh ! et puis, laisse-moi tranquille Edgar, ce matin je ne veux pas discuter ! Je fête le mariage de mon fils.

*

(Septembre 1980)

On avait rarement vu des funérailles aussi imposantes. Douze « landaus » de fleurs, des centaines d’amis, de hauts dignitaires, des personnalités diverses, des politiciens y assistaient. Bref, toute la haute société du Québec était représentée.

Ludovic précédait le cortège, son épouse Raymonde à son bras. Toute vêtue de noir, un chapeau muni d’une voilette lui cachant presque entièrement la figure, la jeune femme attirait quand même les regards.

– Elle est toujours très belle, chuchota un curieux.

Un des employés de la maison Brisebois s’empressa d’ajouter :

– Belle, peut-être, mais monsieur Jérémie aurait bien voulu avoir un petit-fils. Pauvre lui, il est parti trop vite. Il paraissait en bonne santé, il venait à peine de prendre sa retraite et crac...

– Le cœur, ça pardonne pas.

Un autre employé chuchota :

– Moi, j’ai une amie qui connaît bien la secrétaire du docteur qui s’occupe de madame Brisebois. Paraît qu’elle n’aura jamais d’enfant.

– Pas surprenant. Ludovic s’est plaint à des amis, un soir qu’il avait trop bu. Sa femme, dans le lit, serait un glaçon.

– Glaçon ou pas, maintenant que le vieux est disparu, on va sûrement la voir reprendre sa place dans la compagnie. C’est monsieur Jérémie qui ne voulait pas que sa belle-fille travaille.

– De toute façon, Ludovic ne pourra jamais suffire seul à la tâche. La compagnie prend toujours de l’expansion.

Quelqu’un, que les conversations à voix basse dérangeaient, se retourna.

– Ayez donc un peu de respect pour un homme qui vous a fait vivre. Fermez donc vos gueules.

Les ouvriers de la maison Brisebois s’étaient trompés dans leurs déductions. Raymonde ne retourna pas au travail. Ludovic s’occupa seul de diriger la compagnie.

Pourtant, la jeune femme aurait bien voulu apporter son aide.

– Tu paies une secrétaire, disait-elle à son mari, et tu sais fort bien que je connais mieux le travail qu’elle.

– Je ne dis pas. Mais moi, je te préfère à la maison. Et puis, n’avons-nous pas parlé d’adopter un enfant ?

Raymonde semblait d’accord, mais chaque fois que Ludovic réussissait à obtenir un rendez-vous avec l’une des têtes dirigeantes du service d’adoption, son épouse inventait une défaite pour éviter l’entrevue.
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