Synopsis «Vous m'avez enseigné le langage, et le profit que j'en tire est que je sais maudire.»








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L'exil


La Tempête est une pièce où l'on cohabite. Sur une île magique et mystérieuse de Méditerranée vivent un vieillard, Prospero, et sa fille qui est à peine sortie de l'enfance, Miranda. Les serviteurs du mage Prospero sont deux êtres à la fois gémellaires et opposés : Ariel est un esprit de l'air, harmonieux mais invisible aux mortels, Caliban un être difforme en rébellion contre les mauvais traitements que lui fait subir son maître. Si Prospero se retrouve ainsi exilé, c'est parce que son frère Antonio lui a dérobé son duché de Milan par le passé. À l'ouverture de la pièce, la cour des princes usurpateurs fait naufrage et échoue sur l'île du magicien. La Tempête sera un huis clos. Une série de quêtes pour la liberté et la légitimité.

Cette valse orchestrée par Dominique Pitoiset se joue en quatre langues : français, italien, allemand, arabe. Autant de passerelles jetées vers des horizons multiples, des imaginaires divers. Les comédiens évoluent dans une lumière superbe due à Christophe Pitoiset : avec ces bleus aquatiques, on les croirait vraiment sous l'eau, ou bien immergés dans une atmosphère chargée de magie... De la galerie de portraits que propose Shakespeare, Dominique Pitoiset n'a choisi de faire incarner que six personnages : les quatre habitants de l'île que sont Prospero, Miranda, Ariel et Caliban, et puis deux ivrognes, deux bouffons italiens nommés Stephano et Trinculo. La cour des seigneurs italiens, qui inclue le prince Ferdinand, amoureux de Miranda, est faite de marionnettes animées par cinq manipulatrices allemandes. À chacun des groupes en présence est affectée une langue. Une langue, et par conséquent une manière - manière de dire, manière de jouer -, un jeu théâtral particulier.

Le corps d'un être humain est le produit de sa culture -c'est ce que les sciences humaines, avec les travaux de Marcel Mauss, nous ont appris. Chaque langue génère un corps spécifique : de même qu'elle façonne une pensée par sa grammaire, elle modèle un visage par les phonèmes qu'elle emploie, leurs récurrences, elle façonne un port, la courbe d'un dos, l'usage des bras... Tout acteur qui travaille dans sa langue maternelle travaille sur ces données culturelles. C'est à ces acquis qu'est sensible Dominique Pitoiset.

Le postulat de départ du metteur en scène était de travailler à partir de l'identité nationale des comédiens, « un mélange entre les techniques et l'histoire du théâtre dans ces trois pays»2 : France, Italie et Allemagne. Le spectacle joue donc sur la confrontation des langues et des mondes.

Le spectacle est surtitré en français, dans la traduction de Jean-Michel Déprats qui publie actuellement les nouvelles traductions de Shakespeare de la Bibliothèque de La Pléiade. La pluralité des langues n'est pas un obstacle à la compréhension du spectacle, elle renforce tout au contraire le discours sur les rapports de force au cœur de la pièce.

Ils ne sont que deux à s'exprimer en langue française : Prospero (Roland Bertin) et Miranda (Sylviane Röösli, comédienne suisse). Roland Bertin est entré à la Comédie Française en 1983. C'est sur son phrasé particulier que Pitoiset voulait jouer : sur son usage de la "belle langue", d'une diction parfaitement audible, posée, d'une maîtrise renforcée par la stature de Bertin, son statut et la carrière qu'on lui connaît.

Dans La Tempête, tragicomédie, pièce hybride, l'illusion niche dans le langage. Ariel se joue des autres par le biais du verbe, puissance magique, et déclenche les sortilèges. De la même façon, l'allemand est utilisé comme l'instrument d'une rhétorique corrompue. C'est la langue maternelle des cinq manipulatrices qui animent la cour des princes de Milan et Naples. Leur jeu reprend d'une façon comique un parler de « méchants » de séries B, avec force grincements de dents et ricanements sinistres. C'est en allemand qu'Antonio et Sébastien fomentent un assassinat contre leur seigneur, en allemand qu'ils rivalisent de jeux de mots pour faire taire son vieux conseiller, Gonzalo. C'est donc la langue des puissants, des politiques, mais vue sous un éclairage vulgaire et trivial. Le conseiller Gonzalo est le personnage de la pièce dont le verbiage ne cesse jamais, son parler est ampoulé, il se prévaut de jeux de mots ridicules. L'allemand est la langue du grotesque masqué sous un vernis de finesse.

L'italien est sans équivoque la langue de la bouffonnerie dans le spectacle. Les deux ivrognes rescapés du navire, Trinculo et Stephano, sont effectivement des Italiens, comme le reste des personnages de la pièce. Caliban parle la même langue qu'eux, lui, le monstre autochtone à qui Prospero a « enseigné le langage »3. Au-delà des incohérences fictionnelles, le trio trouve son unité dans un jeu inspiré de la commedia dell'arte. Les chansons à boire tout particulièrement font l'objet d'un traitement efficace. Trinculo est d'ailleurs défini dans la liste des personnages comme un « jester », c'est-à-dire un bouffon tel qu'on se le représente traditionnellement, dans un costume bariolé.

L'arabe littéraire est la langue d'Ariel, l'esprit, interprété par une actrice tunisienne lilliputienne (Houda Ben Kamla). L'arabe est ici la langue du métathéâtre. C'est la langue magique par excellence, qui génère, provoque les illusions. Ariel, dans la pièce, est le valet de Prospero, il est l'exécutant de ses directives. Quand il ne fredonne pas des mélodies enchanteresses, ses paroles sont le plus souvent des incantations ou des formules ayant des effets magiques. Les enchantements sont donc proférés dans une langue qui nous est à la fois familière et étrangère - d'autant plus que l'arabe littéraire diffère des dialectes arabes que nous pouvons rencontrer au quotidien. C'est la langue de l'Orient, celle de la sensualité et de l'horreur dont Les Mille et une nuits portent le sceau. Les agissements d'Ariel, l'ange qui met sur pieds des épreuves cruelles, témoignent de la civilisation arabophone, mariage dans notre imaginaire de raffinement et de barbarie.

Le personnage d'Ariel est le seul à utiliser cette langue de la magie. Prospero s'adresse en français à Ariel, et c'est par son intermédiaire que toute fantasmagorie prend corps. Ariel comprend et parle toutes les autres langues parlées sur l'île de Pitoiset. Il s'adresse en français à son maître pour les questions plus triviales, il écoute avec attention les complots des princes germanophones. Invisible, il parle en italien aux bouffons pour alimenter leur dispute. C'est ainsi qu'il crie « Tu menti ! » pendant que Caliban raconte son histoire, déstabilisant ainsi l'esclave et son auditoire. Trinculo se retrouve rossé par ses acolytes. Ariel joue même avec le surtitrage du spectacle. À la fin de la pièce, plutôt que d'expliquer qu'elle a emmené les trois italiens dans la forêt et les a laissés dans la fange, l'actrice crache, a un rire un peu diabolique, tandis que toute la réplique qu'elle devrait prononcer s'affiche.

Le français, employé par Prospero et Miranda, est la langue de la famille, la langue familiale et.familière au spectateur. Son usage par le père et la fille, dans cet océan de langues étrangères, crée d'entrée de jeu une proximité, sinon une complicité avec le public. Pourtant, la solitude de Miranda est réelle. Son amoureux Ferdinand est muet. C'est une poupée de chiffon. Le metteur en scène a choisi de le laisser aux mains de Miranda, sans l'intervention des manipulatrices des marionnettes. Elle lui parle donc seule, le dorlote comme s'il était véritablement sa poupée, le traîne par la cheville comme un ours en peluche. Jamais il ne lui répond. Chacune des répliques du personnage a été ôtée afin que Miranda ne fasse plus que monologuer devant son jouet. Et cela fonctionne, on s'aperçoit que le discours de Miranda peut se passer des réponses de Ferdinand. Face à elle, son père parle en français, mais il est le maître des lieux et des sortilèges. Ariel, qui navigue d'une langue à l'autre, d'une sphère à l'autre, est tant sa main que son oreille. Prospero lui chuchote des secrets à l'oreille, de même qu'il va présider au jugement des princes allemands et des ivrognes italiens.

Le texte de Shakespeare joue sur ce pluralisme des cultures. Les comédiens élisabéthains mettaient en scène une féerie exotique, une pièce baignée des sortilèges et des sensualités de la Méditerranée... Une importance particulière est accordée aux allusions géographiques : Milan, Naples, Alger ou Tunis sont autant de villes et de mondes exotiques à l'époque, qui recèlent des trésors et des monstres. C'est là que, à en croire Sébastien et Antonio, résident les sorcières et les princesses inaccessibles. Ce qui n'empêche pas Trinculo le Napolitain de s'exclamer quand il découvre Caliban : « Were I in England now (as once I was), and had but this fish painted, not a holiday fool there but would give a piece of silver » (`Si j'étais à présent en Angleterre, et j'y suis allé autrefois, rien qu'avec une peinture de ce poisson, pas un badaud du dimanche qui ne donnerait sa pièce d'argent'). À de tels moments, le texte original offre lui aussi un jeu sur la distance géographique et le décalage culturel.

Curieusement, le spectacle évacue totalement le texte original et la langue anglaise. Mais mieux vaut encore que le spectacle ne soit composé que de traductions de Shakespeare et ne s'aventure pas à les panacher avec de l'anglais. Après tout, Shakespeare n'existe et ne nous parvient que lorsque l'on s'en saisit comme d'un texte contemporain. Le texte doit être avant tout en prise avec la vie. S'affranchir de la langue originale, c'est aussi s'affranchir de tout un passé, de la conception de Shakespeare comme d'un héritage, comme d'un classique pétrifié. La magie est d'oser utiliser le langage même pour stimuler nos imaginaires : La Tempête se trouve ainsi déportée dans d'autres mondes. C'est le langage, ici, qui dit l'illusion théâtrale.

Pour le metteur en scène, l'idée est que Miranda est la véritable héroïne de la pièce. C'est pour sa fille que Prospero use de ses artifices : il entend la déciller, et initier l'adolescente aux jeux de l'amour. Il lui apprend les règles d'un monde dont elle a toujours été exclue, mais où, à l'issue de la pièce, elle reviendra maîtresse aux côtés de Ferdinand d'un domaine plus grand et plus fort. L'île de La Tempête est un lieu d'initiation, comme le dit Miranda dans une réplique qui est sans doute la plus célèbre de la pièce: « O brave new world / That has such people in't ! », « O le beau monde nouveau / Qui porte de tels êtres ! » ...

Ronan MANCEC, "Tu menti" ,

revue Théâtre S, n° 23, 1er semestre 2006, pp. 117-120.
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Entretien avec Dominique Pitoiset autour de sa Tempête
Vous mettez en scène une nouvelle fois La Tempête. Quels sont les princi­paux signes distinctifs de cette nouvelle version ?
Elle est, en raison du choix d'un dispositif frontal, très différente de la première ver­sion, créée en Italie, qui favorisait une écriture spatiale d'une nature particulière : les spectateurs entraient par des coulisses représentant le musée de Prospero, rempli d'animaux naturalisés, puis restaient dans l'espace scénique recouvert de 40 tonnes de sable. La scénographie de la nouvelle version est nettement plus dépouillée : il y a certes encore du sable sur le plateau, mais beaucoup moins. La plupart des comé­diens ont changé et j'ai choisi de jouer avec une distribution française, allemande, tunisienne et italienne. Le spectacle est ainsi interprété en quatre langues surtitrées. Les rôles des nobles par exemple sont tenus par des poupées baroques du type bun­raku, manipulées par une équipe allemande issue de l'école berlinoise Ernst Busch, et les personnages populaires par des acteurs italiens avec quelques influences de la Commedia dell' Arte.


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