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in Serfati, Michel (éd.), La recherche de la vérité, Coll. L'écriture des Mathématiques, ACL-éditions du Kangourou, Paris, 1999, p. 241-280. La création scientifique selon Poincaré et Einstein* Michel Paty** Résumé Poincaré et Einstein fondent leur conception de la découverte et de l'invention scientifique comme un processus créateur sur le « libre choix » des concepts et des idées théoriques par la pensée. Cette « liberté logique » par rapport aux données factuelles s'établit sur la critique humienne de l'induction, sur le refus de l'empirisme pur et sur une conception de l'intelligibilité rationnelle tributaire de Kant, en même temps que sur la critique de l'apriorisme kantien. Soulignant la proximité de leurs convictions à cet égard, malgré des conceptions philosophiques différentes sous d'autres aspects (conventionalisme de Poincaré, réalisme critique d'Einstein), nous examinons comment ce trait central des épistémologies des deux savants-philosophes se situe par rapport à d'autres penseurs, du passé comme de leur époque, et comment il a été rendu possible par l'évolution des mathématiques et de la physique dans la période immédiatement antérieure. Nous tentons de le mettre en relation avec les processus de l'invention scientifique tels qu'ils en ont fait eux-mêmes l'expérience dans leurs innovations créatrices. Abstract. Scientific creation according to Poincaré and Einstein Poincaré and Einstein based their conception of scientific discovery and invention as creative process on the «free choice» by thought of theoretical concepts and ideas. This «logical freedom» with respect to factual data is settled on the humian critique of induction, on a refusal of pure empiricism, and on a conception of rational intelligibility indebted to Kant but combined at the same time with a critique of kantian apriorism. We emphazise the proximity of their convictions in this respect, despite differences in their philosophical ideas in other matters (Poincaré's conventionalism, Einstein's critical realism), and we compare this central feature of the two scientists-philosophers' epistemologies with others conceptions taken from thinkers of the past as well as contemporary to them. We consider also how this common interest and epistemological attitude had been made possible by the evolution of mathematics and of physics in the immediately preceding period. We try to put these in connection with the processes of scientific invention as experienced by themselves in their creative innovations. Mots-clés : épistémologie, philosophie, histoire des idées, mathématiques, physique, rationalité, invention, création scientifique, Poincaré, Einstein. Key words : Epistemology, philosophy, history of ideas, mathematics, physics, rationality, invention, scientific creation, Poincaré, Einstein. à Alberto Luiz da Rocha Barros In memoriam 1ConfluencesHenri Poincaré et Albert Einstein, malgré des différences significatives dans leurs philosophies respectives de la connaissance scientifique (le premier conciliait à sa manière des éléments d'empirisme et de conventionalisme, tandis que le second professait un réalisme et un rationalisme critiques), avaient en commun cette conviction (parmi plusieurs autres), d'une importance centrale par rapport au sujet qui nous occupe ici, que les idées scientifiques, dans l'élaboration des théories physiques et mathématiques, sont des “libres constructions de la pensée”. Ils l'entendaient en ce sens qu'elles ne sont pas induites de manière logique et univoque, nécessaire et contraignante, des données de l'expérience, et qu'elles ne sont pas davantage inscrites dans une structure innée ou a priori de la pensée. C'est dans cet espace de liberté que l'idée de création, dans le travail scientifique qui mène à la découverte, fait son entrée. Poincaré et Einstein ont tous deux insisté de la manière la plus nette sur cet aspect qui était, à leur yeux, le caractère le plus important de l'activité de connaissance, et qui fut effectivement au centre de leurs épistémologies. Il est important, en effet, de saisir directement, lorsque cela est possible, les rapports effectifs entre des problèmes relevant de la philosophie de la connaissance et l'activité de connaissance elle-même. La connaissance scientifique ne se ramène pas seulement à ses contenus assurés, à ses propositions et à ses effets, et elle comprend parmi ses dimensions le travail même de la pensée qui l'établit. A cet égard, le témoignage de créateurs scientifiques exceptionnels comme Poincaré et Einstein est évidemment irremplaçable. Il est d'autant plus significatif, que ces savants étaient tous deux véritablement philosophes, en ce sens que leur tournure d'esprit les portait à se poser philosophiquement des questions de nature philosophique1. Le thème de l'invention, de la « création », dans le domaine de la pensée scientifique, apparaît en fait directement lié à toutes les autres questions philosophiques posées par la science en tant qu'elle est « pensée », activité intellectuelle éminemment rationnelle, ayant son siège, avant toute communication ou jugement consensuel, dans des intelligences singulières, subjectives. On conçoit, en particulier, que l'activité créatrice de la pensée rationnelle est conditionnée par l'intelligibilité des « objets » qui sont proposés à sa compréhension et à ses jugements. On ne peut manquer, à ce propos, de retourner, fût-ce brièvement, à Descartes et aux philosophes qui se sont après lui préoccupés des conditions de possibilité d'une connaissance rationnelle, pour les critiquer, comme Hume, ou les établir, avec Kant. Et cependant, la philosophie, celle des philosophes comme celle des scientifiques (ou des « savants »), s'est, dans l'ensemble, peu préoccupée de la dimension créatrice de la pensée scientifique : d'une part, probablement, à cause d'une conception de la science qui voyait cette dernière dans des formes achevées, « vraies » ou « certaines », plutôt que comme un travail en constant remaniement ; mais aussi, sans doute, en raison de l'apparente contradiction de s'intéresser à des vérités objectives tout en attachant de l'importance aux subjectivités qui en sont la source (et qui ne cessent, en vérité, d'en être le siège). Nous évoquerons dans ce sens quelques doctrines philosophiques jusqu'à la période qui nous intéresse, celle de Poincaré et d'Einstein. Parallèlement à cette relative indifférence philosophique à l'égard de l'invention et de la création scientifiques, on constate par ailleurs, au long du xixè siècle, à la faveur des nouveaux développements des connaissances scientifiques, notamment en mathématiques et en physique, la mise en place de conditions intellectuelles propres à favoriser sa prise en compte. Ces évocations nous permettront de voir comment les pensées de Poincaré et d'Einstein sur la création scientifique se situent au confluent de ces nouvelles perspectives (de leurs leçons sur la nature des propositions de la science) et de la pensée critique de la philosophie, orientée par ailleurs vers d'autres projets. La conscience aiguë du sens de leur propre recherche aura favorisé leur regard réflexif, les amenant à s'interroger sur le travail de leur propre pensée, faisant la jonction, encore inédite semble-t-il, entre l'expérience créatrice et la pensée de ses conditions philosophiques. Après l'évocation de cette expérience telle qu'ils ont pu eux-mêmes, chacun, la rapporter, nous examinerons comment ils la reliaient à leurs conceptions philosophiques respectives, témoignant en fin de compte pour l'inscription rationnelle de l'invention et de la création scientifiques, et donc pour leur pleine portée philosophique. |