LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE — LITTÉRATURE RUSSE —
Nikolaï Rimski-Korsakov
(Римский-Корсаков Николай Андреевич)
1844 — 1908
MA VIE MUSICALE
(Летопись моей музыкальной жизни)
1909
Introduction et adaptation d’Ely Halpérine-Kaminsky [traduction non intégrale], Paris, Pierre Lafitte & Cie, 1914. TABLE
INTRODUCTION DE L’ADAPTATEUR : RIMSKY-KORSAKOV ET LA « NOUVELLE ÉCOLE » 3
CHAPITRE PREMIER. 14
CHAPITRE II 31
CHAPITRE III 36
CHAPITRE IV 39
CHAPITRE V 43
CHAPITRE VI 48
CHAPITRE VII 55
CHAPITRE VIII 60
CHAPITRE IX 66
CHAPITRE X 77
CHAPITRE XI 90
CHAPITRE XII 102
CHAPITRE XIII 115
CHAPITRE XIV 128
CHAPITRE XV 139
CHAPITRE XVI 145
CHAPITRE XVII 154
CHAPITRE XVIII 165
CHAPITRE XIX 177
CHAPITRE XX 184
CHAPITRE XXI 192
INTRODUCTION DE L’ADAPTATEUR : RIMSKY-KORSAKOV ET LA « NOUVELLE ÉCOLE » En juin 1908, Rimsky-Korsakov fut enlevé à la musique russe, alors qu’en pleine activité, son superbe talent, certains disent son génie, venait d’être consacré à Paris par la représentation triomphale de la Snegourotchka.
À la mort du regretté compositeur, par les mains pieuses de sa veuve, musicienne experte, elle-même, fut édité l’original des mémoires du défunt compositeur, sous le titre de Ma vie musicale et dont le haut intérêt attira l’attention de la presse et du public russes. De fait, dans cet in-folio de près de 400 pages, les renseignements abondent, non seulement sur « la vie musicale » de l’auteur, mais sur toute la « nouvelle école » dont il fut le plus actif représentant et que la « saison russe » des derniers printemps a révélée aux Parisiens avec un succès si imprévu.
Il était inévitable que la soudaineté même de ces manifestations d’une musique peu connue du public occidental nous fît commettre certaines erreurs de jugement qu’il n’est pas indifférent de redresser, en puisant à une source aussi sûre que le témoignage de celui-là même qui fut l’un des fondateurs de cette musique. C’est l’un des motifs de la traduction que nous donnons des mémoires de N.-A. Rimsky-Korsakov. Mais rassurons tout de suite le lecteur rebelle aux dissertations sur le contrepoint, l’harmonie, la fugue ou l’orchestration. Ces mémoires sont de ceux qu’on lit à la fois avec plaisir et profit ; et si l’auteur nous renseigne exactement sur la période la plus intéressante du mouvement musical en Russie, il le fait avec agrément et sans dédaigner la couleur ni l’anecdote significative.
Au surplus, un choix nous est imposé par les dimensions mêmes du livre, contenant des parties où sont relatés les événements familiaux et ceux de la carrière navale de l’auteur, mentionnant des faits et des noms peu familiers au lecteur français. Cette partie des mémoires pourrait être utilisée dans une étude consacrée à la biographie de Rimsky-Korsakov, accompagnée de commentaires qu’elle exige et complétée de détails qui lui manquent.
Les pages que nous publions aujourd’hui décrivent la physionomie des « cinq » qui furent les fondateurs, de la « nouvelle école » : Balakirev, César Cui, Moussorgsky, Borodine et notre auteur, le plus jeune et le plus fécond, Rimsky-Korsakov. Elles précisent ce qu’on sait déjà de l’influence prédominante du premier sur les quatre autres et du soin désintéressé qu’a mis le dernier à mettre sur pieds les œuvres inachevées de Moussorgsky et de Borodine. Elles nous disent le rôle qu’a joué Berlioz auprès de ces novateurs et, naturellement, caractérisent surtout « la vie musicale » de l’auteur de la Pskovitaine et de Snegourotchka.
Toutefois, pour l’intelligence de ces chapitres choisis, il convient de les éclairer, de les relier pour ainsi dire, par une brève notice biographique sur le narrateur, ce que nous ferons en nous guidant en partie de ses propres mémoires.
Né en 1844, à Tikhvine, dans ce gouvernement de Novgorod qui fut à l’origine une république autonome et dont les chants populaires l’ont plus d’une fois inspiré, le jeune Nicolas Rimsky-Korsakov montra de bonne heure d’exceptionnelles dispositions musicales. Il les tenait tant de son père que de sa mère, mais c’est surtout son oncle paternel qui était doué d’une vraie nature de musicien, jouant au piano des ouvertures entières et autres morceaux compliqués, sans connaître une note et ne se guidant que sur son ouïe. Quant au petit Nicolas, à peine âgé de deux ans, il distinguait déjà parfaitement les mélodies que lui chantait sa mère ; à quatre ans, il répétait correctement ce que lui avait joué son père, et retrouvait de lui-même sur le piano les notes de la mélodie qu’il avait chantée. À six ans, commencèrent ses études régulières de piano, et cinq ans après, il composait !
« J’avais onze ans, raconte-t-il, quand l’idée me vint de composer un duo vocal et son accompagnement au piano. J’ai pris les paroles dans un livre d’enfant. J’ai réussi à écrire ce duo et, autant que je me souviens, ça se tenait assez bien. »
Mais, ajoute-t-il, ni pendant son enfance, ni pendant sa jeunesse même, il n’a rêvé de la carrière de musicien ; étant d’une famille de marins, c’est la marine qui l’attirait. Il entra à l’École navale de Saint-Pétersbourg, ville où il eut aussi plus de facilité d’entendre de la vraie musique, ainsi que de poursuivre ses études musicales. C’est alors que, toujours élève assidu de l’École navale, il composa, en 1862, sa première œuvre, une symphonie, qui, chose à noter, fut aussi la première symphonie russe, car avant lui, aucun compositeur de son pays n’avait abordé ce genre élevé de composition musicale. L’aspirant de marine termina cette œuvre pendant son voyage de circumnavigation, et, à son retour, il put la voir exécutée, en 1865, à un concert de l’École Gratuite de Musique de Saint-Pétersbourg que dirigeait le jeune mais déjà célèbre Balakirev. Le succès de la symphonie fut éclatant, et son auteur, à peine âgé de vingt-deux ans, fut admis dans le cercle de Balakirev au même titre que les aînés.
Promu entre temps officier et tout en continuant son service dans les bureaux de la marine, Rimsky-Korsakov consacra dès lors tous ses loisirs à la musique. Il écrivit successivement son « tableau musical » pour orchestre : Sadko ; la Fantaisie serbe et le poème symphonique Antar. Et l’auteur n’avait que vingt-quatre ans ! Bientôt après, en 1872, il termina son premier opéra, cette Pskovitaine que nous avons écoutée avec ravissement pendant l’une des « saisons russes ».
Il est vrai que c’est la troisième rédaction, celle de 1892, qui fut représentée à Paris, et c’est l’ignorance de ce fait important qui a induit en erreur nos critiques musicaux, demeurés surpris non seulement devant le caractère nouveau de cette musique, composée il y a près d’un demi-siècle, mais encore devant la science consommée dont faisait preuve le compositeur débutant.
C’est le moment de dire que Rimsky-Korsakov ignorait tout à cette époque de la technique musicale, ayant été seulement à l’école de Balakirev, qui se faisait précisément gloire de ne pas entraver sa libre inspiration par la syntaxe : un sens sûr et son expérience individuelle remplaçaient chez ce dernier le savoir méthodique, et son talent exceptionnel de créateur spontané voilait son manque d’instruction technique. Moussorgsky, dont le talent confinait au génie, en savait encore moins et ne chercha jamais à s’instruire. Pourtant, il est l’auteur de ce prodigieux Boris Godounov. Borodine, l’auteur de cette autre œuvre-maîtresse : Le prince Igor, ne s’était pas non plus formé à une école régulière.
Au reste, sur les « cinq », seul Balakirev, grâce à l’appui des mécènes avertis, a pu faire de la musique son unique occupation. Moussorgsky, d’abord officier de la garde, était employé d’État ; Borodine, un savant d’une réelle autorité, « le plus chimiste des musiciens », suivant l’expression d’un autre chimiste, professait la chimie à l’École de Médecine ; César Cui, un non moins savant professeur de fortification à l’École du Génie, est arrivé aujourd’hui au grade de général. Nous avons vu, enfin, que Rimsky-Korsakov était marin. Et tous, ils traitèrent avec un certain dédain les « forts en thème » qui, tel Tchaïkovsky, avaient passé par le Conservatoire de Musique. C’est pour réagir contre cet enseignement « officiel » que Balakirev avait fondé l’École Gratuite de Musique, où la pratique primait la théorie.
Il est une fort curieuse lettre, datée de 1877, où Tchaïkovsky, précisément, déplore l’influence exercée sur Rimsky-Korsakov par Balakirev et son groupe. Certains passages sont à citer, parce qu’ils décrivent assez exactement l’état d’âme où se trouvait, à cette époque, le plus jeune des membres de ce groupe, et caractérisent en même temps l’auteur de la lettre, le représentant le plus autorisé de l’école méthodique, fondée en Russie par Antoine Rubinstein.
« Balakirev, déclare catégoriquement Tchaïkovsky, a gâché les jeunes années de Rimsky-Korsakov en lui suggérant que l’étude est vaine. Il est l’inventeur de ce nouveau groupe qui renferme des forces réelles, mais incultes, faussement orientées ou épuisées prématurément. Tous ces compositeurs ont énormément de talent, mais ils sont atteints profondément d’une outrecuidance illimitée de dilettanti, se croyant supérieurs à tout le reste du monde musical.
« Seul Rimsky-Korsakov fait exception. Il s’est formé lui-même comme les autres ; mais une transformation s’est opérée en lui. C’est une nature loyale et sérieuse. Tout jeune, il s’est trouvé au milieu de personnes qui l’ont persuadé d’abord de son génie, puis de l’inutilité de l’étude, de l’action néfaste de l’école sur la force créatrice, sur l’inspiration, etc. Il y crut. Ses premières compositions témoignent d’un très grand talent, mais dépourvu de toute connaissance théorique.
« Tous les membres de son groupe étant amoureux chacun de soi et les uns des autres, cherchèrent à imiter telle œuvre produite par l’un d’eux qu’ils avaient jugée parfaite. C’est ainsi qu’ils tombèrent dans la monotonie des procédés, l’impersonnalité, la mièvrerie. Rimsky-Korsakov fut le seul qui comprit, il y a cinq ans environ, que les idées mises en avant par le groupe n’ont aucun fondement, que le mépris de l’école, de la musique classique, des modèles reconnus, n’est autre que de l’ignorance. Je possède une lettre de lui, écrite à cette époque, qui m’avait profondément ému.
« Il fut au désespoir lorsqu’il s’aperçut de la perte de tant d’années pendant lesquelles il avait suivi un sentier qui ne menait nulle part. Il se demandait ce qu’il devait faire. Apprendre, naturellement ; et il se mit à l’étude avec un tel zèle que bientôt la technique l’absorba tout entier...1 »
De fait, nommé en 1871 — à vingt-sept ans — professeur d’instrumentation et de composition au Conservatoire de musique de Saint-Pétersbourg, il s’est dit que pour pouvoir enseigner, il faut d’abord apprendre. Déjà auteur de la remarquable symphonie Antar, de l’opéra la Pskovitaine, il fréquente la classe de son collègue du Conservatoire, M. Johansen, s’assied sur le banc des élèves et repasse avec eux les problèmes d’harmonie, de contrepoint, de fugue. Il revise entièrement la plupart de ses productions anciennes, et c’est à cette époque que se rapporte notamment sa deuxième version de la Pskovitaine.
Ayant quitté le service actif dans la marine, il fut nommé, deux ans après, inspecteur des musiques militaires de la flotte, et, dans ce poste encore, il profita pour étudier en détail les instruments à vent et pénétrer tous les secrets de l’instrumentation. Succédant à Balakirev comme directeur de l’École Gratuite de Musique, il s’y fait la main comme chef d’orchestre, en jouant des classiques, au vif mécontentement de son prédécesseur.
Il demeure toutefois dans les meilleurs termes avec les membres de son groupe, en devient pour ainsi dire le « théoricien », auquel Balakirev renvoie avec une moue dédaigneuse ceux d’entre ses élèves qui veulent commencer par le commencement. À ce titre encore, il ne ménage pas son concours désintéressé à Moussorgsky et à Borodine, l’offre même avec insistance, poussé qu’il est par le désir, si rare chez un confrère, de conserver à l’art des productions de génie qui allaient s’évanouir par la paresse et l’intempérance de l’un, l’activité scientifique et pédagogique de l’autre. Et si Boris Godounov et Le prince Igor, ces chefs-d’œuvre non seulement de la nouvelle école, mais de toute la musique russe, ont pu être représentés, tous les historiens du mouvement artistique en Russie sont d’accord pour affirmer qu’on le doit aux soins et à la science de Rimsky-Korsakov. C’est lui qui a parachevé, ordonné et entièrement orchestré les deux opéras, aidé en partie, pour Le prince Igor, par son meilleur élève, A. Glazounov, devenu maître à son tour, aujourd’hui directeur du Conservatoire de musique de Saint-Pétersbourg.
La maîtrise de Rimsky-Korsakov, mettant en valeur ses dons innés, s’affirma de plus en plus dans ses propres productions : les opéras la Nuit de Mai, écrit en 1879, et Snegourotchka, cette œuvre d’une poésie épique, tout imprégnée du lumineux paganisme slave, et qui, incomprise au début, fit bientôt solidement asseoir la renommée du jeune compositeur. Balakirev, tombé dans le mysticisme, s’efface durant de longues années, et Rimsky-Korsakov est reconnu pour le vrai chef de la nouvelle école, salué, d’autre part, par des techniciens tels que Liszt et Tchaïkovsky.
Il a toute l’autorité, dès lors, pour publier son traité d’harmonie, résumé remarquablement clair et précis de ses leçons au Conservatoire, et qui demeure encore le modèle du genre. Ses multiples occupations, au Conservatoire, au choral de la Cour, aux « Concerts symphoniques russes », dont il dirigeait l’orchestre, etc., n’arrêtèrent point son extraordinaire fécondité. Outre la troisième version de la Pskovitaine, il écrit successivement les opéras : Mlada, La Nuit de Noël, Sadko, Mozart et Saliéri, Véra Scheloga (prologue à la Pskovitaine), La Fiancée du tsar, le Dit sur le tsar Saltan, Servilie, Kastcheï, le Pan Voyevode, Kitej et, enfin, le Coq d’or, dont la représentation ne fut autorisée par la censure qu’après la mort de l’auteur. Citons ensuite, en plus des symphonies indiquées au début, l’ouverture « sur des thèmes russes », le Capriccio espagnol, le « Conte pour orchestre », l’ouverture dominicale (thème religieux), la suite symphonique Schéhérazade ; puis, nombre de pièces pour piano, des chœurs, des romances, des chants populaires et religieux, etc., etc.
Nous nous éloignerions du but indiqué en cherchant à caractériser l’œuvre considérable du défunt compositeur. Mais puisque nous parlons de « nouvelle école », il convient de rappeler en une brève formule l’objectif qu’elle poursuivait et la voie qu’elle avait prise pour l’atteindre.
Son but était la recherche de la vérité (le précurseur de cette école, Dargomijsky, se l’était déjà imposé) et de la couleur nationale. Glinka, de qui date la conquête de l’indépendance de la musique russe, avait réussi à se dégager partiellement de l’influence étrangère. Mais ce fut le groupe des « cinq » qui se différencia radicalement en tirant parti du riche patrimoine constitué par les chants populaires. Là est la base de cette musique nouvelle et qui lui imprime une si forte originalité. Quant à la forme, elle est renouvelée par l’introduction dans le drame lyrique du style symphonique et des récitatifs, ainsi que par l’emploi fréquent des chœurs qui expriment avec ampleur l’âme collective de la nation.
Rimsky-Korsakov, en particulier, « a découvert et réalisé, selon l’expression de M. Glazounov, non seulement l’harmonisation, mais encore le contrepoint du chant russe, ce qu’avait rêvé Glinka », et l’auteur de la Pskovitaine apparaît ainsi comme le continuateur direct du fondateur de la musique nationale. C’est Glazounov, le plus brillant des derniers venus de la nouvelle école, qui parle ainsi.
Quoi qu’il en soit, toute cette période décisive de formation d’une musique nouvelle en Russie se reflète dans « la vie musicale» individuelle de Rimsky-Korsakov. Son existence consciente de musicien commence, en effet, vers 1860, quand tous les Russes étaient, comme lui, « amoureux » de Glinka, et elle s’achève en 1908, après l’apparition des élèves de Rimsky-Korsakov, tels que Glazounov, Arensky, Liadov, Tcherepnine.
Malheureusement, ses mémoires s’arrêtent dix-huit mois environ avant sa mort, ce qui nous prive de la possibilité de connaître ses impressions quant au triomphe de ses œuvres à l’Opéra-Comique et aux concerts de l’Académie nationale de Musique, au printemps de 1907. Dans sa préface aux mémoires de son mari, Mme Rimsky-Korsakov croit pouvoir expliquer ce silence par la composition de l’opéra Le Coq d’or, par laquelle son mari fut entièrement absorbé ; puis son mal, une angine de poitrine, s’aggrava à partir de la fin de 1907 et l’emporta en juin de l’année suivante.
En revanche, nous trouvons dans son récit une brève description de son séjour à Paris, pendant l’Exposition de 1889, lorsqu’il y vint diriger les concerts russes au Trocadéro, ainsi que des pages ne manquant pas non plus d’intérêt pour nous, relatives aux concerts donnés par Berlioz à Saint-Pétersbourg. E. Halpérine-Kaminsky.
|