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Qu'est-ce que, pour vous, la mise en scène au théâtre?La mise en scène est l'art de la matérialisation des idées. Les idées naissent à travers la documentation, les lectures, les interrogations sur le texte et les situations créées par celui-ci. De cette lecture - au sens large - naît la mise en scène. Vous avez affirmé ne plus faire de lectures à la table mais vous appuyer directement sur les acteurs et le texte. Pourtant, dans vos spectacles, le dispositif scénique et visuel a un grand rôle. Cette importance donnée à la force de l'image, du dispositif, cette prégnance du contexte historique précèdent-elles le début des répétitions? Autrement dit, les élaborez-vous avant, grâce à la lecture et à la recherche, ou émergent-elles d'un travail collectif? Le dispositif scénique, la scénographie, émergent de longues heures de lectures et de réflexions. Par exemple, dans La Tempête, je n'ai gardé de l'idée d'une île que le sable blanc, mais cette île - un peu celle du Docteur Moreau - ressemble aussi au cabinet d'un médecin : le bureau de Prospero, les livres, les caisses de voyage, le papier peint sur les murs, les poupées, les souvenirs sont ceux d'un bureau. Mais on marche sur du sable... Qu'est-ce qui a changé dans cette nouvelle mise en scène de La Tempête? J'ai fait allusion au fait que j'étais passé par trois langues. Pour la version créée à Bordeaux, j'ai ajouté une quatrième langue : l'arabe. Je définirais ma mise en scène comme une sorte de carnet de voyage, fait avec tout ce que j'ai pu conserver de mes pérégrinations. D'Italie j'ai gardé les personnages populaires, Stefano, Trinculo et Caliban, qui parlent italien, avec des éléments très colorés, comme dans la commedia dell'arte. Le théâtre de marionnettes vient d'Allemagne: ce sont les fantômes, les spectres du passé, ils parlent allemand. La famille (Prospero et Miranda) parle français. Ariel parle arabe : elle s'amuse à tout traduire, à jouer avec les sous-titres, en mettant en évidence le mécanisme théâtral, la mise en scène de Prospero qui répète toujours la même scène, le même trauma initial. Prospero est vieux, et il est aveugle: ainsi sur scène y a-t-il une cinquième langue, faite de trous et de points: le braille. Allusion aux personnages de Beckett, la cécité de Prospero reste, peut-être, l'élément fort de cette mise en scène. Quand je lisais le texte, j'étais impressionné par le nombre de fois où Prospero demande à quelqu'un de regarder : «dis-moi ce que tu vois». Il demande à Ariel de vérifier, de lui faire des rapports; il réclame plusieurs fois à Miranda de lui rendre compte de ce qu'elle ressent. Face à Ferdinand par exemple, il lui demande «dis-moi ce que tu vois» et elle répond «ah, c'est magnifique!». Miranda ne fait pas seulement une description, elle énonce aussi son parcours émotionnel. Alors je me suis dit «voici une solution pour le bâton de Prospero! »: sa baguette magique est en même temps le bâton de l'aveugle et la baguette de l'instituteur. Prospero n'a-t-il pas été le professeur de Miranda et de Caliban ? N'a-t-il appris à lire et à écrire à ces adolescents? Ainsi, le bâton est un objet «ordinairement extraordinaire». Selon René Girard, Prospero est un grand metteur en scène: Caliban représente le vieux théâtre que Shakespeare voulait abandonner et Ariel en revanche le théâtre de la légèreté, de l'image, de la poésie que l'auteur voulait atteindre avec La Tempête. En ce sens, l’œuvre a toujours été considérée comme profondément métathéâtrale. Dans votre mise en scène au Théâtre Farnèse cet élément était évident: vous y avez joué avec l'espace théâtral, avec la conscience du public. Le passage d'un lieu extraordinaire comme le théâtre Farnèse à un espace contemporain a-t-il fait disparaître cet élément? Est-ce une lecture qui vous intéresse encore? Évidemment qu'elle m'intéresse, et je crois, même, que dans cette nouvelle mise en scène elle ressort encore davantage, grâce à la présence conjointe d'acteurs et de marionnettes. Au Farnèse, dans un théâtre classique, «l'île» respirait mieux, elle était plus évidente. Maintenant, le spectacle s'inscrit dans une «boite», dans un théâtre de chambre, même si la chambre est assez grande... Mon Prospero est dans son bureau, chez lui, il porte un pyjama et Miranda est une jeune fille grasse et gracieuse de quinze ans. Les nobles et Ferdinando sont des marionnettes tandis que leurs « manipulateurs» - vêtus de noir comme dans le théâtre japonais- deviennent, avec leurs masques, les ombres d'Ariel... Mon Caliban est un acteur de petite taille, et nous renvoie à une forme théâtrale plus proche de l'art du cirque et de la piste. Je travaille, sur une idée toute italienne du clown. Il y a le petit clown qui joue du tambour, puis le clown-Auguste, autrement dit Trinculo, qui renvoie en quelque sorte au clown anglais - truculent et alcoolique -, et enfin le Capitaine, le clown noble. Cette atmosphère de cirque était déjà perceptible dans la mise en scène du Théâtre Farnèse. Désormais, la présence des marionnettes ajoute une autre dimension: elle évoque un monde où les personnages pourraient être carrément des hologrammes. Je pense souvent à un récit fantastique, L'invention de Morel du romancier sud-américain Adolfo Bioy Casares : le personnage principal de cette histoire est une sorte de Robinson Crusoë qui fait naufrage sur une île et tombe sur des créatures qui se révèlent purement virtuelles. Dans la version du théâtre Farnèse il y avait encore des figures très réelles, très incarnées: ici, la mise en scène est sans espoir: sur l'île, restent seulement Prospero et sa fille. À la fin, Caliban, Stéphano et Trinculo sont «bloqués» dans une vitrine, ce ne sont plus que des objets en exposition dans une maison. Comme des poupées de cire, des automates... Une qualité très importante des personnages de Shakespeare est qu'ils ne sont jamais à échelle humaine. Ils ne sont jamais à «taille réelle», ils sont toujours un peu plus petits que les hommes, ils voient leur taille se réduire, deviennent comme des insectes dans un présentoir. Je crois que c'est une grande particularité du théâtre épique ou tout au moins d'un théâtre «concret», par rapport au naturalisme ou à un certain genre de réalisme psychologique: l'humain change d'échelle dans la boite de la représentation. Nous sommes un peu plus grands et eux un peu plus petits... Cela signifie-t-il que le metteur en scène observe, à la manière d'un scientifique, les possibles réactions entre des éléments placés dans un même milieu? Le metteur en scène est un démiurge. Le théâtre n'est pas une science exacte, c'est une étude de l'humain dans ses dynamiques irrationnelles. Dans la médecine, dans la philosophie, il y a une recherche d'objectivité pour caractériser l'être humain. Le théâtre, en revanche, est un lieu d'observation de l'homme qui échappe à des définitions précises, mais qui pourra peut-être un jour être défini par la chimie. C'est ce qui m'intéresse dans le théâtre, la possibilité de mettre en présence des données sociales, affectives, organiques comme si elles étaient des composants chimiques: fioles dont j'expérimente tes réactions chimiques. C'est pour moi un geste politique : en observant ces réactions, je trouve matière à « corriger» mon quotidien et mon rapport aux autres. Qu'est-ce qui fait qu'un individu, prédéterminé par des conditionnements sociologiques, biologiques et culturels, réagit d'une certaine manière et produit un certain type de situations? Qu'est-ce qui définit nos espaces de liberté non conscients? Qu'est-ce que le libre arbitre? Comment la conscience travaille t-elle pour nous faire passer de la réaction impulsive à la décision politique, éthique, déontologique? Pour moi, ce sont des questions très complexes. Ce qui m'intéresse c'est l'étude comportementale dans des situations données. Par exemple une rupture sentimentale, la perte d'un emploi, une situation qui génère la violence, une naissance non désirée, de petites contrariétés, la faillite d'un système idéologique ou économique... En somme, quand et comment l'homme se retrouve-t-il à la merci de La Tempête? Nous pensons pouvoir décider de notre vie, être maîtres de notre cœur et de nos actes. Nous le sommes souvent, mais il est toujours bon de nous interroger sur cela. J'aime le théâtre parce que c'est le seul lieu où l'on a la possibilité de partager, en direct, une expérience qui met en jeu de l'humain, les balbutiements de l'être humain. Ainsi, ce que j'adore dans l'opéra, ce n'est pas la machinerie baroque et spectaculaire, mais le cri primitif: une grosse dame, qui avance vers la rampe et chante un «aria», provoque un tel étourdissement en moi que je peux me poser des questions sur l'existence. Notre travail, c'est la préparation de ces «instants lyriques ». Ainsi votre Tempête est une métaphore de tout cela : en réalité Prospero avec ses marionnettes, métaphoriquement et en l'espace de deux heures, fait ce que vous faites, vous, dans votre parcours de metteur en scène. Il crée et cherche cette alchimie, cette réaction chimique... Si vous deviez faire un bilan, tirer les comptes de ce voyage avec Shakespeare, qu'est-ce qui resterait des textes abordés et des pays traversés? Pour moi, le théâtre est une activité liée à l'adolescence. Je ne veux pas dire par là que c'est une pratique infantile, mais que si le théâtre est trop adulte il devient ennuyeux... Le théâtre a besoin de mentir, de feindre, mais il est, en même temps, un art extrêmement sincère. Le théâtre n'est jamais un objet fini, il est toujours en mouvement, en devenir. S'il perd cette vertu, il se défait de cette force brute qui le caractérise... En Italie, en ce moment, le gouvernement Berlusconi met en danger l'intelligence humaine en la privant des moyens d'expression qui lui sont propres, et cela prive toute la communauté humaine d'importantes perspectives. Réfléchir sur le rôle de l'artiste et de l'art dans la société aide à donner un nouveau souffle à l'humanité. Nous sommes revenus au temps des tribus, un temps qui, je le souhaite, précède un renouveau du débat et une réévaluation de ce qui forme une communauté, une communauté de valeurs partagées. Et L'acte théâtral est un moyen, même s'il est complètement éphémère, pour continuer à nous poser l'éternelle. question: qui sommes-nous? D'après un entretien d' Andrea Porcheddu avec Dominique Pitoiset (avec la collaboration de Patrizia Bologna, traduction Olivier Favier). Décembre 2005 Le court-circuitage des langues Entretien avec Francesca CovattaAssistante de Dominique Pitoiset. Francesca est italienne. Elle a fait ses études dans une école américaine avant de commencer à travailler en France. Vous êtes assistante à la mise en scène. Comment vous situez-vous dans le travail ? Je suis la traduction faite personne ! J'ai vécu toute ma vie en traduction. J'ai toujours travaillé avec des metteurs en scène étrangers. Soit je passais par l'anglais, soit je passais par le français. Je pense que cette traduction permanente que je fais dans la vie a beaucoup stimulé Dominique Pitoiset. L'italien est pour lui une langue qui n'a aucun pouvoir d'évocation, parce que ce n'est pas sa propre langue. C'est quelqu'un qui ne fonctionne pas du tout dans la traduction, il n'y arrive pas. Il est très ancré dans le français, il a un rapport aux mots, â la parole française, très fort... Avec l'italien, il est intéressé par la musique de la langue, qui est tout â fait différente du français. Pouvez-vous me parler de la genèse du spectacle ? On a commencé avec une première version de La Tempête qui n'était qu'en italien et exclusivement avec des acteurs. Puis on a fait une deuxième version en trois langues avec des marionnettes, et là nous sommes partis sur la troisième version en quatre langues avec des marionnettes... Ça a beaucoup évolué. Ce spectacle est né en 2001 au Théâtre Farnèse. On a fait une traduction exprès, en italien, par Alessandro Serpieri, qui est un traducteur littéraire. Ce qui est italien sur ce plateau vient de cette traduction-là. En Italie on n'a pas du tout l'habitude de faire des traductions pour le théâtre, pour des mises en scène. Soit le metteur en scène prend différentes traductions, en fait un mélange - ce qui pose de vrais problèmes de continuité de langue -soit il se lance lui-même dans une traduction. La traduction de Serpieri est une traduction assez littéraire mais quand même très concrète. Je peux en parler parce que je suis italienne : elle a une force de truculence, elle donne beaucoup de chances de jeu à l'acteur. Le texte que l'on voit en surtitres, c'est celui de Jean-Michel Déprats. Sa traduction est beaucoup plus poétique, beaucoup plus liée à la métaphore, à l'image, que la traduction italienne qui est beaucoup plus ancrée dans l'action. Vous avez fait le détour par l'anglais... Vous utilisez quatre langues différentes, mais pas le texte anglais. C'est surprenant. On a toujours le texte anglais sous les yeux quand on travaille. J'ai travaillé sur Shakespeare avec Dominique trois fois déjà. Il a sa traduction française, moi j'ai l'anglais sous les yeux. L'acteur a sa traduction à lui : l'italien souvent. On avait aussi fait Peines d'amour perdues, en italien, avec une traduction exprès pour Dominique. On avait à nouveau utilisé cette formation en trois langues. Le spectacle n'était qu'en italien mais nous travaillions sans arrêt en trois langues (Dominique toujours en français). Pour l'allemand, nous avons utilisé une traduction littéraire de Schlegel-Tieck. Mais elle a été épurée par les comédiennes, les manipulatrices, notamment de ce qui est métaphore et image poétique. En effet c'est très difficile pour une poupée de jouer ça. Dans cette école-là, dans cette technique, la poupée ne supporte pas l'image fleurie, la métaphore. Elle est toujours dans l'action, elle a besoin de tracer, d'aller en avant. Ce n'est pas possible de s'installer dans un moment de poésie. L'adaptation est de Dominique Pitoiset : il a sélectionné les enjeux principaux, puis Patricia Christmann a fait un travail d'épuration avec lui, pour retrouver des souffles de phrase qui pouvaient coller avec la technique des marionnettes. L'arabe est une langue double : orale et littéraire. La traduction est une traduction en arabe littéraire. Mais nous avons choisi une langue qui colle vraiment aux actions. Comme personne d'entre nous ne parle arabe, on a essayé de travailler avec Houda Ben Kamla sur la traduction anglaise. On a repéré le texte anglais dans sa traduction à elle. Qu'est-ce qu'il se passe avec ce court-circuitage de langues ? C'est vrai que la traduction est une trahison. Mais quand tu mets les langues en court-circuit, ce n'est que le noyau qui ressort. Tout ce qui est anodin dans le mot tombe à l'eau par le court-circuitage : tout ce qui fait partie de la racine du mot qu'on utilise, mais qui n'est pas vraiment signifiant dans la phrase. Mais qui est très signifiant pour la personne qui écoute. Tout ce qui est lié culturellement au mot. Une pub, par exemple, qui a fait s'accoupler ce mot-là à un autre mot. Même inconsciemment, pour le public, ça passe par ça. Les gens qui viennent au théâtre sont sans arrêt stimulés par ça. Les mots et même la musique des phrases prend une importance différente par rapport à ce qui se passe dans la pub ; il suffit que la phrase soit dans la même rythmique, avec un mot qui est à la bonne place, et paf, tu es dans le slogan d'une pub ! Dans un entretien réalisé pour le TNBA 4, Dominique Pitoiset dit : « J'essaie de créer un mélange entre les techniques et l'histoire du théâtre dans ces trois pays », à savoir la France, l'Italie et l'Allemagne. Pour la France et pour l'Italie, il a vraiment pris des morceaux de l'histoire du théâtre : la Comédie Française et la commedia dell'arte. Il les a pris en bloc : la langue, les formes, les acteurs... II a pris la Comédie Française avec ses défauts et ses vertus , de même avec la commedia dell'arte, qui peut être parfois un peu vulgaire, lourde, mais qui est aussi vivante, colorée. En Allemagne c'est un peu différent. S'il s'agit d'une tradition, c'est la nouvelle tradition, celle qui découle du théâtre concret brechtien, et transportée dans la marionnette. Elle utilise la technique bunraku mais elle ne l'est pas vraiment. Elle en est une évolution. Les patins (les manipulatrices glissent leurs pieds dans les patins que portent les marionnettes), c'est une technique que nous avons inventée, parce que nous avions besoin que les cinq marionnettistes puissent être autonomes. Nous n'avions pas la possibilité d'en avoir quinze - chaque personnage devrait être travaillé à trois, comme Ferdinand. Ce n'est donc pas vraiment la tradition japonaise, ce n'est pas non plus la tradition allemande, c'est un peu une fusion des deux dans la technique. Par contre, les cinq marionnettistes viennent de la même école et leur démarche est vraiment très liée à l'école brechtienne. Là aussi avec ses défauts et ses vertus ; par exemple c'est très froid, très cadré. Dans la recherche des interprètes, il y a aussi un jeu sur la nationalité et les types. Je pense aux deux ivrognes, Stephano et Trinculo. On sait que Shakespeare avait tiré ces deux personnages de certains canovaccios de la commedia dell'arte. Shakespeare les traite de diables sans arrêt dans le texte. Les Italiens étaient vus comme les cochons, les décadents de l'Europe par Shakespeare et ses contemporains. La Renaissance anglaise est tirée de la Renaissance italienne, mais elle a été épurée (par Elisabeth) de toute sensualité. Il y a un dicton magnifique en anglais qui dit que l'anglais italianisé est un diable incarné. Les trois comiques sont des Italiens. Les nobles sont des Allemands, non seulement parce que ce sont les méchants, mais aussi par rapport au fait que ce sont des hommes d'Etat bornés. Les Français, c'est la langue, et le cliché du philosophe du siècle des Lumières. Prospero (quand il décrit Milan) est présenté comme un ancêtre du philosophe des Lumières. L'écriture de Shakespeare est une écriture de groupe. On sent que ce n'est pas l'écriture d'un seul auteur. Chaque personnage est tellement riche ! On pourrait jouer chaque scène et chaque pièce du point de vue de chaque personnage, ça resterait cohérent. Il y avait un canevas sur lequel les acteurs improvisaient. Shakespeare retenait â la fin les bonnes propositions. C'était cela qu'on éditait. C'est parce qu'il y avait tout ce matériau qui arrivait sur le plateau que tout était nourri. Il y a tellement de fils à tirer que chacun peut donner son interprétation sans être infidèle. Seuls six personnages sont incarnés en tant que tels. Comment s'est fait ce choix ? Pourquoi choisir de ne pas incarner Ferdinand et de mettre sur scène, en chair et en os, Trinculo et Stephano, qui ne sont pas centraux ? Dans cette mise en scène, les seuls vrais vivants, êtres humains, ce sont Prospero et Miranda. Ariel est un esprit, et peut-être l'esprit de Prospero : dans le sens où c'est sa raison, sa capacité de création, son intelligence. Ariel n'existe peut-être pas, elle est dans sa tête et Prospero est le seul à la voir. Les trois Italiens finissent dans une boîte. Pourquoi ? Ce sont peut-être des marionnettes... Des marionnettes d'une matière différente, faites de chair et d'os. C'était un peu l'idée. Tous sont des marionnettes, sauf Ariel qui est l'esprit, et Prospero et Miranda. Prospero fait une mise scène dans sa chambre, ou dans la chambre de Miranda, pour initier Miranda. On peut penser que ce n'est pas une île, mais une maison, une chambre : c'est un huis clos. « C'est pour toi que je fais tout ça ma chérie, pour toi ma fille, etc. Tu ne sais pas qui tu es, d'où tu viens, d'où nous venons, nous deux. ». C'est un moment de crise sur l'île, puisque Miranda a atteint l'âge de la puberté, elle commence à être adolescente et elle a envie de découvrir ce qu'il y a d'autre. Pour faire ça, il faut déjà savoir d'où on vient, et puis il fait faire le premier pas. Prospero met en scène le récit des origines non seulement pour faire comprendre mais pour faire sentir à Miranda ce qu'est la trahison, et ce qu'est la civilisation, la société de cour. Il lui fait aussi découvrir les premiers émois de l'amour, mais avec sécurité. Miranda découvre l'érotisme avec une poupée de chiffon. Nous tous, nous tomberions dans le piège. Elle n'a jamais rien vu d'autre. C'est le seul moyen qu'a Prospero de lui dire combien c'est terrible et beau en même temps. Quelque chose la protège "quand même", comme un condom... Cela accélère aussi son initiation. En fait le vrai protagoniste de ce spectacle n'est pas Prospero : c'est Miranda. Elle est la seule à avoir une vraie évolution. Elle commence gamine, elle devient femme. Au début elle pleurniche dans son coin en disant « Papa, t'es méchant, etc. », et à la fin elle accepte la "folie" de Prospero, et même, elle le soutient. Dans la pièce originale, elle voit un garçon qui pourrait être moche comme un pou, c'est juste parce qu'il a des habits brillants et que c'est un garçon qu'elle tombe follement amoureuse. Nous avons ajouté une couche de cruauté, puisque là le public sait que c'est un leurre. Et il aurait envie de dire « Mais non, ne l'embrasse pas ! »... On a parlé des quatre langues. Il y a au moins deux autres niveaux de langage qui sont présents dans cette mise en scène, à commencer par le braille. Or il s'agit d'une langue invisible, non orale, faite de trous et de points. C'est une langue mais ce n'est qu'un support pour relayer l'information. Le braille, c'est vraiment l'incarnation moderne de la magie. Il n'y a rien de plus magique que de savoir que des petits trous peuvent déchaîner les mots. On avait pensé à Prospero aveugle, on a fait tout un parcours sur ça, et on est tombé sur le braille. Ça a généré un sens incroyable : le fait que Prospero soit magicien, qu'Ariel puisse lire ça, qu'il y ait ce lien entre les quatre personnages. Caliban et Miranda étaient des copains d'école avant le viol, comme des frère et soeur. C'est la langue de l'enchantement. Quand Prospero dit à Ariel « Va, libère-les », elle ne va pas ouvrir une cage, elle va chanter la formule magique. Il faut être magicien pour pouvoir lire le livre. Les surtitres forment la sixième langue du spectacle, qui se superpose encore aux autres. C'est le texte de Jean-Michel Déprats. On a beaucoup coupé, mais il n'y a pas un mot qui ne soit pas de lui. Pour nous, ils sont vraiment intégrés au spectacle. Ce n'est pas seulement une façon de faire comprendre aux gens. Parfois je laisse traîner un surtitre pendant beaucoup de temps. Il est alors comme le titre de la situation. J'ai parfois beaucoup coupé pour laisser cette langue, ce langage, cette structure écrite dans une continuité, et dans une homogénéité sans contradiction. Il y avait des choses que les acteurs disaient sur scène qui auraient coupé cette homogénéité. J'ai choisi de ne pas le mettre dans l'écriture. On essaie de travailler sur l'idée que cela fasse partie de la mise en scène de Prospero. D'une manière un peu grossière, c'est comme si c'était des titres d'improvisation que Prospero lançait, ou bien des sollicitations. Les acteurs de Prospero metteur en scène doivent y répondre. Ils sont comme connectés sans arrêt avec lui. L'autre image possible c'est que les titres sont les souffleurs des personnages. Après les personnages rajoutent, mais les surtitres sont leur canevas. Il faut le respecter car Prospero le veut. D'ailleurs Miranda est la seule à ne pas être surtitrée, jamais. Parce qu'elle n'est jamais manipulée directement. Est-ce que Shakespeare, ce sont juste des idées ? Est-ce qu'il ne se tient que par sa langue ? Ici la langue de Shakespeare n'existe pas. Sans elle, que reste-t-il de Shakespeare ? C'est une très belle question. C'est vrai que la langue de Shakespeare n'existe plus dans cette mise en scène. Dominique et moi avons la conviction que la langue ne génère pas seulement du sens, mais aussi du corps et des actions. Je crois que ce qui reste de Shakespeare dans cette mise en scène, c'est justement ça. Parce que nous travaillons toujours avec l'anglais à côté et parce qu'on essaye de trouver des traductions qui collent le plus possible à ce noyau d'action qui est dans Shakespeare. C'est ce qui reste. L'émanation de cette langue, en corps et en action. Cela passe par d'autres langues, d'autres mots, donc ça se modifie un peu, c'est évident. Pourtant la parole de Shakespeare, quand elle n'est pas en anglais, est dénaturée, bouleversée du moins. Ne pas jouer en anglais mais avec des surtitres, est-ce seulement lié au choix d'acteurs ? Oui, c'est sans doute la réponse. Que ce ne soit pas la même forme de parole, pas les mêmes syllabes, pas le son anglais, c'est tout à fait vrai. On ne pourrait jamais imaginer monter Verdi en anglais par exemple. Par contre je ne crois pas pouvoir utiliser le mot "dénaturer" ni dire que ce soit une fidélité de jouer Shakespeare en anglais. Dans le travail, on essaie de faire sortir plus que la musique des mots, plus que tout ce que j'appelle l'anodin, la pléthore de significations qui sont autour du noyau d'action qu'il y a dans la parole. Je pense que c'est ça la vraie fidélité. C'est d'essayer de faire sortir ce qui est l'essence (comme le parfum) de ce que Shakespeare a écrit, et de retrouver la même essence dans une autre musique, qui est une autre langue. C'est pour cela qu'on ne travaille pas beaucoup à la table. Parce que le travail à la table, dans la tradition, c'est un travail musical : où prend-on son souffle, où appuie-t-on le sens, où fait-on la variation d'intonation, où fait-on une petite pause, où est le rapido, le crescendo, etc. ? Ce travail-là, on ne peut le faire que dans sa propre langue. Et dans la langue de l'écriture, en allant chercher ce que l'auteur a voulu faire avec la forme de parole. C'est donc très bien, et souhaitable, quand on joue Molière en français ou Goldoni en italien - ou Shakespeare en anglais. Après on peut choisir de ne pas le suivre, mais c'est très important de savoir ce que Shakespeare a voulu faire, dans la musique. Nous, comme nous travaillons toujours en traduction, nous cherchons à comprendre en anglais puis à le mettre en français. On ne cherche sûrement pas à reproduire la même musique en français. Ce n'est pas possible d'ailleurs : il n'y a pas le même nombre de syllabes, les mots n'ont pas les mêmes "mots anodins" autour. On cherche dans quelle action et dans quel corps Shakespeare a inséré sa phrase. Je veux retrouver le même corps, avec les acteurs, et les mêmes actions dans les mots : et surtout le même mouvement dynamique. Où une séquence commence, où elle finit, où une phrase commence-t-elle, où finit-elle ? Où sont les interruptions de sens ? Dominique aime beaucoup dire que la table est le premier plateau. On cherche tout de suite à mettre en mouvement le verbe. Ça bouge tout de suite, et très naturellement. On ne fait pas de la mise en place. Ça veut dire aussi qu'on retourne à la table parfois. On cherche une partition physique plus que musicale. La parole et l'action deviennent une seule chose, une seule partition. Dominique Pitoiset citait Louis Jouvet : « Comprendre c'est commencer par dire »... Dire. Comprendre. Etre. C'est ça le chemin. C'est le chemin pour l'acteur. Le traducteur de théâtre doit aussi être un tout petit peu acteur, pour réussir à apprécier la musique, le découpage, la partition que Shakespeare a mis en place. Les mots qu'on dit ont une résonance, une ampleur. C'est elle qui nous donne la possibilité de comprendre, et donc d'être. Mais pour choisir les bons mots, qui vont être générateurs de cette résonance, il faut avoir déjà fait le chemin. Entretien recueilli à Quimper, le 8 ,février 2006. Francesca COVATTA, "Le Court-circuitage des langues", entretien avec Ronan MANCEC, revue Théâtre S, n° 23, le semestre 2006, pp. 121-126 Extraits d'articles de presse: |
![]() | «… dans la mesure où vous avez fait cela pour l’un de ces plus petits, l’un de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait.» | ![]() | «… chaque fois que vous avez fait cela au moindre de mes frères que voici, c’est à moi–même que vous l’avez fait.» |
![]() | «Je ne sais qu’une seule chose, c’est que je ne sais rien» pour se rendre capable ensuite de s’acheminer vers la difficile découverte... | ![]() | |
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