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4) L'exhibitionnisme de l'image Une autre querelle du XVIIIème siècle est tout aussi prégnante de nos jours: le procès fait à l'exhibitionnisme de l'image [33]. Le siècle des Lumières est aussi celui du baroque, du sensuel, de l'étalage public des désirs. Cabinets de curiosités, projections de lanterne magique et expériences électriques excitent les sens, quelquefois effleurent l'érotisme. Les esprits sérieux considèrent ces spectacles comme des antichambres de débauche, sources d'avilissement moral, et comme le royaume des truqueurs et des trompeurs. Rousseau est au premier rang des critiques, mais les encyclopédistes aussi détestent le baroque et ses manifestations esthétiques. Ils y voient le déploiement des fastes "orientaux" des monarques absolus, l'étalage du luxe, les appétits opulents du commerce. Pourtant, à travers les planches d'histoire naturelle par exemple, l'image se révèle indispensable à l'exposition de la science pour les professionnels comme pour le public, pour lequel elle a la qualité "magique" d'une fenêtre ouverte sur l'inconnu, offerte par l'auteur comme un dialogue. Aujourd'hui, l'image de nouveau est attaquée. Elle serait bien inférieure au discours dans sa capacité d'explication et si compliquée à percevoir qu'elle n'autorise guère une analyse rationnelle. Sauf peut-être lorsqu'elle est longuement contemplée (à peu près comme le critique d'art approche un tableau ...). L'image animée surtout, la télévision plus précisément, est sous le feu de la critique. Elle est diabolisée, perçue comme un torrent qui abrutit l'oeil, un déluge qui noie le sens et étourdit la raison. Par dessus tout, l'image parait être au service d'intérêts qui modèlent les esprits pour engendrer des goûts et des désirs ou pour forger l'opinion. Selon le mot de Pierre Léna, le jargon des professionnels, chaînes, grilles, écrans, ... est bien signe d'un univers carcéral ... Le problème est réel parce que, comme l'a montré Mac Luhan [54], la structure mosaïque de l'image télévisée déstabilise le linéaire gutembérien séquentiel et logique de l'écrit tout comme la centralité des Etats modernes. Elle parait constituer un pouvoir parallèle qui semble menacer l'autorité unique et directive des Pères de la Nation pour la remplacer par un pluralisme d'influences. Elle est un média post-moderne [55], elle appartient à un temps où les idéologies libératrices, religieuses ou politiques, incarnées dans des livres, nourries de vision du futur, ne sont plus crédibles. Elle met tout sur le même pied dans l'instant présent, à peu près comme se superposent dans l'anarchie architecturale des quartiers différents dans les villes contemporaines. La science dans ces conditions doit négocier, comme les autres, sa part de quotas sur les ondes. Elle ne peut prétendre au privilège de la raison, elle doit, comme les autres, faire valoir ses charmes séducteurs, sa capacité de faire spectacle. Donc prostituer ses images. La méfiance envers la télévision fait bon marché du plaisir que l'image vraiment baroque cherche innocemment à susciter. Elle suppose l'existence d'un complot, d'une manipulation intentionnelle, mercantile, et universelle. De là, l'esprit de résistance qui se manifeste dans certains milieux intellectuels qui récusent la télévision comme outil culturel aussi bien que comme vecteur pédagogique. Pourtant, l'écrit n'est pas véritablement un moyen souverain et absolu de faire comprendre et de représenter. Le critique d'art Michael Baxandall a montré [34], sur l'exemple de la description par un auteur du IVème siècle d'une peinture antique disparue, qu'il est impossible, malgré la précision des mots, de se faire une idée exacte de la peinture en question, de se la représenter, de la visualiser. Il en est de même pour des descriptions littéraires de tableaux plus récentes. Essayez d'imaginer Les Menines de Vélasquez d'après la description de Michel Foucault au premier chapitre des Mots et les Choses [56] sans regarder la photographie à la fin du livre ..., ou encore, représentez-vous mentalement la "Vue de Delft" de Vermeer d'après Semprun ou Proust... L'image est tout simplement indispensable. Pour la science, sa contribution est fondamentale, il n'y a pas de sciences naturelles, ou de géographie, sans image. Seule, elle peut apporter la précision, l'exactitude. Elle fait partie du discours de la connaissance aussi bien que les mots (pourtant, il arrive, que, par principe, on publie des livres de vulgarisation scientifique sans images...). La science et l'image ont donc partie liée [57]. Non seulement, la science invente les machines qui produisent ou reproduisent les images, mais encore celles-ci sont devenues aujourd'hui la principale source d'inspiration de la découverte, car elles sont la production essentielle des instruments qui permettent d'explorer l'infiniment grand et l'infiniment petit. Pour cette raison, la querelle faite à l'image est tout à fait importante pour saisir les enjeux idéologiques autour de la vulgarisation scientifique. Beaucoup de distingués philosophes et sociologues contemporains qui, plus ou moins, font l'opinion intellectuelle, étalent une méfiance de bon goût vis à vis de l'image, suivant en cela l'exemple illustre de Baudelaire qui détestait la photographie. Essentiellement, ils sont obsédés par l'idée du vrai, du réel, de l'authentique ; ils craignent le faux, le trafiqué, la copie, le reflet, les idoles, l'illusion, le virtuel (exactement comme leurs prédécesseurs du XVIIIème siècle). L'image est un double qui n'est pas l'objet qu'elle représente. Platon met en garde contre les "ombres", contre les apparences, contre les productions imitatives de l'art (République livre X). Il enseigne à les mépriser. Depuis, cette condamnation imprègne l'esprit philosophique [58]. Sur le plan moral, "le voir" est la source des perversions, par lui s'insinue non seulement l'illusion, mais aussi la tentation. De là, l'anathème jeté sur les spectacles par ceux qui veulent à tout prix "redresser" la nature humaine.... Jean-Paul Sartre place, lui aussi, l'image du côté du Néant plutôt que du côté de l'Etre. Pour Bachelard, l'image n'acquiert une qualité que si elle se fonde dans l'esprit par la manipulation des mots, par l'analogie, par la rêverie. Elle est subordonnée au verbe, au poétique (Rousseau, plus radical, se méfiait aussi des mots....). De fait, on peut observer que la science racontée à la radio passe bien, que les auditeurs sont attentifs. Cela correspond à la distinction que Mac Luhan [54] fait entre les médias "chauds" et "froids". L'oral est "chaud" parce que l'auditeur doit recomposer dans sa tête le discours en images : il participe. La télévision au contraire est un média passif, mais l'image porte avec elle l'exactitude optique, la ressemblance qui impose des rails directeurs à l'imaginaire. Il est beaucoup plus facile de soulever les passions par la pratique de l'art oratoire à la radio qu'à la télévision. Celle-ci, plus cruelle, donne à voir les conditions de production du discours et disperse l'attention, par exemple sur les détails (décor ou costume de l'orateur). L'image égalise les informations, adoucit, uniformise, émousse la curiosité en en satisfaisant les demandes inconscientes. Mais, sur le plan moral, on sait que l'oral et le verbe peuvent aussi tromper. De nombreux ouvrages récents (ceux de J.F. Lyotard [59], Paul Virilio [60] [61], Jean Baudrillard [62] [63], Régis Debray [64], etc...) exposent une approche critique du rôle de l'image dans nos sociétés contemporaines, de la manière dont elle est produite, multipliée, consommée, acceptée par le plus grand nombre comme signe évident du vrai, comme représentation authentique du réel, et comment elle en arrive à remplacer le réel lui-même: ce qui n'est pas ou ne peut être mis en images n'existe pas. Les Philosophes enragent car leur fonds de commerce, les mots abstraits, ces entités qui ne se touchent pas du doigt, honnies déjà par les Idéologues, échappent à la représentation, s'évanouissent, comme d'ailleurs les vertus morales ou politiques incarnées seulement dans les (grands) mots. Ce faisant, la télévision sape effectivement les mécanismes fondamentaux des anciennes croyances et, en suggérant la possibilité d'un accès immédiat, instantané, aux choses, elle efface leur profondeur et ignore la nécessité, pourtant biologique, du temps dans lequel s'inscrivent notamment les apprentissages. Sur le plan de la science, on espère ainsi savoir l'essentiel d'un sujet en quelques minutes. Pourtant, l'image a aussi ses défenseurs (Philippe Quéau [65] [66], Edmond Couchot [67], François Dagognet [58], Alain Renaud [68], Françoise Holtz Bonneau [69], etc...) qui, s'appuyant sur les nouvelles technologies, en particulier l'image de synthèse, cherchent à déplacer le débat. Ils n'opposent pas une "réalité" qui serait légitime et qui seule vaudrait la peine d'être perçue ou connue (même si elle est aussi abstraite que les "Idées" de Platon) à "l'image" fausse et corrompue, car celle-ci est tout aussi bien une présence effective, capable de susciter l'émotion, et d'offrir une interprétation du monde au moins aussi valable que celle que fabriquent les mots. Mots et images font tous deux partie du médiateur universel qu'est le langage, moyen de communication et de description. Mots et Images portent les symboles sans lesquels il n'y a pas de pensée. La dispute autour du rôle de l'image dans la société contemporaine est devenue la "tarte à la crème" d'innombrables débats dans lesquels s'illustrent un nombre assez restreint de philosophes et de penseurs. On en trouvera quelques exemples dans la bibliographie ([70] à [73]). Curieusement, les publications qui rapportent ces discussions sont très souvent dépourvues d'illustrations ... La vigueur des opinions exprimées par les protagonistes tient à l'importance de l'enjeu. Il s'agit principalement d'analyser l'impact de la télévision sur "la foule" ("la masse") et de comprendre son rôle social, culturel et politique. Toutefois, il est assez évident que cette influence ne se fait pas sur le plan du rationnel, mais sur celui de l'émotionnel à travers l'imaginaire. Situation scandaleuse pour la raison (et pour les philosophes) : "nous nous efforcerons sous la conduite de la Raison de faire que les hommes vivent sous la conduite de la Raison" (Spinoza, Ethique, livre IV, "De la Servitude de l'homme ou des forces des affections" - "J'appelle Servitude l'impuissance de l'homme à gouverner et réduire ses affections" - proposition XXXVII). Pour réaliser cet objectif, l'étude des mécanismes de la communication est nécessaire. On voit apparaître de nouvelles sciences, comme la médiologie, qui s'efforce notamment d'examiner les moyens matériels, les machines, que la communication exploite [74] ainsi que les relations de pouvoir que peut induire l'usage de ces moyens techniques, surtout lorsqu'il y a monopole. Il s'y ajoute l'histoire et les processus de la diffusion des idées dans la société en général [75]. L'apparition de nouveaux médias, comme les réseaux du style Internet, bouleverse déjà les habitudes de consommations ludique et informationnelle et pose des problèmes qui vont bien au delà du débat sur la télévision, en déplaçant le phénomène de "la masse" à l'individu. La question est d'importance pour la vulgarisation scientifique dans la mesure où les réseaux diffusent beaucoup d'images d'origine scientifique et aussi parce que la possibilité de concevoir des images à travers des tableaux de chiffres et non plus par des procédés analogiques (comme la photographie) semble poser un nouveau défi au "réel", car finalement, le plus grand nombre croit que ce qui est vraiment "réel" est ce qui peut être présenté sous forme d'images ... 5. Le Scientisme La communauté scientifique est généralement convaincue qu'une bonne explication, simple, logique, fortement charpentée par un bon enchaînement de raisons, doit emporter automatiquement l'adhésion de l'interlocuteur. Cela pourtant ne se passe pas vraiment ainsi. Par exemple, si un chimiste s'efforce d'expliquer avec beaucoup de bons arguments, et surtout des images, qu'il n' y a pas de différences structurales entre une molécule de synthèse et une molécule de la même substance extraite d'un végétal, il s'entendra répondre : "oui, mais il y en a une qui est naturelle..." et il pourra comprendre que, malgré ses explications, celle-là conservera toujours sur l'autre une prééminence (parce que sa naissance est légitime, ce qui ne peut être rationalisé sur un plan scientifique...). Gustave Le Bon, vulgarisateur du début du siècle, faisait remarquer que "les esprits logiques, habitués aux chaînes de raisonnement un peu serrées, ne peuvent s'empêcher d'avoir recours à ce mode de persuasion ... Et le manque d'effet de leurs arguments les surprend toujours..." [76] Les chercheurs (et les industriels) ont donc parfois tendance à émettre un discours scrupuleusement exact, mais qui est mal reçu car, même s'il n'est pas chargé de mots trop difficiles, il est perçu comme un flot d'arguments d'autorité exprimé par une science arrogante et dominante, sûre de son fait. En général, il est très facile, avec quelques insinuations, de déstabiliser ce discours scientifique auprès du grand public. Cela engendre quelquefois de violentes réactions émotionnelles et déclenche l'accusation générale de scientisme, assimilé à un corps de doctrine qui fait bon marché de la réalité humaine et de la masse inconnue des "savoirs" que semblent deviner, par contre, les "spiritualités". Un exemple typique est celui du Manifeste connu sous le nom d'"Appel de Heidelberg", signé par un grand nombre de chercheurs français et publié le 1er juin 1992 à la veille du Sommet de la Terre à Rio de Janeiro [77]. Ce texte déclarait notamment : "Nous adhérons totalement aux objectifs d'une écologie scientifique axée sur la prise en compte, le contrôle et la préservation des ressources naturelles. Toutefois nous demandons formellement par le présent appel que cette prise en compte, ce contrôle et cette préservation soient fondés sur des critères scientifiques et non sur des préjugés irrationnels.". Cet appel humaniste qui affirme la confiance des signataires dans la capacité de la science à améliorer le sort de l'Humanité a été plutôt mal reçu et a déclenché une solide controverse ...[78]. Le détail des critiques montre la méfiance envers une communauté soupçonnée d'opportunisme (de n'avoir rien fait auparavant pour le développement de l'écologie), d'être au service d'intérêts industriels à défendre, de pratiquer un scientisme primaire à demi-religieux, et d'ignorer les ravages causés par le développement industriel ainsi que les risques que courent les populations. Il semble que des chercheurs aient participé à cet appel en toute bonne foi, sans se rendre compte des effets négatifs de cette initiative sur l'opinion publique. 6. Le Constructivisme L'épistémologie est une discipline qui étudie la nature et les limites du savoir. Les épistémologues se divisent en rationalistes (Descartes, Spinoza, Leibnitz) qui font appel à la pure raison maniant la déduction (notamment par la logique mathématique), et en empiristes (Locke, Berkeley, Hume, Condillac) qui croient à l'utilité des sens physiologiques pour accéder au savoir par induction. On a vu que cette division se retrouve nettement dans les stratégies pédagogiques et par extension dans celles de la vulgarisation scientifique. La querelle autour de l'image, si elle concerne la science à travers la médiatisation des savoirs, ne remet pas en cause les objectifs et les méthodes du système scientifique. Il n'en va pas de même d'un courant de pensée récemment apparu, encadré de forts soutiens universitaires [79] [80] [81], et qui s'attaque aux fondements mêmes de la démarche scientifique. Sous le nom de constructivisme, on propose une réécriture de l'épistémologie classique qui cherche à réexaminer les principes sur lesquels est construite la pensée scientifique. Plus précisément, "les trois axiomes d'Aristote fondant la logique déductive [et] les quatre préceptes de Descartes fondant le raisonnement analytique". Ils pensent que cet examen au fond des bases de la connaissance est rendu nécessaire aujourd'hui par les "dégâts du progrès scientifique et technique". Ils mobilisent à l'appui de leurs thèses les oeuvres de tout un ensemble d'auteurs qui ont écrit sur la sociologie du milieu scientifique [82] [83] [84], montrant qu'il n'est pas très différent d'un milieu social ordinaire avec ses stratégies, ses appétits, ses ambitions et ses bassesses ordinaires, ou encore sur la croissante complexité des objets du savoir [85] [86] [87], ou sur la nécessaire évolution des méthodes éducatives [88]. L'idée est que c'est en fait l'intelligence humaine qui organise le monde (qui le construit) et que le "réel" n'est pas une donnée objective extérieure. D'où une vive critique de la méthode expérimentale. Il s'agit de donner la préférence au processus de la relation avec l'objet d'étude, au concept, à la méthode, à la modélisation (dont on pense sans doute qu'ils finiront bien par "forger" une "réalité"... ). Cette approche n'est pas forcément mauvaise en soi. Les phénoménologues, à la suite de Husserl, s'attachent à prendre en compte plutôt l'acte conscient, l'expérimentation, que la réalité des objets sur lesquels s'appuie l'expérience. En cherchant à cerner la claire perception, ce qui est saisi par la conscience, on peut certainement développer, par exemple, des méthodes pédagogiques. Mais alors que Husserl s'interdit de traiter le problème des causes et reste entièrement sur le plan de l'acte conscient, les constructivistes mettent en doute l'importance de la cause efficiente qui depuis Descartes est au centre du raisonnement scientifique (et qui a été longuement discutée par des philosophes comme Hume ou Kant). Très clairement, leur "bête noire" est le positivisme assimilé à la doctrine de base qui soutient le scientisme. A l'appui de cette présentation sont constamment citées les théories actuelles concernant l'importance du désordre ou chaos dans quelques rares systèmes, notamment chimiques, théories extrêmement médiatisées, comme on l'a dit, à cause de leur saveur poétique. René Thom a eu l'occasion [89] de prendre vigoureusement la défense du déterminisme, en s'attaquant vertement aux auteurs de ces ouvrages de médiatisation à gros tirages, trés prisés dans la bonne société intellectuelle (ceux d'Henri Atlan, Edgard Morin, Ilya Prigogine et Isabelle Stengers). Le rôle du chevalier blanc, défenseur de la méthode scientifique, joué dans cette affaire par René Thom, est à placer dans la perspective du célèbre débat [90] qui l'a opposé à l'Académie des Sciences à Anatole Abragam [91], à propos de l'importance respective de la théorie et de la méthode expérimentale (Thom y défendait la primauté de la théorie...). Comme plusieurs auteurs fameux ont été cités, on voit que les effets d'influence sur l'opinion publique peuvent être considérables bien que le débat de fond sur l'épistémologie soit très technique. La vulgarisation scientifique n'est pas seulement prétexte à d'aimables débats de salon (aujourd'hui plutôt de colloques), elle est aussi une arme dans un combat idéologique d'autant plus efficace que quelquefois elle s'avance masquée ... Le positivisme est attaqué au niveau du principe de causalité (dont on se rappelle qu'il forme la base de l'un des tests qui permet de mesurer la pénétration des méthodes scientifiques dans le public). Les constructivistes cherchent à le saper en montrant qu'en l'écartant, on peut fonder de nouvelles "sciences". On aboutit de fait, à l'abri du paravent des écrits respectables des auteurs cités, à légitimer la morphogenèse de Ruppert Sheldrake, dont un éditeur de Nature a écrit un jour qu'il fallait brûler le livre, ou à la mémoire de l'eau, c'est-à-dire des discours méta- (ou para- ?) scientifiques produits par d'authentiques savants dans les conditions de cette science pathologique décrite en 1953 par Irving Langmuir [92]1. Le style des ouvrages constructivistes manipule beaucoup les insinuations à coloration péjorative (ils utilisent par exemple l'expression "l'hypothèse déterministe", ce qui rappelle les querelles d'autrefois autour de "l'hypothèse atomique"... ). Ils enchainent les affirmations à partir d'une approche superficielle de certains chemins de la science contemporaine comme la théorie du chaos, ou de certains aspects primitifs de la théorie quantique comme le fameux "principe d'incertitude" d'Heisenberg dont nos philosophes font une interprétation littérale, sans mentionner qu'il s'agit d'un concept lié à un être mathématique (un commutateur). Ces procédés se prêtent à une approche savante, complexe, ornée de nombreuses références croisées entre science, littérature, et philosophie. Ainsi est construite une machine de critique de la logique scientifique particulièrement subtile qui se coule dans le moule d'un apparat érudit et qui impressionne parce qu'elle brandit l'argument d'autorité universitaire. Outre les références citées dans la bibliographie, un bon exemple est le petit "Que sais-je ?" (n° 2969, Juillet 1995) intitulé "Les épistémologies constructivistes" par Jean-Louis Le Moigne. A côté de ces querelles, qui paraissent être affaire de spécialistes, on trouve dans la littérature constructiviste des charges très violentes contre la société technicienne, une réminiscence, peut-être, de Rousseau. A propos des conséquences de "la pensée causale", Rupert Riedl écrit par exemple : "Personne ne prévoyait qu'il nous deviendrait impossible de nous sortir du cercle vicieux de la technocratie, du progrès, du développement des armements, du pouvoir, et de la peur... Personne ne pouvait non plus prévoir qu'une explication du monde fondée sur l'énergie et sur des événements aléatoires devrait nier l'existence de tout but ni que cela ôterait toute signification à l'homme et à la civilisation" ([80] page 87). Dans un discours franchement de nature politique, on voit pointer l'argument finaliste, et comme aussi, dans un sens, l'étude n'est pas forcément nécessaire pour se construire un monde, on saisit la filiation du constructivisme, non pas avec Rousseau qui n'a jamais douté des enchaînements de cause à effet (au contraire, puisque c'est ce qu'il utilise pour instruire son élève), mais avec le dogmatisme théiste, populiste et anti-scientifique de Robespierre ... 7. Le mouvement anti-science et anti-technique En Septembre 1995, le réseau Internet a diffusé le long texte (plus de 100.000 caractères) d'un Manifeste remis au Washington Post par un terroriste américain, "Unabomber", auteur de plusieurs attentats à la lettre piégée sur des chercheurs. Il s'agit d'une violente attaque contre la science, la société industrielle, la technologie, et les personnes qui les mettent en oeuvre. Il est reproché au "système" d'engendrer de plus en plus d'aliénation de l'être humain par un contrôle sans cesse accru, grâce à la technique, des activités quotidiennes. Cela empêche le plus grand nombre de développer ce qui serait l'état naturel de l'homme, c'est-à-dire l'accès à la mise en oeuvre d'une certaine "volonté de puissance" individuelle. Pour arrêter la "machine infernale" du "progrès", l'auteur propose de mettre en oeuvre une stratégie révolutionnaire destinée à la détruire totalement (en profitant des crises économiques et politiques prévisibles) pour rétablir, à terme, l'humanité dans une situation où de petits groupes vivent en équilibre avec une nature redevenue sauvage. En dépit de ses outrances, cette variante extrême de la critique de la technologie est un signe qui traduit l'existence d'un courant de pensée profond. Si Platon est considéré comme le père spirituel des attaques philosophiques actuelles contre l'image, c'est au philosophe allemand Heidegger que l'on doit attribuer la paternité des critiques contemporaines contre la technique. Heidegger oppose à la stratégie humaniste la prévalence de la vérité de "l'Etre". La technique, moyen de conquête d'une Nature dévalorisée, est alors à la fois humaniste et anthropocentrique. Elle tente d'émanciper la société, d'apporter richesse et bonheur par la mise en oeuvre de la rationalité. Mais la machine finit par s'emballer et s'abîme toute entière dans la recherche de la puissance pour la puissance. Le destin de la technique est d'échapper à tout contrôle ; à la fin, elle va broyer l'Homme qui l'a conçue, écraser même la possibilité de philosopher, elle entraîne la décadence du monde moderne. Heidegger ne prétend pourtant pas diaboliser la technique, simplement expliquer la logique de son essence et de son fonctionnement [93]. On peut cependant saisir la correspondance directe avec la pensée d'Unabomber, également très influencée par Nietzsche qui, avant Heidegger, a insisté sur la nécessité pour l'homme de s'élever au dessus de la foule anonyme pour mener une existence "authentique" et qui se propose, aussi, de "démontrer que les conséquences de la science sont dangereuses..." [94]. Il y a d'autres disciples. La plupart des adversaires de l'image sont des enfants de Heidegger dans la mesure évidemment où l'image est essentiellement le produit des techniques. C'est que Nietzsche a annoncé la dissolution de la réalité comme fait ; on ne peut en connaître que des interprétations, donc toute image est trompeuse. Heidegger (disciple d'Husserl) estime que nous n'approchons que les modes d'interaction de "l'Etre". Il y a donc une immense prétention à vouloir analyser les causes et les effets, à vouloir dominer et contrôler les choses : cela ne peut induire que des effets pervers. C'est exactement le discours sur la technique qu'exprime en France un auteur comme Jacques Ellul, "Unabomber" civilisé... [95], adversaire de la vulgarisation scientifique et qui considère que "les deux termes culture et technologie sont radicalement séparés. Aucun pont n'est possible entre les deux. Les accoupler est un abus de sens et un non-sens." ([95] page 182). Les discours anti technique se caractérisent par une grande violence verbale traduisant une haine viscérale. L'ampleur de cette haine parait parfois mal mesurée par les défenseurs ou les admirateurs de la technique (et/ou de l'image). Certains s'efforcent de penser la technique [96] [97] et montrent comment celle-ci peut effectivement changer les formes de la culture en fournissant par exemple de nouveaux instruments pour la mémoire. D'autres, [98] [99] [100] [101] [102], s'émerveillent d'inventions toujours plus sophistiquées et prédisent l'apparition d'un homme modifié, mutant, "symbiotique", "numérique", capable d'aller en somme au delà de sa physiologie par la conquête de plus en plus de prothèses. Pro- et anti- accèdent également aux médias qui traitent à égalité les éléments de cette bataille comme un matériel éditorial séduisant..., d'autant plus qu'il s'agit souvent de prédire ce que sera le futur. Les "optimistes" influencent plus les milieux populaires et industriels, toujours sensibles aux charmes de la technique et aux plaisirs qu'apportent les nouvelles machines, alors que les "pessimistes" sont mieux écoutés par les intellectuels littéraires. Plus réalistes, les sociologues tentent "une définition conjointe des objets techniques et des dispositifs sociaux, économiques, etc..." [102 bis] et insistent sur "le caractère indissociablement technique et social de l'innovation", et en particulier sur la manière dont celle-ci est acceptée par l'usager. Cependant, les escarmouches médiatiques autour de la technique ne parviennent pas à masquer une réalité : le dédain affiché par l'élite pour ce qui est manuel, matériel, pratique, technique dans notre culture. Pire, cette forme de mépris est largement encouragée par le système éducatif qui parque très tôt dans "le technique" les enfants qui lui paraissent les moins doués. Cette discrimination vient du vieux fonds culturel hérité de l'Egypte pharaonique et de la Grèce classique, caractérisé par l'opprobre jeté par les intellectuels sur toute forme de travail manuel. Jusqu'à une époque récente, il y avait en France peu d'historiens des techniques. Un ouvrage aussi volumineux que l'Histoire des Techniques de la collection de La Pléiade a presque été rédigé par un seul homme (Bertrand Gille). On observe aujourd'hui une explosion dans la recherche sur les techniques, mais ces travaux concernent peut-être plus les processus de diffusion et la mise en place de l'industrie que les machines et leurs matériaux. Le rôle des outils, des instruments, des procédés, dans l'évolution historique politique, économique et culturelle est très souvent peu apprécié, rarement enseigné, et comme signe de cet état inférieur dans lequel est tenue la technologie, on peut citer l'exemple d'un sujet de composition de philosophie donné à des élèves de terminale (L) en 1995 : "Peut-on caractériser la technique comme une adaptation de la science ?". Faire aujourd'hui encore la différence entre science et technique, suggérer de subordonner l'une à l'autre dans une hiérarchie, c'est ne pas se rendre compte que la science n'est possible qu'à travers les machines et les instruments et que la pensée seule ne lui permet pas de progresser. Les techniques sont indispensables aux sciences depuis quatre siècles, elles en sont inséparables. |
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